Douce Bretagne au soir d'été |
Ce post et le suivant n'ont rien de vraiment spécifique à la Thaïlande : la chasse sous-marine est la même partout, sauf peut-être à différencier les eaux chaudes des eaux froides. Et encore. Mais comme il ne se passe rien à Ko Kut, sauf de la chasse sous-marine, ces posts ne sont pas plus hors-sujet qu'ailleurs.
Je n'ai pas beaucoup d'expérience en chasse. J'ai commencé il y a longtemps en Guadeloupe, à l'âge de vingt-cinq ans - tout simplement parce que j'étais là-bas, et qu'il n'y avait rien à faire sur la plage. Je raconte cette histoire - qui fût une épopée - dans un autre texte.
Il y a eu ensuite une longue interruption, avec juste quelques rares épisodes en Bretagne, dans les années qui ont immédiatement suivi ma vie en Guadeloupe.
Une fois, c'était dans la baie des Trépassés, un mois de juin. Tout près, il y a un minuscule port où j'ai plongé. Pourquoi les pavés du port étaient-ils couverts de grosses verrues ? Et les fucus aussi ? Des araignées de mer qu'il suffisait de cueillir comme des fruits. Mais pas facile à stocker, avec leurs longues pinces, quand on n'a rien prévu.
Une autre fois, j'avais loué l'aile d'une très jolie maison juste en face de la mer, plein ouest. Les propriétaires, des retraités très chics, vivaient dans la partie centrale. L'homme était un pipard silencieux et froid, mais pas désagréable. La femme était bavarde, mondaine et agaçante. Ils avaient un fils unique qui vivait à Paris et qui est descendu un long week-end. Un jeune homme de mon âge, avenant, un peu fat, qui avait une Porsche et une jolie femme - dans l'ordre. Pauvre bru ! La mère était manifestement amoureuse de son fils... Elle m'a annoncé la venue de son bébé longtemps à l'avance, et m'a dit qu'il fallait à tout prix que nous nous rencontrions.
Le samedi matin, il a frappé à ma porte, nous avons échangé quelques mots, je lui ai demandé quel était son programme du week-end, il m'a dit qu'il allait chasser. Je lui ai posé des questions sur la chasse locale, que je ne connaissais pas du tout - je n'étais même pas équipé pour l'eau froide. Il a vu que j'avais le même goût que lui et m'a gentiment proposé de m'emmener. Il m'a prêté un vieux pantalon de plongée, et je me suis équipé comme j'ai pu. Nous voici partis, et plouf, nous voilà dans l'eau.
En Bretagne, l'eau est froide, la visibilité très faible, et il y avait un courant assez violent dans l'endroit qu'il avait choisi. J'étais à la peine. Lui a réussi à prendre quelques petits poissons, rien de mirobolant - mais c'était bien mieux que moi. On commençait à fatiguer. C'est alors que j'ai eu un coup de chance : en descendant devant un rocher, j'ai vaguement vu un beau poisson, j'ai tiré au jugé, sans hésiter, et je l'ai eu. Ce n'était pas un bar, mais un animal fort comestible. Mon compagnon m'a félicité. Peu après nous sommes sortis, et retournés dans la grande maison de ses parents.
Quand on chasse à plusieurs, il est de coutume de partager les prises. Là, il aurait été naturel que je prenne mon poisson. Mais il m'avait invité, il m'avait prêté un pantalon, et les prises n'étaient pas abondantes. Je l'ai remercié en lui donnant ce poisson qui valait à lui seul tous les siens. Rien que de très banal.
Le lendemain, j'ai rencontré sa mère par hasard dans le jardin commun en rentrant de planche. Toujours sucrée, toujours des choses extraordinaires à me dire de son fils adoré. Mais là…
- Oui, il m'a dit que vous étiez parti chasser ensemble hier. Il a pris un très beau poisson que j'ai préparé pour tout à l'heure. Mais il y a aussi des poissons plus petits. En voulez-vous…?
J'ai décliné. J'ignore toujours si c'est lui qui s'était vanté d'avoir pris le gros, ou si c'était une fabulation de sa mère.
Il y a quelques années, je me suis retrouvé à Madagascar, dans l'île de Nosy Bè, et j'avais emporté mon vieux matériel, au cas où. Et là, le démon de la chasse m'a encore piqué. En me promenant l'air de rien, les mains dans les poches très virtuelles de mon slip de bain, j'ai vu une langouste à quelques centaines de mètres de la maison que je louais. Tu sais, une langouste, ça vit dans une fente horizontale de rocher ou dans une petit grotte, parfois les pattes en l'air accrochées au plafond, parfois allongée sur le ventre. La tête est toujours du côté de la sortie, avec les antennes qui s'agitent et dépassent devant elle. Généralement, la fente est bien exposée aux courants, aux vagues, aux bulles - la langouste est comme à la fenêtre, elle aime le vent du large !
