Quand je vois un rouleau de papier toilette,
ou un tas de feuilles pliées empilées en alternance, je pense à des opérations
intimes auxquelles je me livre, et dont je ne voudrais pour rien au monde qu'un
être humain soit témoin. Edicules putrides, virgules murales, traces de pneus,
position de l'indien qui guette, voire dames-pipi sadiques, le papier toilette
est évocateur de scènes pénibles et synonyme de la partie la plus honteuse de
notre humanité. Tragédie de la demie dernière feuille, tellement insuffisante,
qui de surcroit colle au carton et ne se laisse pas arracher, sinon par
lambeaux inutiles... Clou rouillé et sinistre qui retient des feuilles d'Ici
Paris, et que je fixe médusé pendant l'exonération...
Le papier toilette est associé au moment le
plus indigne de cet ensemble d'opérations sordides. Le spectre hideux de son
absence un jour de turista sème l'épouvante chez les caractères les mieux
trempés ! Considérant soudain que le seul papier à portée de main consiste en
quelques billets de cent euros. Avec la seule pensée consolante que l'argent
n'a pas d'odeur.
Dans Le Roi des Aulnes, le
personnage principal de Michel Tournier s'est fait un devoir d'en éviter
l'utilisation. Pour y arriver, il passe par un long entraînement, et y réussit
à l'aide d'une gymnastique sphinctérienne qui devrait être enseignée dans les
écoles et faire l'admiration des édiles. Je pense avec envie à ce héros, qui a
sans doute largement emprunté à la biographie personnelle de l'auteur. Chapeau,
Michel !
Oui, par sa présence insinuante ou par son
manque, le papier toilette est un objet de terreur. Et ne peut-on pas comparer
son long déroulement ondulant à celui du serpent, animal qui représente le
Malin dans la bible ?
Difficile de se défaire de ce legs
culturel. Or, la Thaïlande appartient à ces pays où le papier toilette trône (ce
verbe est-il bien choisi ?) sur une table bien mise. Au restaurant, il est
placé dans des boîtes en plastique blanches, roses ou d'un bleu clair
intermédiaire avec le vert. On en tire un bout, qu'il n'est pas toujours facile
de déchirer si on n'utilise pas les deux mains - et il est un peu humiliant
d'en avoir un demi mètre devant son assiette. Il sert à s'essuyer. S'essuyer la
bouche, bien sûr, et aussi les mains. Essuyer les couverts qu'on a trouvé dans
une boîte oblongue, sur la table, où ils sont rangés : Dieu sait pourquoi, ils
sont toujours suspects d'être mal lavés, et reçoivent l'exorcisme d'un
nettoyage à sec à l'aide d'une ou deux feuilles de papier toilette.
De qualité moyenne, le papier toilette thaï
n'a pas la douceur ouatée sinon parfumée de certains produits qu'on trouve en
Europe de l'Ouest. Ni la solide sécheresse du papier brun qui fit les beaux
jours de l'Union Soviétique. Y a-t-il une différence de nature, de consistance,
de fabrication, d'épaisseur, de conditionnement entre le rouleau que je trouve
sur la table et celui qui est dans les lieux d'aisance ? Apparemment pas. Du
moins mes études n'ont pas été assez loin pour pouvoir l'affirmer. J'y
travaille.
Le papier sur la table traîne un relent de
transgression. Comme cette scène du cinéma de Buñuel où l'on voit des bourgeois
échanger d'un ton mondain chacun assis sur des toilettes, tandis que la
consommation de nourriture, objet d'un tabou absolu, se fait dans la plus
stricte intimité.
C'est terrible. Quand je vois un rouleau de
papier toilette sur une table thaï, je pense toujours à un détournement. Je ne
peut m'empêcher de penser que le restaurant est à court de serviettes de table,
et qu'on est allé dans les ouatères récupérer plus ou moins subrepticement le
rouleau, qu'on l'a exfiltré de son atmosphère suspecte pour le poser sans façon
à côté du piment, du sucre et de la sauce de poisson. En dépannage.
Non. J'ai beau faire des efforts, je n'y
arrive pas. Je suis culturellement trop marqué. Pour moi, un rouleau de papier
toilette sur une table ne sera jamais en odeur de sainteté.
Addendum : hier au
restaurant, j'ai démonté une de ces boîtes en plastique qui contiennent du papier
toilette. J'ai fait une découverte étonnante. Le papier toilette thaï se
déroule de l'intérieur vers l'extérieur, contrairement au papier toilette
occidental. Il se creuse, il se vide en allant vers sa périphérie.
En somme, le papier toilette thaï n'a pas
d'âme.
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