lundi 30 mars 2015

Le cancer du tourisme est-il radiosensible ?



Tu me demandes mes impressions sur le pays ? J'aurais beaucoup aimé parler des thaïs. Étant donné mon niveau dans la langue qu'ils parlent, je me verrais mal en dire quoi que ce soit.

Juste qu'ils ont l'air très souriants. Cela s'expliquerait par la nécessité de mettre l'autre à l'aise afin qu'il ne soit jamais en position de perdre la face. Et non par une gentillesse innée qu'on leur prête parait-il à tort. Il se dit qu'ils sont d'une incroyable violence, manient le révolver avec facilité - justement quand ils perdent la face, pour des histoires passionnelles ou des problèmes de travail. On voit aussi des reportages sur l'incroyable cruauté avec laquelle ils traitent les transfuges birmans, enrôlés de force sur des bateaux qui font la pêche à la crevette.

Je n'en sais rien, j'étais pas là.

Mais j'ai pu observer personnellement que les mœurs thaï étaient dans l'ensemble d'une grande pudeur (on ne s'embrasse jamais dans la rue, on ne fait pas de grande démonstrations d'affection). Leurs conduites sociales sont empreintes d'une extrême retenue. Jamais de cris, jamais de hurlements de rire. Les thaïs sont calmes. J'ai plaisir à leur présence.

Je ne vois pas trop ce que je pourrais dire d'autre. Sinon que bon nombre d'entre eux, même dans les endroits reculés, regardent le farang comme un gros porte-monnaie mobile qu'il convient d'alléger. Mais qu'ils ne volent pas. Et qu'ils rendent si on a donné trop par mégarde. Considérations de touriste, bien terre à terre...

 En revanche, je pourrais être un peu plus bavard à propos des touristes occidentaux. Bien souvent, ils échangent dans des langues que je comprends à peu près et il est impossible de les fuir totalement. J'ai eu la curiosité de lire les forums du Routard ou de Lonely où ils relatent leurs aventures en Thaïlande. Dans les agences, les zones de passage, sur les affiches, on voit quels loisirs sont proposés aux étrangers : autre source d'information qui permet de comprendre ce que cherchent ici les touristes.

Et là, j'ai une triste déclaration à faire.

Le faisceau de symptômes que j'ai recueilli permet d'affirmer que la Thaïlande est atteinte d'un cancer. C'est le cancer du tourisme. Une tumeur très maligne, qui a une forte tendance à la dissémination locale mais aussi à la métastase distante. En bref, des foyers de prolifération anarchique, totalement hétérogènes au tissu social local, apparaissent ça et là dans le pays. Ils envahissent ce tissu, l'infiltrent et progressivement l'étouffent et le tuent. Une riche néo-vascularisation, avec circulation parallèle de dollars et d'euros, permet cette expansion qui aboutit à la mort culturelle par asphyxie et empoisonnement toxique (à la vulgarité).
Dépôt d'ordures au centre de Bangkok

Comment lutter contre ce fléau ? Ma participation consistera à jeter les premiers éléments d'une nomenclature, dont j'espère qu'elle retiendra l'attention de l'OMS[1].

La simple observation permet très vite de repérer plusieurs types distincts de cellules malignes.

D'abord, cette population d'hommes entre 45 et 70 ans qui viennent faire du tourisme sexuel. Il y en a des plus jeunes, mais ils font moins tache. Ils se retrouvent à Pattaya, à Phuket et à Bangkok, les trois gros centres où se déroule l'essentiel de cette activité.

Contrairement aux clients des agences matrimoniales que j'ai pu rencontrer en Ukraine, les amateurs de chair fraîche thaï ne viennent pas ici pour se marier. Les visiteurs de l'Ukraine sont souvent des divorcés de 35 à 50 ans qui sont déçus de leurs relations avec les françaises, et qui veulent convoler avec une ukrainienne - par forcément beaucoup plus jeune, mais surtout pas féministe, et convaincue de la différence des sexes et de la répartition des tâches qui en découle. Pour ce que j'en ai compris, les voyageurs du sexe qui viennent en Thaïlande veulent se faire plaisir avec des filles beaucoup plus jeunes, pour la soirée ou la semaine. Ils aiment les bars, les filles qui dansent nues dans les gogos et le spectacle qui s'y donne, ils aiment boire en compagnie, ils aiment la nuit. Quelques uns y laissent leur cœur... et parfois un beau tas de plumes.

Je voudrais rassurer les moralistes. Il y a quelques années encore, on pouvait trouver des scènes sur lesquelles dansaient des garçons de dix ou douze ans, avec un numéro accroché autour du cou. Autour, affalés dans des fauteuils, des occidentaux, un verre à la main. Et une gentille dame thaï ou un monsieur, qui passaient entre les rangs pour recueillir les demandes : "number sex... no, six!" (celle-là, elle fait toujours rire...) Cela ne se voit plus. Enfin je suppose qu'il faut chercher pour en trouver. C'est déjà un gros progrès.