Souvent, il faut bien regarder dans le trou pour la voir, attendre que l'œil s'habitue à la pénombre, sinon, on passe sans rien remarquer. Et ne pas faire de bruit, parce qu'elle s'enfonce dans la grotte en un clin d'œil et disparait. Impossible de l'en extirper. Avec de la chance, le chasseur attentif qui passe au dessus du rocher voit des antennes qui dépassent, et son cœur se met à battre ! Mais parfois, déception : ça peut être des herbes marines, impossible à distinguer au premier regard !
A cette sortie, je n'avais pas d'arme, et d'ailleurs pas de ceinture de lest. J'ai décidé de m'équiper. Il a fallu que je fasse couler mes plombs à Helleville. Un type m'avait prêté son moule contre mon passeport - un moule à plomb est une rareté en France - alors dans une île tropicale !... Je suis allé dans un bidonville - Helleville, capitale administrative de l'île, est à peu de choses près un conglomérat de bidonvilles depuis que Nosy Bè est une destination touristique, avec un superbe golf et des bars à putes. Des tas de désespérés et crève-la-faim traversent du continent - Madagascar a la même surface que la France. Ils viennent y chercher de quoi survivre dans les miettes que laissent les blancs.
Serpentant au milieu des cahutes misérables, je suivais le fondeur qu'un pêcheur m'avait indiqué - il fabriquait d'ordinaire des plombs de ligne. Arrivé près de sa case, il a allumé un feu vif, et c'était l'enfer à onze heures du matin sous le soleil. On a attendu une demi-heure qu'il y ait des braises. Le fondeur a pris une casserole antique et cabossée et l'a mise sur le feu. Il a jeté dedans quelques vieux morceaux de tuyau de plomb, et nous avons patienté quelques minutes. Assez vite, une fumée épaisse, acre a commencé à monter. Je me suis éloigné - cette fumée est toxique - d'ailleurs tout le monde a pris le large. Au bout d'un quart d'heure, le fondeur est allé voir le plomb. Il avait fondu. Je ne sais plus comment il avait graissé le moule. Je l'ai vu verser le métal liquide, un foulard devant le visage. Quelques minutes plus tard, j'avais un plomb… mais il fallait encore attendre qu'il refroidisse, puis que le fondeur l'ébarbe. Étrange expérience. Ensuite, le fondeur a rusé pour me piquer le moule, mais je ne me suis pas laissé faire. Le lendemain, je suis allé le rendre et le type m'a restitué mon passeport.
J'ai fait la connaissance d'un prof d'histoire et géographie, plus communiste que Lénine. Un type intelligent, qui avait dans la tête un scotome idéologique gros comme une pastèque. Il aurait décapité sans états d'âme tous les ennemis de la révolution en marche, même ceux qui n'aurait pas fait du mal à une mouche. A part ce détail, un type charmant.
Il avait passé les dix premières années de sa vie à Madagascar, et parlait couramment le malgache. Il avait des rapports compliqués avec le genre de garde/domestique qui s'occupait de sa maison et de sa voiture quand il n'était pas à Mada - il y passait tout au plus deux mois par an. Le garde, qui avait mille enfants et la télévision, le volait, lui mentait, obéissait aux consignes… quand elles lui convenaient. Le prof excusait tout, trop gêné d'être un patron. Mais il arrivait parfois que son intérêt heurte vigoureusement son idéologie, et je voyais qu'il souffrait la mort quand il engueulait son employé - lequel, pas con, poussait régulièrement le bouchon trop loin…
Nous partions tous les trois sur le vieux prao du prof, gréé d'une voile rectangulaire faite de sacs cousus qui permettait de remonter de soixante degrés de chaque côté : nous tirions presque des bords carrés, mieux valait avoir des vents favorables.
Il faut imaginer les paysages splendides de Madagascar vus du prao qui nous menait vers les lieux de chasse. Une machine à rêves. C'était si beau que nous avons fait une bêtise : nous sommes partis en croisière sur cette embarcation très peu sûre - une croisière qui nous a menés sur le continent malgache, en passant par un détroit plein de courants que le vent hérissait de vagues. Une bourrasque ou un paquet de mer nous aurait engloutis en quelques minutes, fous que nous étions. Nous avons eu de la chance.
La suite était moins dangereuse. Après avoir traversé la baie des Russes, infestée de requins mangeurs d'hommes (ils avaient mangé une petite fille l'été d'avant), nous avons frôlé ces pains de sucre basaltiques couronnés de verdure qui fusent au milieu de la mer dans un grondement de vagues, atterri sur des îles dont on ne revient pas, dormi dans des estuaires ou sur des plages désertes, bateau tiré au sec sur l'estran de la marée basse.
