La récolte du riz : ambiance conviviale, mais je n'ai jamais entendu le chant des moissonneurs. |
J'ai écrit dans mon post précédent que le père de Fon (ma compagne) possédait dix acres (quatre hectares) de terre à blé. C'est faux.
A qui peut bien appartenir une terre quand le propriétaire en titre est mort depuis dix ans ? C'est ce que je vais essayer de démêler.
A l'origine, la terre appartenait à la mère de Fon. Elle est morte après avoir eu huit enfants, six garçons et deux filles. Trois des garçons sont morts - l'un du sida que lui a transmis sa femme qui savait mais ne lui a pas dit, les deux autres d'accidents de la route - tribut à peine inhabituel d'une famille thaïe.
Il reste donc trois garçons et deux filles. Occupons-nous d'abord des filles (après un tirage au sort fait à l'aide d'une pièce non truquée afin de respecter l'égalité femme-homme et homme-femme).
L'une des deux filles vit solitaire à Bangkok, sans enfants. Elle ne veut pas entendre parler de la campagne et ne revient jamais à Donchompu. Elle se désintéresse donc totalement de la terre.
L'autre fille cultive dix autres acres qui appartenaient aussi à sa mère.
La sœur, avec son masque noir : le Zorro du champ de riz... |
Pour les garçons, même schéma. L'un des fils est parti à Bangkok. Plus doué que les autres pour l'étude, il est devenu moine. Un peu plus tard, on l'envoie s'instruire en Inde. Là, il épouse une "femme qui a un point rouge sur le front" avant de revenir s'installer définitivement à Bangkok avec elle. Ils n'ont pas d'enfants. Il vient si rarement à Donchompu que Fon ne connaît pas sa profession. Enseignant, pense-t-elle, mais elle ne sait ce qu'il enseigne ni à qui.
Ce qui fait deux enfants à Bangkok sur les cinq survivants. Étonnant car ils auraient pu s'installer à Korat - quand même deux millions six cent mille habitants - à 38 km de Donchompu. Bangkok est distante de 280 km. La sin city of Asia attire même les populations autochtones ?
Bref, le professeur de Bangkok ne s'intéresse pas du tout à la terre. En revanche, le dernier frère s'y intéresse, mais il s'est arrangé autrement : sa femme est propriétaire, et c'est lui qui fait fructifier, sans réclamer quoi que ce soit à son frère ou à sa sœur qui exploitent la terre familiale.
Résultat, le père de Fon est le seul à cultiver les dix acres, et sans contestation. Ouf…
C'est la suite qui pourrait poser problème. Il y a bien des titres de propriété des vingt acres de la grand-mère. Le père de Fon en détient une partie, sa sœur l'autre. Mais la grand-mère est morte, il n'y a plus de propriétaire officiel.
La grand-mère avait avait hérité cette terre à une époque où une simple déclaration permettait l'octroi d'un titre de propriété. L'employé de l'amper (ou chef-lieu de canton) venait voir sur place, faisait quelques vérifications et l'affaire était faite.
Simple déclaration ? Ça semble trop facile… mais il aurait été imprudent de tricher dans un petit village. Imagine ce qu'il adviendrait d'un arnaqueur sous les faucilles des coupeurs de riz... pourrissant dans un fossé, moitié dévoré par les bêtes, retrouvé longtemps après... Même pour des terres laissées par un propriétaire sans descendance, des membres lointains de la famille ne les auraient pas laissées en jachère plus d'un mois : impossible de se faufiler sur des terres à l'abandon - ça n'existe pas.
Aujourd'hui, il faut obligatoirement passer par un juriste pour préparer les documents. C'est hors de portée des bourses de beaucoup d'héritiers potentiels. Alors le père de Fon continuera de cultiver la terre qu'il cultive depuis trente ans - une terre qui appartient à un fantôme. Et après sa mort, son fils Lamoun (le frère de Fon) pourra la cultiver. Et Fon elle-même si elle le souhaite.
En effet, les femmes peuvent prétendre aux mêmes droits que les hommes sur les terres et il n'y a pas de droit d'aînesse. J'ignore si le cas de la famille de Mai est banal. Mais apparemment, on s'arrange entre frères et sœurs, et la notion d'héritage est moins précise, comme celle de droit à faire valoir voire de propriété.
Il faut dire que le droit thaï ne prévoit pas de quotité disponible, puisqu'un parent n'a aucune obligation successorale vis-à-vis de ses enfants, il peut tout donner à qui il veut (sauf à son chien ou son chat - en tout cas cela ne s'est jamais vu). Et là, point besoin de passer par un juriste, un simple bout de papier signé et daté fait est reçu comme testament.