En Thaïlande, il y a aussi du tourisme médical, encouragé par le gouvernement. Les hôpitaux n'ont rien à envier à l'hôpital américain de Neuilly. Dans la salle d'attente, on a le wifi en libre accès, des boissons chaudes et froides, des petits gâteaux renouvelés tout au long de la journée. Le personnel est en partie recruté sur son look. Le vaguemestre n'est pas un vieux grognon velu derrière un caddie : le transport des dossiers et du courrier est assuré par une nuée de jeunes filles en collants blancs et jupes courtes, qui filent en rollerblades en montrant leurs jolies cuisses.

Ici, le prix d'un râtelier, mis en place dans des conditions de technicité et d'hygiène impeccables, est moitié moindre sinon le tiers de ce qu'il coûterait en France. Mais une fois rentré au pays, pas de SAV.
Ce tourisme, à la limite du bénin, est très peu invasif.

On trouve aussi des babas-cools qui portent des dreadlocks, des chignons et des bonnets noirs, rouges et jaunes, qui se retrouvent en communautés dans des petits hôtels avec des symboles "peace" en corde tressée. Ils pensent qu'ils sont intégrés parce qu'ils connaissent les ficelles du pays. Mais peut-on être intégré quand on ne connaît pas la langue ? Pourtant, ils passent souvent des mois sur place. Les thaïs les appellent les farangs cra-cra. Dans certains endroits, ils sont relativement nombreux. C'est peut-être pour cela qu'on en voit beaucoup moins chez nous. Ils sont considérés avec une telle ironie par la population, qu'on ne peut pas les juger bien dangereux. Les anticorps locaux viennent facilement à bout de ces anti-gêne.

Il y a aussi les chinois, qui viennent en hordes passer le nouvel an (chinois) dans les gogos bars. Ce sont eux qui tiennent la corde, les blancs n'ont plus la cote auprès des putes. Ils ont leurs zones réservées, et les filles refusent tous ceux qui n'ont pas les yeux bridés. Il faut dire que le occidentaux, avec leurs gros mandrins, ont tendance à démonter les tailles étroites des petites thaïs. Un sexe coréen en érection : neuf centimètres en moyenne d'après des statistiques très officielles. Alors avant de brûler des cierges, les filles choisissent leur re(li)gion : rasées de la motte, c'est pour l'Europe, l'Australie et les USA ; velues, c'est pour les asiates. Pas difficile de savoir à qui on a à faire.

En Thaïlande, il y a les russes, parqués dans des zones bien délimitées à Phuket et Pattaya. Eux, ils ne font pas de chichis, ils ne viennent pas pour visiter, ni pour avoir des contacts avec la population locale, ils sont sans prétention. Les femmes viennent pour étaler leurs chairs pâles sur la plage et acheter des fringues. Les hommes pour ne rien faire et boire de la bière et de la vodka toute la journée. Hommes et femmes se réunissent au restaurant pour bouffer du poisson et des crevettes ensemble. Point barre.

En dehors des russes, il y a beaucoup de couples européens, 30 - 50 ans, souvent avec des enfants, qui viennent faire en Thaïlande ce qu'ils font à Annecy, Ratisbonne ou Knokke-le-Zoute quand ils sont en vacances. Ils cherchent juste la note de dépaysement qui fera que ce voyage sera un peu différent du fameux voyage au camping de Melun. Ils montent sur le dos des éléphants, ils visitent les temples avec ardeur, ils s'arrêtent au zoo, ils fixent d'un air pénétré les briques calcinées qui traînent à l'endroit où s'élevait une ville cinq siècles auparavant, ils font du shopping au marché local, ils admirent le feu d'artifice.

D'autres européens de l'ouest, plus jeunes, célibataires venus en petits groupes, viennent pratiquer un ou des sports qu'ils pratiquent dans leur pays. Descente en VTT, plongée, trekking, rafting, rappel, et même delta. Ils aiment aussi faire la fête. Certains ne viennent que pour ça. Par exemple pour la fête de la pleine lune dans la petite île de Koh Phangan, une grande cacophonie qui dure depuis plus de vingt ans. Elle a un tel succès commercial que la fête se tient maintenant lors des demi-lunes et de la nouvelle lune. Et les jours entre. Les boissons sont vendues sur la plage au seau, mélanges d'alcool et de red bull. Stupéfiant(s)..! Il y a des mauvais réveils. Quand il y a réveil.


