Le "wai" implique une légère génuflexion, souvent escamotée lors de salutations ordinaires |
Hier, Somsouaï, la meilleure amie de Fon, est venue à la maison pour déposer des vêtements dont elle ne veut plus, afin que Fon les vende sur le petit marché qui se tient le dimanche matin tout près de la ferme.
Fon et Somsouaï sont du même village et elles ont été à l'école ensemble. Elles sont amies depuis toujours. Somsouaï est une gentille fille, et même si cela m'agace de voir la maison remplie en permanence de sacs de fringues, je supporte... et vais encore supporter longtemps. Car elle n'en a jamais fini de revendre vu qu'elle n'en a jamais fini d'acheter, c'est une fashion addict...
Somsouaï est venue avec son mari que je connais - je les ai même invités un soir à dîner dans une gargote du marché où nous les avions croisés à l'époque où nous habitions en centre ville. Somsouaï et lui sont mariés depuis presque dix ans - Fon le connaît donc bien. D'après ce que j'ai compris et observé, ce n'est pas un ours, c'est un type "normal".
Mais là, il s'est passé quelque chose qui n'a rien à voir avec ma condition de farang. L'amie et son mari sont arrivés dans leur pick-up. J'étais dans l'entrée, invisible, mais aux premières loges. Somsouaï est sortie de la voiture et a marché vers la maison. Dès qu'elle m'a vu, elle m'a saluée et j'ai fait de même. Puis elle a directement commencé à parler avec Fon - sans transition, comme si elles s'étaient quittées il y a cinq minutes.
Ce qui m'a semblé étrange, c'est l'attitude du mari : il est parti dans le jardin au vu et au su de Fon sans lui dire bonjour - pas même un petit signe de main. Pourtant, leurs relations sont excellentes. Mais bon, il n'avait prévu aucune interaction avec l'amie de sa femme. Alors il est allé faire autre chose.
J'avoue que je n'arrive toujours pas à m'habituer. J'ai dû demander à Fon un petit rappel des règles. Je te la fais en devinettes. Avec les personnages suivants :
- Tongporn et son mari Lamoun,
- Songsi et son mari Clark (qui est farang).
Songsi, Lamoun et Tongporn se connaissent. Tongporn connaît Clark.
Devinette 1 : Songsi et Clark se promènent dans la rue et rencontrent Lamoun (qui ne connaît pas Clark). Songsi et Lamoun se sont vus il y a quatre jours. Lorsqu'ils se rencontrent, qui salue qui ?
Réponse : Personne ne salue personne. Lamoun et Clark ne se saluent pas parce qu'ils ne connaissent pas. Lamoun parle directement à Songsi exactement comme si Clark était invisible. Comme Songsi et Lamoun se sont vus récemment, ils sont dispensés de toute formule de politesse.
Version US : tout le monde se dit bonjour.
Version french : de plus, Lamoun lèche la face de Songsi.
Devinette 2 : Tongporn était avec Lamoun (son mari) quand Songsi les a rencontrés il y a une semaine. Tongporn et Lamoun vont chez Clark pour voir Songsi. En fait, seule Tongporn a quelque chose de précis à faire avec Songsi. Lamoun reste à l'écart et ne salue personne. Que s'est-il passé ? Y a-t-il un problème ?
Version US : tout le monde se dit bonjour.
Version french : de plus, Lamoun lèche la face de Songsi.
Devinette 2 : Tongporn était avec Lamoun (son mari) quand Songsi les a rencontrés il y a une semaine. Tongporn et Lamoun vont chez Clark pour voir Songsi. En fait, seule Tongporn a quelque chose de précis à faire avec Songsi. Lamoun reste à l'écart et ne salue personne. Que s'est-il passé ? Y a-t-il un problème ?
Réponse : Non, il n'y a aucun problème. En arrivant chez Clark, personne ne se salue. Lamoun reste à l'écart, il n'a fait aucun signe à Clark parce qu'il ne le connaît pas, ni à Songsi parce qu'il l'a vue récemment - et il n'a rien de précis à faire avec elle en l'occurrence. Il agit donc comme si ces deux là étaient transparents. Par ailleurs, Tongporn et Songsi ne se saluent pas car elles se sont vues récemment.