Et bien sûr, nous avons chassé dès que l'occasion s'en présentait.
Avachi sur le plat-bord, une écoute improbable à la main, je regardais défiler les dizaines de miles de côtes vierges, sable blanc et cocotiers, montagne en arrière plan… Je n'ai jamais rien vu d'aussi pur et d'aussi beau.
(à suivre...)
Une fois, c'était dans la baie des Trépassés, un mois de juin. Tout près, il y a un minuscule port où j'ai plongé. Pourquoi les pavés du port étaient-ils couverts de grosses verrues ? Et les fucus aussi ? Des araignées de mer qu'il suffisait de cueillir comme des fruits. Mais pas facile à stocker, avec leurs longues pinces, quand on n'a rien prévu.
Une autre fois, j'avais loué l'aile d'une très jolie maison juste en face de la mer, plein ouest. Les propriétaires, des retraités très chics, vivaient dans la partie centrale. L'homme était un pipard silencieux et froid, mais pas désagréable. La femme était bavarde, mondaine et agaçante. Ils avaient un fils unique qui vivait à Paris et qui est descendu un long week-end. Un jeune homme de mon âge, avenant, un peu fat, qui avait une Porsche et une jolie femme - dans l'ordre. Pauvre bru ! La mère était manifestement amoureuse de son fils... Elle m'a annoncé la venue de son bébé longtemps à l'avance, et m'a dit qu'il fallait à tout prix que nous nous rencontrions.
Le samedi matin, il a frappé à ma porte, nous avons échangé quelques mots, je lui ai demandé quel était son programme du week-end, il m'a dit qu'il allait chasser. Je lui ai posé des questions sur la chasse locale, que je ne connaissais pas du tout - je n'étais même pas équipé pour l'eau froide. Il a vu que j'avais le même goût que lui et m'a gentiment proposé de m'emmener. Il m'a prêté un vieux pantalon de plongée, et je me suis équipé comme j'ai pu. Nous voici partis, et plouf, nous voilà dans l'eau.
En Bretagne, l'eau est froide, la visibilité très faible, et il y avait un courant assez violent dans l'endroit qu'il avait choisi. J'étais à la peine. Lui a réussi à prendre quelques petits poissons, rien de mirobolant - mais c'était bien mieux que moi. On commençait à fatiguer. C'est alors que j'ai eu un coup de chance : en descendant devant un rocher, j'ai vaguement vu un beau poisson, j'ai tiré au jugé, sans hésiter, et je l'ai eu. Ce n'était pas un bar, mais un animal fort comestible. Mon compagnon m'a félicité. Peu après nous sommes sortis, et retournés dans la grande maison de ses parents.
Quand on chasse à plusieurs, il est de coutume de partager les prises. Là, il aurait été naturel que je prenne mon poisson. Mais il m'avait invité, il m'avait prêté un pantalon, et les prises n'étaient pas abondantes. Je l'ai remercié en lui donnant ce poisson qui valait à lui seul tous les siens. Rien que de très banal.
Le lendemain, j'ai rencontré sa mère par hasard dans le jardin commun en rentrant de planche. Toujours sucrée, toujours des choses extraordinaires à me dire de son fils adoré. Mais là…
- Oui, il m'a dit que vous étiez parti chasser ensemble hier. Il a pris un très beau poisson que j'ai préparé pour tout à l'heure. Mais il y a aussi des poissons plus petits. En voulez-vous…?
J'ai décliné. J'ignore toujours si c'est lui qui s'était vanté d'avoir pris le gros, ou si c'était une fabulation de sa mère.
Madagascar : devant ma maison, la plage |
Il y a quelques années, je me suis retrouvé à Madagascar, dans l'île de Nosy Bè, et j'avais emporté mon vieux matériel, au cas où. Et là, le démon de la chasse m'a encore piqué. En me promenant l'air de rien, les mains dans les poches très virtuelles de mon slip de bain, j'ai vu une langouste à quelques centaines de mètres de la maison que je louais. Tu sais, une langouste, ça vit dans une fente horizontale de rocher ou dans une petit grotte, parfois les pattes en l'air accrochées au plafond, parfois allongée sur le ventre. La tête est toujours du côté de la sortie, avec les antennes qui s'agitent et dépassent devant elle. Généralement, la fente est bien exposée aux courants, aux vagues, aux bulles - la langouste est comme à la fenêtre, elle aime le vent du large !
Souvent, il faut bien regarder dans le trou pour la voir, attendre que l'œil s'habitue à la pénombre, sinon, on passe sans rien remarquer. Et ne pas faire de bruit, parce qu'elle s'enfonce dans la grotte en un clin d'œil et disparait. Impossible de l'en extirper. Avec de la chance, le chasseur attentif qui passe au dessus du rocher voit des antennes qui dépassent, et son cœur se met à battre ! Mais parfois, déception : ça peut être des herbes marines, impossible à distinguer au premier regard !
