Ce n'est pas un montage. Cette photo encadrée trône au milieu du mur de la salle d'attente. Pour tromper l'ennui je pense... |
Ce matin à l'aube, je descend de l'autocar dans une ville que je ne connais pas. Quelqu'un que je n'ai jamais rencontré doit venir me chercher. L'heure arrive, personne. Une demi-heure passe, toujours rien. Le mieux serait de téléphoner pour savoir s'il compte honorer notre rendez-vous, s'il a oublié, ou si je me suis trompé de jour ou d'endroit…
Le problème, c'est que je n'ai pas de connexion sur mon portable. Voyant que j'ai l'air d'attendre quelqu'un et que je donne des signes d'impatience, le type de la compagnie de bus me demande si j'ai un numéro de téléphone qu'il pourrait appeler pour moi. Je le remercie… mais j'ai bêtement laissé ce numéro sur Line, et il me faut donc internet. Il y a bien le wifi ici, celui de la compagnie de transports, mais avec un mot de passe. Le serpent se mord la queue.
Je lui montre mon portable, la page de paramétrage, et il comprend tout de suite. Il me fait un grand sourire, prend le téléphone, tape le code, et me donne accès au wifi de la compagnie. Cool, non ?
Oui mais…? Peut-être qu'il m'a aussi donné accès au réseau de la compagnie ? Quelle imprudence ! Je vais pirater des données, ou bien introduire un virus. Enfin... pas du tout sûr qu'il y ait un réseau interne, ici. Quand même, il a pris un risque.
Et puis je pourrais utiliser internet d'une manière illégale, faire des téléchargements sur le darknet, accéder à des sites anarchistes ou pédophiles, que sais-je encore. Mais au fait, y a-t-il de la pédophilie en Indonésie ? Oui, sans doute. Est-elle poursuivie ? En théorie, certainement, mais en pratique ? La police a d'autres chats à fouetter, vols et meurtres. Alors regarder des images…? Ok. Quand même, mieux vaut être prudent quand on ne sait pas, qu'on a affaire à un inconnu…
Je pourrais aussi revenir le lendemain, et encore après, pour profiter abusivement de ce code, le distribuer... Douteux, pense-t-il, car je suis étranger, je ne vais pas rester ici - d'ailleurs, je ne pense qu'à déguerpir.
Au final, je me retrouve avec deux hypothèses :
a/ il y avait des risques, peut-être ceux que j'ai énoncés, peut-être d'autres, mais l'homme n'en avait pas conscience, il n'a pas réfléchi. Car ici, on fait souvent les choses comme on les sent. Au travail, il n'y a ni protocoles ni parano - tout au plus quelques consignes - on a pas mal de marge ;
Le problème, c'est que je n'ai pas de connexion sur mon portable. Voyant que j'ai l'air d'attendre quelqu'un et que je donne des signes d'impatience, le type de la compagnie de bus me demande si j'ai un numéro de téléphone qu'il pourrait appeler pour moi. Je le remercie… mais j'ai bêtement laissé ce numéro sur Line, et il me faut donc internet. Il y a bien le wifi ici, celui de la compagnie de transports, mais avec un mot de passe. Le serpent se mord la queue.
Je lui montre mon portable, la page de paramétrage, et il comprend tout de suite. Il me fait un grand sourire, prend le téléphone, tape le code, et me donne accès au wifi de la compagnie. Cool, non ?
Oui mais…? Peut-être qu'il m'a aussi donné accès au réseau de la compagnie ? Quelle imprudence ! Je vais pirater des données, ou bien introduire un virus. Enfin... pas du tout sûr qu'il y ait un réseau interne, ici. Quand même, il a pris un risque.
Et puis je pourrais utiliser internet d'une manière illégale, faire des téléchargements sur le darknet, accéder à des sites anarchistes ou pédophiles, que sais-je encore. Mais au fait, y a-t-il de la pédophilie en Indonésie ? Oui, sans doute. Est-elle poursuivie ? En théorie, certainement, mais en pratique ? La police a d'autres chats à fouetter, vols et meurtres. Alors regarder des images…? Ok. Quand même, mieux vaut être prudent quand on ne sait pas, qu'on a affaire à un inconnu…
Je pourrais aussi revenir le lendemain, et encore après, pour profiter abusivement de ce code, le distribuer... Douteux, pense-t-il, car je suis étranger, je ne vais pas rester ici - d'ailleurs, je ne pense qu'à déguerpir.
Au final, je me retrouve avec deux hypothèses :
a/ il y avait des risques, peut-être ceux que j'ai énoncés, peut-être d'autres, mais l'homme n'en avait pas conscience, il n'a pas réfléchi. Car ici, on fait souvent les choses comme on les sent. Au travail, il n'y a ni protocoles ni parano - tout au plus quelques consignes - on a pas mal de marge ;
b/ l'homme n'a pas pris de risques, parce qu'aucun de ceux que
j'ai envisagés n'existe ici ; peut-être en Europe, en Amérique - mais
dans le petit bureau de la compagnie Nusantara de Bandung, non ; il n'y avait aucune chance pour que son initiative se retourne contre lui.