Version US : tout le monde se dit bonjour (y compris Lamoun et Clark qui font connaissance).
Version french : en plus, tout le monde se lèche la face sauf les garçons (qui ne se connaissent pas).
En résumé :
Règle 1 : si on ne se connaît pas, on ne se salue pas et on s'ignore ;
Règle 2 : si on s'est vu récemment, on ne se salue pas ;
Version US : tout le monde se dit bonjour (y compris Lamoun et Clark qui font connaissance).
Version french : en plus, tout le monde se lèche la face sauf les garçons (qui ne se connaissent pas).
En résumé :
Règle 1 : si on ne se connaît pas, on ne se salue pas et on s'ignore ;
Règle 2 : si on s'est vu récemment, on ne se salue pas ;
Règle 3 : l'inverse de la règle 2 n'est pas vrai : même si on ne s'est pas vu depuis un certain temps, on n'est pas obligé de se saluer. Tout dépend de ce qu'on partage avec la personne (et d'un éventuel lien hiérarchique ?)
Dans la culture thaïe règne un pragmatisme étonnant dans les relations interpersonnelles. Une grande sobriété dans les démonstrations. Tant qu'on n'est pas dans un cadre formel, il n'y a plus aucune obligation, aucun art de la conversation. Le silence n'est jamais gênant. D'ailleurs, c'est bien connu, il n'y a pas d'anges (qui passent) dans l'imaginaire bouddhiste.
Du fait qu'on les ignore complètement, certains farangs (à la susceptibilité exacerbée ?) pourraient interpréter ce comportement comme une marque de dédain. Iraient-ils jusqu'à dire que cette attitude est une marque de xénophobie, c'est possible. Les thaïs sont sans doute xénophobes - je ne connais pas de population dans le monde qui n'apparaisse pas xénophobe sur la durée - mais il faut en chercher des preuves ailleurs.
A vrai dire, les thaïs me semblent moins xénophobes que les habitants de petites communautés rurales de Basse-Bretagne.
Et je préfère les thaïs silencieux et indifférents aux thaïs mielleux ou obséquieux. Ou même tout simplement chaleureux : parce qu'alors, il y a tout à parier pour qu'ils fassent semblant.
Merci pour cet excellent article. Ce type de situation est en effet déstabilisant pour les Occidentaux, d’autant qu’on peut y être confronté dans sa vie familiale comme dans sa vie professionnelle.
RépondreSupprimerS’agissant du silence, en termes d’approche interculturelle il faut considérer (à mon sens) cela comme la conséquence du fait qu’en Thaïlande (comme dans d’autres pays asiatiques), d’une part on vit dans un milieu à contexte de communication élevé où il y a peu d’informations essentielles dans le message verbal car l’attention porte sur le langage corporel, les silences et les non dits étant toujours plus intéressants que les mots, d’autre part on contrôle en permanence ses sentiments, ses émotions qu’il est exclu (en principe) d’extérioriser. En résumé, cela ne se sert à rien de parler pour ne rien dire d’original… ou de désagréable… car beaucoup de choses sont tellement évidentes, surtout quand on se connaît, qu’il est inutile de les développer… Je le constate tous les jours à la maison…
S’agissant des règles de salutation, effectivement il faut intégrer les principes de hiérarchie sociale et d’age qui commandent la pratique du waï qui peut être à sens unique (restaurant, commerce) pour des raisons « de standing » mais également l’appartenance à un endo-groupe car on n’est tenu d’être poli et courtois que vis-à-vis des gens qu’on connaît ou dont on est proche (travail, parenté, amis…).
Bonsoir Jean Luc, et merci pour votre appréciation positive.
RépondreSupprimerVotre hypothèse sur le langage corporel est vraiment intéressante. Je vais tâcher d'être plus attentif. Un ami marié à une indonésienne me disait qu'il savait maintenant décrypter le sourire de bonne humeur de sa femme du sourire en apparence tout aussi aimable qui voulait dire "si tu pouvais seulement crever sur place dans la minute et dans d'atroces souffrances !", différence que je n'ai pas réussi à remarquer.
