Citrons verts à consommer avec modération... |
Quand j'étais petit, on disait qu'un homme pouvait boire jusqu'à un litre de vin par jour. Une femme, un demi-litre. J'ai compris l'origine de l'expression "ma moitié".
Et puis on a dit que c'étaient les travailleurs de force qui pouvaient boire un litre de vin - les ronds de cuir, peut-être un peu moins.
Quinze ans plus tard, quand j'étais interne, je voyais aux urgences des ouvriers qui buvaient leurs dix litres de vin par jour. Dix litres. Un seau ! Comme un cheval ! Faut déjà avoir la contenance.
Mais il ne faut pas croire, ils ne venaient pas pour une cirrhose, la plupart arrivaient parce qu'ils s'étaient viandés sur leur Mob bleue, le soir en rentrant du boulot. Pleins ils étaient. Souvent tout violets de la gueule. La peau fine qui avait éclaté et qui laissait suinter son pinard.
On me les apportait sur un brancard pour que je les recouse. Môssieur Singer, on m'appelait, la machine à coudre… A sec, sans anesthésie - ça aidait pas. Et quand il y avait une artère qui pissait dans le cuir chevelu, qui envoyait ses jets à deux mètres, là c'était le rodéo, il fallait la prendre au lasso avec le catgut, sinon elle continuait à gicler sous la suture et te faisait un bel œuf de pigeon !
Parce que la cirrhose, mon ami, elle est bégueule, elle choisit : elle ne prend qu'un quart des pochetrons, les autres, ils peuvent boire tout ce qu'ils veulent, ils n'auront jamais de cirrhose. Elle s'efface, elle se retire, elle fait la politesse aux encéphalites, polynévrites, delirium et autres Korsakov… laissez passez les grandes dames de la neurologie...
A cette époque, dans les hôpitaux et dans les maisons de retraite, on servait un quart de rouge à chaque repas. 25 centilitres. Et puis ils ont arrêté. Faut dire, il y en avait qui piquaient la bouteille de leur voisine de table... Maintenant, on ne boit plus que de l'eau. Etre vieux et boire que de l'eau, c'est d'un triste…
Maintenant, c'est assez mou, il n'y a plus vraiment de dose maximum, il paraît que c'est une question d'addiction. Si tu peux plus t'arrêter quand t'as commencé, t'es foutu. Ça tombe bien, j'ai rien d'un addictif, alors je peux picoler, fumer du shit, faire n'importe quoi, je m'en fous, j'arrête quand je veux. Sauf un truc. Le citron vert. Là, j'avoue, il n'y aurait plus de citron vert dans ma vie, je serais malheureux.
J'ai découvert ça à l'âge de quatorze ans - j'étais en séjour linguistique à Cambridge, chez les godons. Sans doute rapporté par les colonels des Indes, pour mettre dans le gin. En France, on aurait bien eu le ti-punch, mais ce n'était pas de mode, et on n'importait pas de citron vert en métropole. Le Négrita, il restait dans la cuisine, c'était juste pour les entremets et la pâte à crêpes.
Question citron vert, on ne peut pas dire qu'on ait beaucoup progressé : une fois sur deux, les citrons verts qu'on trouve au Super U sont durs comme du bois, sans jus, avec une peau épaisse. Tu as beau jouer au squash avec, leurs triturer les entrailles avec une fourchette, rien ne sort. Quand tu appuies dessus, tu as l'impression de presser un bout de moquette. Alors si tu as la chance de vivre dans un pays qui produit des citrons verts, il faut en profiter. Moi j'habite en Thaïlande, Dieu merci, je risque pas d'être en manque !
Il y a tout un art pour les choisir. Il faut qu'ils aient la peau fine, et c'est souvent les plus petits qui sont les plus juteux : pour les presser, tu dois pouvoir faire ça avec trois doigts - juste le bout, d'un mouvement circulaire, comme si tu dévissais un boulon… Et puis il y a plusieurs arômes, mais ça, c'est trop difficile à expliquer.
Le problème, avec un jus de citron vert, c'est que c'est un peu acide. Il faut l'attendrir. Personnellement, j'utilise de la vodka - peut-être mes origines ciscaucasiennes. Un citron vert avec trois centilitres de vodka (ou quatre, ou cinq), c'est parfait, ça décape juste comme il faut.
Fais le calcul, 3 centimètres cube à 40°, ça te fait ingurgiter 1.2 centimètres cube d'alcool pur. En calories, c'est le tiers d'un morceau de sucre, si mes calculs sont bons. Tu vois, ça va pas chercher très loin : si t'es gradube, c'est pas parce que tu lichetrognes du citron vert.
Tu boirais une demie bouteille de Bordeaux avec tes copains à table, tu t'enfilerais 37.5 centilitres à 12.5°, tu en avalerais presque quatre fois plus (4.7 centimètres cube d'alcool pur). Ma bouteille de Stolichnaya, elle me fait plus d'un mois, même si je tapes dedans tous les jours. J'ai calculé que je buvais exactement dix fois moins d'un estonien moyen. Il y a pas mort d'homme…
Sur ce, je te laisse, je vais m'en attendrir un. Mais t'es pas exempt de venir…
Sur ce coup là, c'est comme si tu avais été dans la pièce, j'ai vu ton petit sourire narquois et le mouvement circulaire de tes trois doigts. Il n'est pas impossible que j'en presse ce soir dans 3 cl de Bellevue
RépondreSupprimer