Pour juger de son acte, un autre facteur entre en ligne : l'aurait-il fait pour un compatriote ? Pas forcément. Peut-être l'étranger, malgré ses dollars, lui apparaît-il comme un être faible et sans défense, qui ne risque pas d'être nuisible. Peut-être est-il tout simplement sympathique parce qu'il le fait rêver à des images vues à la télévision, là où il n'ira jamais.
En fait, il s'est contenté d’obéir à un instinct de solidarité pré-câblé chez l'immense majorité des humains. Soigneusement sélectionné par l'évolution : la horde a intérêt à intégrer au groupe celui qui aide les autres, car elle pourra compter sur lui quand il faudra chasser l'auroch ou d'autres animaux terribles !
Là, je ne vois pas comment je pourrais encore amoindrir la valeur de la bonne action de cet employé...
Au moins, je peux dire qu'il a agi selon son cœur. Les indonésiens et les thaïs fonctionnent souvent comme ça.
- Allons ! Les français sont tout aussi solidaires et capables d'actes d'altruisme magnifiques…
- Certes ! En cas de catastrophes naturelles majeures...
Au fait, est-ce que ces fameuses "rencontres authentiques" dont se gobergent les touristes (et dont je me moque ici) n'auraient pas un rapport avec mon aventure ? Le touriste part au bout du monde, à la recherche de ce qu'il n'a pas chez lui : des gens qui ne se prennent pas la tête et qui réagissent naturellement. Et le voilà tout ému et tout content.
Pour juger de son acte, un autre facteur entre en ligne : l'aurait-il fait pour un compatriote ? Pas forcément. Peut-être l'étranger, malgré ses dollars, lui apparaît-il comme un être faible et sans défense, qui ne risque pas d'être nuisible. Peut-être est-il tout simplement sympathique parce qu'il le fait rêver à des images vues à la télévision, là où il n'ira jamais.
En fait, il s'est contenté d’obéir à un instinct de solidarité pré-câblé chez l'immense majorité des humains. Soigneusement sélectionné par l'évolution : la horde a intérêt à intégrer au groupe celui qui aide les autres, car elle pourra compter sur lui quand il faudra chasser l'auroch ou d'autres animaux terribles !
Là, je ne vois pas comment je pourrais encore amoindrir la valeur de la bonne action de cet employé...
Au moins, je peux dire qu'il a agi selon son cœur. Les indonésiens et les thaïs fonctionnent souvent comme ça.
- Allons ! Les français sont tout aussi solidaires et capables d'actes d'altruisme magnifiques…
- Certes ! En cas de catastrophes naturelles majeures...
Au fait, est-ce que ces fameuses "rencontres authentiques" dont se gobergent les touristes (et dont je me moque ici) n'auraient pas un rapport avec mon aventure ? Le touriste part au bout du monde, à la recherche de ce qu'il n'a pas chez lui : des gens qui ne se prennent pas la tête et qui réagissent naturellement. Et le voilà tout ému et tout content.
Roissy en France
Un bureau du côté de la gare des bus, terminal 3. Deux femmes désagréables, une jeune et une vieille, vendent des tickets d'autocar, planquées derrière une vitre renforcée. Je les connais bien, je passe par là au moins une fois par an. Quand je leur demande un renseignement, j'ai l'impression d'exiger d'un agonisant qu'il saute 1.50 m en ciseaux. Et quand elles ouvrent la bouche, j'entends le rottweiler qui gronde dans leur gorge.
Je n'imagine pas une seconde que ces femmes puissent aider quelqu'un, sinon contraintes par l'obligation de porter secours à une personne en danger, et encore. Je le sais d'expérience. Un jour, rentrant d'un pays exotique en plein hiver, je suis tombé sur un vague de froid. Grelottant, j'ai tenté de squatter leur bureau - le café était en travaux. Je me suis fait jeter comme un malpropre. Triste. Encore plus pour elles que pour moi.
J'ai bon espoir d'avoir choisi mes amis parmi les rares qui, justement, pourraient prendre des risques pour quelqu'un en difficulté, braver l'administration, les règles, aller au-delà de la minable trouille. Des gens qui peuvent penser tout seul. Des gens que tout ne terrifie pas. Qui ne disent pas : on ne sait jamais, mieux vaut être prudent.
D'un côté, je profite des avantages d'un monde moderne et bien ordonné. De l'autre, j'ai la nostalgie de cette humanité solidaire qui s'étonne qu'on mette ses parents dans des maisons de retraite et qu'on vive chacun pour soi.
Ce qui est terrible, c'est qu'on ne peut pas avoir l'un et l'autre.