Vous avez raison aussi, j'aurais dû insister sur le facteur standing, et surtout insister sur la notion wai à sens unique, quie nous ne connaissons pas et qui nous rend parfois très ridicules !
Pour être plus précis dans la compréhension de ces attitudes il faudrait sans doute aussi intégrer dans cette approche d’autres facteurs explicatifs qui interviennent ponctuellement comme notamment la gestion de l’espace inter-individuel, le statut social de chacun ou la distance hiérarchique…
SupprimerBeaucoup d’Occidentaux confondent en fait les notions de « Politesse » (au sens respect des règles et usages) et de « Courtoisie » (au sens démonstration d’amabilité et de reconnaissance) qui se déclinent de façon distinctes en Thaïlande… Une des premières choses que j’ai apprises est le fait de ne pas rendre le Wai à quelqu’un qui est mon obligé, entendons par là quelqu’un que « je fais vivre » par mes achats, mes consommations et donc qui m’est socialement inférieur (serveur de restaurant, chauffeur de taxi, commerçant…), ou qui est plus jeune. Ceci n’est évidemment pas vrai pour les emplois nobles (professeur, médecin, etc.) et les dépositaires de l’autorité publique. Ceux qui « s’abaissent » à rendre le Wai à « n’importe qui » se dévalorisent et s’exposent parfois, une fois sortis, aux moqueries ultérieures de ceux là même qu’ils ont voulu remercier : une façon pour ces derniers, en quelque sorte de sauver la face vis à vis de ces farangs qu’il faut servir pour vivre… mais qui singent sans en comprendre l’esprit et les règles leurs coutumes… N’oublions pas que le Wai, comme l’explique très bien Massimo Morello dans son livre « La Thaïlande des Thaïlandais » a une dimension qui dépasse la notion de simple civilité.
On retrouve d’ailleurs la même attitude dans le monde arabo-musulman où il est là aussi essentiel de maîtriser sans se tromper les bonnes formes de salutation, d’appellation et d’attitude, afin de ne pas dévaloriser autrui ou déchoir ; un proverbe bien connu énonce d’ailleurs « Ne joue pas avec les chiens, ils se diraient tes cousins ! ».
Pour en revenir à ces affaires de salutations et de remerciements, l’ennui dans cette affaire c’est que lorsque nous allons en France il me faut être très vigilant vis-à-vis de mon épouse pour qu’elle veille à adopter nos façons de faire ou de se comporter dans ce type de situation afin d’éviter les impairs… mais avec des gens qui méconnaissent les subtilités du sourire thaï, véritable « Sésame », beaucoup de choses deviennent « tolérables »…
J'arrête là car je ne voudrais pas monopoliser votre blog...:)
Très intéressée par votre commentaire. Je viens de commander le livre conseille sur Amazon
SupprimerJ'apprécie la clarté de votre distinction entre politesse et courtoisie, qui me semble très explicative. J'en viens à peu près à la même conclusion dans un autre post (http://je-ne-reviendrai-pas-en-france.blogspot.com/2015/04/aerophagie.html)
RépondreSupprimerJe n'ai pas réussi à trouver le livre de Morello sur le net pour jeter un oeil. Vous ne l'auriez pas par hasard en pdf ?
Et vous ne monopolisez rien du tout :-)
Je peux essayer de vous le copier en numérique et vous l'envoyer mais cela me demandera un peu de temps. Il m'avait été recommandé par le libraire de l'Alliance française de BKK mais on le trouve aussi d'occasion sur Priceminister. Dites moi ce qu'il en est : jean-luc.martin@live.fr.
RépondreSupprimerEt avec votre épouse, comment communiquez vous par exemple sur l'éducation de votre fille ?
RépondreSupprimerFait elle partie des rares personnes qui parlent bien anglais (plus de trois mots) ?
Merci de votre commentaire... humoristique dans les coins ! Non ma compagne ne fait pas partie des rares personnes qui parlent bien anglais, mais je fais partie des personnes qui parlent un peu le thaï (plus de 300 mots, ce qui n'est pas beaucoup). La question que vous posez reste difficile (j'avais même ouvert un post sur la question linguistique sur Expat.com).
