Le globe terrestre était coupé en deux moitiés à peu près égales, comme deux monstrueuses moitiés de pastèque. Entre les deux parties, une échelle branlante, simplement posée, qui surplombait un vide vertigineux et laissait voir les entrailles rougeâtres de la planète.
Qui a cassé la terre ? Moi, par mégarde. Et les gens le savent, ou le croient, ce qui revient au même. Ils sont furieux. Les voici qui se lancent à ma poursuite - d'un côté comme de l'autre, deux hordes armées qui convergent vers moi en hurlant des menaces. Il ne me reste plus qu'à fuir, de manière bien illusoire, sur cette pauvre échelle qui relie les deux mondes.
Bien sûr, je suis terrifié par la haine dont je suis l'objet, et encore plus par ma position instable, à genoux sur les barreaux, cramponné, persuadé qu'on va me décrocher d'un instant à l'autre et que je vais tomber dans ce vide effrayant. Vide générateur d'une angoisse claustrophobique atroce, je suis seul, poussière dérisoire dans une chute sans fin entre les deux mâchoires immenses de la terre…
Tel est le cauchemar que j'ai fait trois ou quatre nuit de suite à l'âge de dix ans. Si jeune et déjà mégalo ! Non, pas la peine de rajouter "...et déjà parano" ! J'ai commencé à faire ce rêve au cours d'une forte fièvre, plus de quarante, alors que j'avais une leptospirose attrapée en me baignant dans le bassin d'Ossegor. C'était juste la maladie qui montait au cerveau !
Songkran casse la terre en deux
Mauvaise nouvelle. La terre vient à nouveau d'être coupée en deux. Par Songkran. C'est qui, c'est quoi, Songkran ? C'est le nouvel an bouddhiste. Des fêtes du 13 au 15 avril. Durant lesquelles, dans la rue, on s'arrose les uns les autres en signe de respect : bassines, pistolets à eau, seaux, jets, tout est bon pour noyer ton portable avec un grand sourire si tu ne l'as pas mis à l'abri dans un sac étanche. Ce matin dans la douche, je hurle à Mai qu'il n'y a pas de pression. Comme si elle pouvait y faire quelque chose ! Elle me dit que c'est Songkran, tout le monde puise de l'eau…
Pour l'occasion, j'ai invité Rye l'australien à l'apéritif vespéral. Il accepte avec enthousiasme. Mais deux heures plus tard, coup de téléphone. Non, il ne viendra pas : Nisa, son épouse, ne veut pas traverser la nationale. Annonce-t-on une descente de fantômes ? Y a-t-il eu un mauvais sort jeté sur mon village ?
Rye habite provisoirement dans la maison de Nisa, de l'autre côté de la nationale, du côté du temple. Cette nationale, c'est la route qui relie Bangkok à Udon Thani en passant par Korat, une quatre voies avec un large terre-plein central. Comme toutes les quatre voies thaïes, elle ménage des couloirs pour laisser passer ceux qui veulent faire demi-tour, ou aller sur une départementale perpendiculaire, manœuvres aussi périlleuses l'une que l'autre.
A l'époque de Songkran, cette route du Nord vide Bangkok dont la population active va retrouver parents et cousins au village. Quand Songkran se termine, c'est le reflux en sens inverse. Il coule un flot ininterrompu de bus, de voitures, de pick-up dont le plateau est rempli de monde, quand on n'a pas installé un hamac où dort paisiblement un passager au milieu des vapeurs de gas-oil. Et quand ça ralentit, les gens se mettent sur trois voies et envahissent sans vergogne la bande d'arrêt d'urgence.
Le résultat, c'est qu'il est vraiment difficile de traverser la route à cette période. C'est long et surtout, c'est très dangereux. Quelquefois, après quinze minutes d'attente, un passager sort de la voiture, et à ses risques et périls, tente d'arrêter la circulation. Sinon, quand la voie rapide a un petit répit, on peut essayer de repartir sur elle en accélérant comme un fou pour ne pas se faire emboutir par l'énorme bus qui arrive à trente secondes derrière, qui fait des appels de phares, qui grossit à toute vitesse dans le rétroviseur et n'a pas l'air de vouloir ralentir.
Curieusement, la police ferme certains passages. Pourquoi ? Ils ne semblent pas plus dangereux que d'autres. Mais on ne peut plus traverser, on doit rouler longtemps encore avant de trouver une solution de continuité. Et on est encore plus énervé et impatient quand on la trouve.
Oui, le monde est coupé en deux : l'est de l'Isan d'un côté, l'ouest de l'autre. Même s'ils voulaient se faire la guerre, le Laos et la Birmanie ne le pourraient : ils se regarderaient en chiens de faïence de chaque côté de la nationale, laissant passer le long cortège des thaïs qui vont retrouver la famille.
Nisa ne veut pas prendre de risque - à pied, à moto ou en voiture, c'est trop dangereux. Le monde est coupé en deux. Cette fois, ce n'est pas moi, je le jure ! C'est Songkran !
Ce soir, je boirai ma vodka tout seul. Et les cacahouètes achetées spécialement pour Rye (qui, comme la plupart des farangs, ne mange pas thaï) - eh bien les cacahouètes attendront lundi, le temps que les deux moitiés du monde se recollent !
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