Beaucoup s'indignent sans comprendre l'intrication des obligations : chaque société a sa cohérence interne, tissée par une infinité de liens. On ne peut pas avoir un i-phone, de bonnes routes, une politique un peu éco-responsable, la sécu... et des gens qui prendront le temps de vous aider. Tu sais, ces gens merveilleux qui te répondent sur les plates-formes téléphoniques...
Beaucoup rêvent de réformes qui permettraient d'avoir le meilleur des deux mondes. C'est impossible, ils sont incompatibles. Il faut choisir... En occident, on a déjà décidé : ce sera le Meilleur des Mondes.
Oui je sais, tu ne me crois pas... Tu penses qu'avec tes petites actions positives, tu vas améliorer les choses. Tu imagines qu'il s'agit juste d'une question de volonté collective. Qu'il faut continuer à éduquer... Je suis si triste de te dire que non, ce n'est pas une question de bonne volonté, c'est une question de structure.
Autant on a tendance à surestimer la solidité de la société (en imaginant par exemple qu'on pourrait régler le problème des banlieues avec l'armée !) autant on sous-estime la force des structures économiques. Les gens vivront sous n'importe quel régime, on peut faire la révolution. Mais ils ne se passeront plus de leur confort, de leur écran géant, du supermarché du coin et de la médecine (presque) gratuite.
A la limite (et tu imagines comme ça me troue le c... de dire ça), les babas-cools qui gardent des chèvres ont une analyse plus cohérente de la société.
Mais... la voiture du cousin de l'ami de l'ami arrive, et le voilà qui sort en me faisant de grands signes... Je me retourne vers l'inconnu derrière son bureau : so long, bro !
J'ai bon espoir d'avoir choisi mes amis parmi les rares qui, justement, pourraient prendre des risques pour quelqu'un en difficulté, braver l'administration, les règles, aller au-delà de la minable trouille. Des gens qui peuvent penser tout seul. Des gens que tout ne terrifie pas. Qui ne disent pas : on ne sait jamais, mieux vaut être prudent.
D'un côté, je profite des avantages d'un monde moderne et bien ordonné. De l'autre, j'ai la nostalgie de cette humanité solidaire qui s'étonne qu'on mette ses parents dans des maisons de retraite et qu'on vive chacun pour soi.
Ce qui est terrible, c'est qu'on ne peut pas avoir l'un et l'autre.
Ce matin, je fais l'ami du petit déjeuner... Mamie habite encore avec tout le monde. |
Beaucoup s'indignent sans comprendre l'intrication des obligations : chaque société a sa cohérence interne, tissée par une infinité de liens. On ne peut pas avoir un i-phone, de bonnes routes, une politique un peu éco-responsable, la sécu... et des gens qui prendront le temps de vous aider. Tu sais, ces gens merveilleux qui te répondent sur les plates-formes téléphoniques...
Beaucoup rêvent de réformes qui permettraient d'avoir le meilleur des deux mondes. C'est impossible, ils sont incompatibles. Il faut choisir... En occident, on a déjà décidé : ce sera le Meilleur des Mondes.
Oui je sais, tu ne me crois pas... Tu penses qu'avec tes petites actions positives, tu vas améliorer les choses. Tu imagines qu'il s'agit juste d'une question de volonté collective. Qu'il faut continuer à éduquer... Je suis si triste de te dire que non, ce n'est pas une question de bonne volonté, c'est une question de structure.
Autant on a tendance à surestimer la solidité de la société (en imaginant par exemple qu'on pourrait régler le problème des banlieues avec l'armée !) autant on sous-estime la force des structures économiques. Les gens vivront sous n'importe quel régime, on peut faire la révolution. Mais ils ne se passeront plus de leur confort, de leur écran géant, du supermarché du coin et de la médecine (presque) gratuite.
A la limite (et tu imagines comme ça me troue le c... de dire ça), les babas-cools qui gardent des chèvres ont une analyse plus cohérente de la société.
Mais... la voiture du cousin de l'ami de l'ami arrive, et le voilà qui sort en me faisant de grands signes... Je me retourne vers l'inconnu derrière son bureau : so long, bro !
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Structures :
1/ le "pasar" (bazar) de Purwakarta, Java : supermarché local avec nourriture, vêtements, bricolage. Le vendeur est parfois aussi le producteur ou un parent proche - entreprises familiales. Approvisionnement dans les 50 km avoisinnant.
2/ le supermarché des années 80 : bâtiment isolé, une société internationale et des employés, le règne de la tête de gondole et des produits plus chers à hauteur de regard :
3/ le nouvel espace commercial : le mall : un supermarché entouré d'une quantité de magasins franchisés : le retour aux bonnes vieilles valeurs du petit commerce ? MDR...
Honnêtement, lequel te fait le plus envie pour tes courses hebdomadaires ? Tu hésites ? Deux photos pour t'aider à choisir :
Le petit chat est mort dans l'escalier du bazar et la petite fille regarde à distance, fascinée :
La rigole à côté du trottoir, sous le magasin de fruits
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