RépondreSupprimerNous avons pris le parti de ne pas choisir, et de dédoubler totalement l'éducation. Tant sur le plan linguistique (je parle presque exclusivement français et anglais à ma fille, et ma compagne thaï) que sur le plan des formes : ma compagne me dit rarement bonjour le matin, mais je salue toujours ma fille à la française. Et tout à l'avenant. A elle de comprendre les situations.
Reste la question de la mentalité - en profondeur. Là, j'ai pris mon parti. Je pense qu'on peut parfaitement être bilingue mais n'avoir quasiment qu'une seule culture. J'ai longtemps cherché des livres sur cette question et j'en cherche encore, sans en trouver. Mais je n'envisage pas une seconde de priver ma fille des joies de Flaubert, et nous rentrerons donc en France pour sa scolarisation - j'ai rejeté toutes les possibilités thaïes après les avoir envisagées sérieusement.
Peut être serrez vous intéresse par cet article si vous ne l'avez pas déjà vu
RépondreSupprimerhttp://m.huffingtonpost.fr/francois-grosjean/le-bilinguisme-ce-grand-inconnu_b_1532926.html
Non, je ne l'avais pas vu et je vous en remercie. J'ai lu : il dégonfle quelques lieux communs, et j'aime ça. Il faut manifestement creuser et voir les sources statistiques. Je vais essayer d'en savoir plus sur ce chercheur.
RépondreSupprimerBruno Bettelheim, décédé, psychologue plus connu pour son travail avec les autistes "sévères" s'est intéressé au bilinguisme mais je n'ai rien retrouvé. Par exemple si l'on traduit motter en mère celui qui traduit n'a forcément pas la meme représentation que celui qui lit ou entend..... je trouve qu'il y a dans cet exemple une dimension incroyable à chaque mot.... L'écart entre nos deux cultures doit rendre bien difficile toute traduction ! Ce n'est que mon impression après un court séjour mais un peu immergé autant qu'on puisse l'être ......
RépondreSupprimerBien sûr je voulais dire "motter"
SupprimerVous avez bien raison : la question de la traduction est pour moi aussi brûlante. Raison pour laquelle je ne regarde jamais que des VO et ne lis les livres anglo-saxons que dans le texte. Dans un post récent sur le livre précurseur du Meilleur des Mondes, "nous", de Zamiatine, j'en arrive à la conclusion implicite que le récit dans sa nouvelle traduction est non seulement meilleur que l'ancienne, mais meilleure que le texte original russe :
Supprimer(http://brikbrakbrok.blogspot.com/2017/09/nous-un-roman-de-sf-de-evgueni-zamiatine.html)
J'analyse aussi rapidement le problème de traduction de Alice (de Carrol) dans ce post :
http://brikbrakbrok.blogspot.com/2016/04/alice-au-pays-des-affreuses-arnaques.html
Là, c'est carrément illisible autrement qu'en anglais.
La question des effets du bilinguisme sur le développement cognitif est "hot". On a longtemps pensé que le bilinguisme apportait un avantage, on n'en est plus si sûr
RépondreSupprimerhttp://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0028393216303219
http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0010028513000029
A part ça, un enfant bilingue qui parle mal dans une langue à de fortes chances de parler mal dans l'autre (et donc d'avoir un trouble spécifique du langage -ou d'être sourd ;-) ), sous réserve qu'on lui ait parlé suffisamment et correctement dans chacune des langues.
J'ai lu les articles. Il me semble que ce sont des points de vue de bon sens. Il semble y avoir une mythologie sur ce thème. Quand je séjournais à Odessa, je vivais avec une population totalement bilingue. Pour l'ukrainien, je ne peux pas dire, mais ils parlaient tous un russe assez correct (à défaut d'être toujours orthodoxe !) Peut-être que le russe était vraiment dominant. En revanche, à Kiev, j'ai entendu beaucoup de gens écorcher le russe. Mais globalement, tout le monde était peu ou prou bilingue. Si ça les avait rendu particulièrement intelligents, je l'aurai remarqué... Je pense donc qu'à la base, ce sont les préconnexions qu'on possède et le milieu social qui font la différence, et non l'inverse.
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