Qu'en est-il des maisons ? Ces (jolies) baraques en bois et en tôle ondulée ont toutes été fabriquées par leurs occupants. Difficile de leur en contester la propriété. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il existe une règle de droit qui permet de scinder la propriété de la construction de la propriété du terrain. A s'arracher les cheveux si on veut se porter acquéreur...
Loin de moi l'idée de présenter sous un jour idéalisé les rapports de propriété dans la campagne thaïe. Toutefois, comme souvent dans les pays pauvres (je pense à l'Irlande d'autrefois), il existe une solidarité, survivre fait plus de sens que chicaner - et les pierres qu'on presse ne donneront jamais de jus. Ce qui n'empêche pas les jalousies et les haines - les O'Hara et les O'Timmins thaïs existent. La famille semble un tout petit peu épargnée. Non pas parce que les paysans thaïs seraient "meilleurs" que les paysans ukrainiens ou français, mais parce qu'ils ont une autre logique.
Toute chose appartient à qui sait en jouir, écrivait Gide. C'est un peu le principe de la logique thaïe : la terre appartient à qui la fait fructifier. A la limite, elle n'est pas considérée comme un bien immobilier (donc un objet spéculatif), mais comme un outil personnel de travail.
Et quand Fon et son frère seront morts (en admettant que le frère de Fon n'ait pas d'enfants, ce qui semble bien parti), ce sera ma fille Nam qui aura le droit de cultiver ces dix acres. Si elle n'en veut pas, il y aura toujours des enfants de cousins qui n'habitent pas très loin et qui prendront les terres - à bon droit. Car en Thaïlande, la culture du riz ne s'arrête jamais.
Simple déclaration ? Ça semble trop facile… mais il aurait été imprudent de tricher dans un petit village. Imagine ce qu'il adviendrait d'un arnaqueur sous les faucilles des coupeurs de riz... pourrissant dans un fossé, moitié dévoré par les bêtes, retrouvé longtemps après... Même pour des terres laissées par un propriétaire sans descendance, des membres lointains de la famille ne les auraient pas laissées en jachère plus d'un mois : impossible de se faufiler sur des terres à l'abandon - ça n'existe pas.
Du gris et du vert à longueur de journée : une explication du goût des thaïs pour les couleurs criardes ? |
Aujourd'hui, il faut obligatoirement passer par un juriste pour préparer les documents. C'est hors de portée des bourses de beaucoup d'héritiers potentiels. Alors le père de Fon continuera de cultiver la terre qu'il cultive depuis trente ans - une terre qui appartient à un fantôme. Et après sa mort, son fils Lamoun (le frère de Fon) pourra la cultiver. Et Fon elle-même si elle le souhaite.
Il faut dire que le droit thaï ne prévoit pas de quotité disponible, puisqu'un parent n'a aucune obligation successorale vis-à-vis de ses enfants, il peut tout donner à qui il veut (sauf à son chien ou son chat - en tout cas cela ne s'est jamais vu). Et là, point besoin de passer par un juriste, un simple bout de papier signé et daté fait est reçu comme testament.
Qu'en est-il des maisons ? Ces (jolies) baraques en bois et en tôle ondulée ont toutes été fabriquées par leurs occupants. Difficile de leur en contester la propriété. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il existe une règle de droit qui permet de scinder la propriété de la construction de la propriété du terrain. A s'arracher les cheveux si on veut se porter acquéreur...
La maison de la tante - personne n'en conteste la propriété, sauf les moustiques ! |
Toute chose appartient à qui sait en jouir, écrivait Gide. C'est un peu le principe de la logique thaïe : la terre appartient à qui la fait fructifier. A la limite, elle n'est pas considérée comme un bien immobilier (donc un objet spéculatif), mais comme un outil personnel de travail.
Et quand Fon et son frère seront morts (en admettant que le frère de Fon n'ait pas d'enfants, ce qui semble bien parti), ce sera ma fille Nam qui aura le droit de cultiver ces dix acres. Si elle n'en veut pas, il y aura toujours des enfants de cousins qui n'habitent pas très loin et qui prendront les terres - à bon droit. Car en Thaïlande, la culture du riz ne s'arrête jamais.
Bizarre, mais je la sens pas trop dans un champ de riz, Fon... |
Bravo !
RépondreSupprimerRéflexions toujours aussi intéressantes ! Continue ;-)