Sport national thaï : le sot à l'élastique
Le sport le plus prisé dans le royaume de
Siam est la boxe - évidemment la boxe thaï. Son énorme popularité permet à la
nation de se distinguer dans une discipline voisine, la boxe anglaise. Des thaï
ont récemment remportés les plus hautes récompenses aux jeux olympiques. Certes
pas en poids lourds, mais le mérite est identique.
Il y a un autre sport très en vogue ici, mais
dont on parle beaucoup moins : c'est le sot à l'élastique. Il se pratique dans
toutes les boutiques, au marché, dans les grands magasins. Le but est
d'enrouler un petit élastique le plus rapidement possible pour fermer un sac en
plastique transparent, contenant habituellement de la nourriture.
Le sac doit être gonflé au maximum. J'ai
demandé la raison de cette règle sportive. On m'a expliqué que c'était une
question d'esthétique. Cinq citrons verts dans un sac en plastique gonflé ayant
beaucoup plus de gueule que les mêmes dans un sac plissé, ou carrément sans
sac. Pareil pour une soupe de tapioca. Effectivement (et sans me vanter), cette
dernière pourrait évoquer la flaccidité d'un préservatif auquel on a fait un
nœud après usage. A la différence qu'on se garde de souffler dedans : ainsi
gonflée, la capote resterait indéfiniment dans la lunette des toilettes sans
jamais passer le siphon.
Mais la vraie question, c'est pourquoi le sot
à l'élastique ? C'est qu'il ne s'agit pas simplement de faire le nœud très
vite, et d'emprisonner l'air du sachet. Le but du jeu est d'embarrasser
l'acheteur de citrons, de soupe au tapioca, etc., par la complexité des nœuds
qu'il devra défaire lorsqu'il voudra presser ses citrons ou boire sa soupe.
Le sportif de haut niveau qui fait ses
nœuds peut utiliser divers stratagèmes pour embarrasser le sot à l'élastique.
Par exemple les nems qu'il vend pourront être accompagnés d'un minuscule sachet
de cacahouètes pilées, et d'un sac rempli de sauce rouge. Chacun d'eux faisant
l'objet d'une mise en nœud. Et l'ensemble pouvant être emprisonné dans un sac
plus grand - autre mise en nœud.
A noter qu'il est autorisé d'huiler
légèrement le col des sacs et les élastiques eux-mêmes pour rendre encore plus
difficile leur exérèse.
Attention, il est essentiel que l'élastique
soit tendu à mort quand le nœud est posé. Ce qui comporte sans doute des
risques. Je n'ai jamais vu, ni entendu parler de quelqu'un qui aurait cassé
l'élastique par la force de la tension exercée - sans doute un spectacle
dérangeant que personne ne voudrait voir. Mais j'appréhende le moment où on me
désignera d'un geste discret un homme encore assez jeune, en fauteuil roulant,
tout en me glissant dans l'oreille : "C'est arrivé en mettant une pastèque
en sachet".
Les thaï sont arrivés à un degré de
sophistication extrême dans la complexité des nœuds. Il y avait
traditionnellement deux écoles. D'abord ceux qui passent l'élastique en boucle
autour de l'entrée étranglée du sac, en intercalant des rotations axiales des
brins de π/2 entre les tours. Et puis ceux qui démarrent
par la boucle, mais enchaînent par un enroulement continu des deux brins de la
boucle de l'élastique autour du col en spires irrégulières torses. De nos
jours, on utilise en alternance les deux techniques, suivant des séquences
savamment combinées.
Le résultat, c'est que l'acheteur qui veut
accéder à ses citrons ou à sa soupe va passer un temps considérable à défaire
l'ouvrage magistral réalisé par l'artiste (à ce niveau, le sport confine à
l'art).
Avantages annexe, mais non négligeable, il
va saliver pendant tout ce temps, ce qui facilitera sa digestion.
Parfois, l'acheteur renoncera, et
pratiquera une incision dans le sac pour en extraire le contenu. Humour et bonne
humeur, si le contenu est liquide, éventuellement toxique (sauce piment), et
qu'il se répand partout ou explose au visage du fauteur.
Il arrive que le nœud soit si gordien que
seule une paire de ciseaux peut en venir à bout. C'est alors la consécration de
l'artiste, tandis que l'acheteur perd la face et se voit officiellement affublé
du titre de sot à l'élastique.
Telles sont les traditions drolatiques et
les mœurs mystérieuses du vieil empire de Siam !
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