A cette sortie, je n'avais pas d'arme, et d'ailleurs pas de ceinture de lest. J'ai décidé de m'équiper. Il a fallu que je fasse couler mes plombs à Helleville. Un type m'avait prêté son moule contre mon passeport - un moule à plomb est une rareté en France - alors dans une île tropicale !... Je suis allé dans un bidonville - Helleville, capitale administrative de l'île, est à peu de choses près un conglomérat de bidonvilles depuis que Nosy Bè est une destination touristique, avec un superbe golf et des bars à putes. Des tas de désespérés et crève-la-faim traversent du continent - Madagascar a la même surface que la France. Ils viennent y chercher de quoi survivre dans les miettes que laissent les blancs.
Gosses. On a le cœur serré. |
Serpentant au milieu des cahutes misérables, je suivais le fondeur qu'un pêcheur m'avait indiqué - il fabriquait d'ordinaire des plombs de ligne. Arrivé près de sa case, il a allumé un feu vif, et c'était l'enfer à onze heures du matin sous le soleil. On a attendu une demi-heure qu'il y ait des braises. Le fondeur a pris une casserole antique et cabossée et l'a mise sur le feu. Il a jeté dedans quelques vieux morceaux de tuyau de plomb, et nous avons patienté quelques minutes. Assez vite, une fumée épaisse, acre a commencé à monter. Je me suis éloigné - cette fumée est toxique - d'ailleurs tout le monde a pris le large. Au bout d'un quart d'heure, le fondeur est allé voir le plomb. Il avait fondu. Je ne sais plus comment il avait graissé le moule. Je l'ai vu verser le métal liquide, un foulard devant le visage. Quelques minutes plus tard, j'avais un plomb… mais il fallait encore attendre qu'il refroidisse, puis que le fondeur l'ébarbe. Étrange expérience. Ensuite, le fondeur a rusé pour me piquer le moule, mais je ne me suis pas laissé faire. Le lendemain, je suis allé le rendre et le type m'a restitué mon passeport.
J'ai fait la connaissance d'un prof d'histoire et géographie, plus communiste que Lénine. Un type intelligent, qui avait dans la tête un scotome idéologique gros comme une pastèque. Il aurait décapité sans états d'âme tous les ennemis de la révolution en marche, même ceux qui n'aurait pas fait du mal à une mouche. A part ce détail, un type charmant.
Il avait passé les dix premières années de sa vie à Madagascar, et parlait couramment le malgache. Il avait des rapports compliqués avec le genre de garde/domestique qui s'occupait de sa maison et de sa voiture quand il n'était pas à Mada - il y passait tout au plus deux mois par an. Le garde, qui avait mille enfants et la télévision, le volait, lui mentait, obéissait aux consignes… quand elles lui convenaient. Le prof excusait tout, trop gêné d'être un patron. Mais il arrivait parfois que son intérêt heurte vigoureusement son idéologie, et je voyais qu'il souffrait la mort quand il engueulait son employé - lequel, pas con, poussait régulièrement le bouchon trop loin…
Nous partions tous les trois sur le vieux prao du prof, gréé d'une voile rectangulaire faite de sacs cousus qui permettait de remonter de soixante degrés de chaque côté : nous tirions presque des bords carrés, mieux valait avoir des vents favorables.
Il faut imaginer les paysages splendides de Madagascar vus du prao qui nous menait vers les lieux de chasse. Une machine à rêves. C'était si beau que nous avons fait une bêtise : nous sommes partis en croisière sur cette embarcation très peu sûre - une croisière qui nous a menés sur le continent malgache, en passant par un détroit plein de courants que le vent hérissait de vagues. Une bourrasque ou un paquet de mer nous aurait engloutis en quelques minutes, fous que nous étions. Nous avons eu de la chance.
La suite était moins dangereuse. Après avoir traversé la baie des Russes, infestée de requins mangeurs d'hommes (ils avaient mangé une petite fille l'été d'avant), nous avons frôlé ces pains de sucre basaltiques couronnés de verdure qui fusent au milieu de la mer dans un grondement de vagues, atterri sur des îles dont on ne revient pas, dormi dans des estuaires ou sur des plages désertes, bateau tiré au sec sur l'estran de la marée basse.
Et bien sûr, nous avons chassé dès que l'occasion s'en présentait.
Avachi sur le plat-bord, une écoute improbable à la main, je regardais défiler les dizaines de miles de côtes vierges, sable blanc et cocotiers, montagne en arrière plan… Je n'ai jamais rien vu d'aussi pur et d'aussi beau.
(à suivre...)
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