Pour la plupart des touristes, les lectures avant le voyage se résument la plupart du temps à celle des agences sur internet, du forum des routards et autres, et dans le meilleur cas du guide du même nom. Les intellectuels sont rares. Les lectures ont avant tout pour but de tracer un itinéraire équilibré, qui permette d'en voir le maximum en quelques jours, et d'éviter les mauvaises surprises, les traquenards et les arnaques. La connaissance du pays est accessoire : pourquoi s'informer à l'avance, puisqu'on va voir de ses propres yeux ? Bien sûr, ils pourraient rester chez eux et lire Géo, mais c'est pas la même chose.

Moi, ça me va bien qu'on ne lise rien avant de partir en voyage. Si on sait qu'on y va seulement pour voir des tigres et des nichons, se tremper dans des piscines ou des vagins. Mais pourquoi vont-ils aussi traîner sur les lieux de culture... ruines, musées, ethnies... Culpabilité ? (Ah, ces ploucs de Durand, ils sont allés quinze jours en Thaïlande, ils ont parcourus 18 000 kilomètres et ils n'ont même pas fait les ruines d'Ayutthaya !)

Je tiens de première main qu'une touriste, arrivée sur une île du sud, s'est vu proposer d'aller voir le fameux triangle d'or. Son guide l'a emmenée sur une plage, pour une somme modeste, et là, effectivement, il y avait bien une vague forme de triangle dans le sable, que la touriste s'est empressée de photographier. Elle a ensuite ramené son trophée, toute fière, et l'a montré un ami, manifestement moins naïf (et plus cultivé). Succès garanti !

En voyage, les couples sont sociables, et parlent volontiers à leurs compatriotes. Ces relations les aident à se sentir moins perdus dans ce pays quand même un peu incompréhensible : "On a rencontré un autre couple de français avec des enfants, et on a passé ensemble une journée inoubliable à s'arroser avec les éléphants..." (Routard)

Ils vantent la nourriture thaï, celle qui est préparée pour eux, aménagée pour respecter leurs goûts (surtout pas de cafards grillés). Ils font de "bonnes affaires" sur les marchés - gagnant-gagnant, le thaï leur a vendu ses T-shirts deux fois plus cher qu'à un local - mais c'est encore pas cher. Et ils ramènent des tas de souvenirs (pas que des colibacilles).

De ces voyages, qui durent trois semaines tout au plus, ils retirent des impressions qui se transforment en jugements - jugements qu'ils pourront échanger avec les jugements d'autres touristes qu'ils retrouveront au retour, amis partis aussi peu de temps, et jugements donc tout aussi motivés :

Les thaïs sont très accueillants... le guide qu'on a pris était très sympa (manquerait plus que les professionnels du tourisme ne soient pas accueillants - il n'y a qu'en France et en Russie où on peut se faire mordre par un billettiste). Bangkok, c'était vraiment épuisant, trop chaud, mais on a fait des affaires, vous pouvez pas imaginer. [...] La vie n'est vraiment pas chère là-bas. Il y avait vraiment beaucoup de touristes, mais l'hôtel était très bien. Avec une petite piscine. Surtout pour le prix. On a visité beaucoup de temples - mais en fait, ils se ressemblent tous un peu. La nourriture thaï est épicée, mais très bonne. On n'a pas eu de gastro - sauf en rentrant, le dernier jour !

Oui, un des éléments fondamentaux qui ancrent la Thaïlande comme un pays de cocagne, c'est que la vie n'est pas chère. Pendant quinze jours, on se sent le roi du pétrole, alors qu'en France, on est seulement le roi... euh... le roi de la station Total à la sortie du bourg. Ouf !

Le paradoxe, c'est que le tourisme est devenu une obligation sociale. Celui qui ne sort jamais des frontières est stigmatisé comme un individu médiocre du fait de son esprit casanier et de son manque de curiosité intellectuelle. "Je suis pareil à tant de gens qui voyagent pour leur plaisir, mais que cela ne commence vraiment d'amuser que lorsqu'ils sont rentrés chez eux." (F. du Croisset).

Et puis j'ai lu sur le forum du Routard le récit suivant :"...Je me suis fait arracher mon sac à main à Ayutthaya [site historique ultra touristique]. Quelques jours plus tard, je me suis fait mordre par un chien. Direction l'hôpital... Et dans l'ensemble, j'ai trouvé que les thaïs étaient très sales. Très déçue de mon voyage...". Post qui a suscité un nombre de réactions indignées. Surtout sur la saleté des thaïs. Elle se plaint, mais elle ne se rend pas compte de sa chance. Elle a eu droit à un séjour d'exception : les voleurs et les chiens méchants, ça ne court pas les rues en Thaïlande, c'est même TRES rare. J'espère secrètement qu'elle a eu droit à la totale : le voleur à la tire thaï, le chien méchant thaï ET une turista du feu de Dieu. Et que seule la modestie lui fait passer sous silence cette dernière expérience.

Il y a actuellement une mode du tourisme "authentique", un tourisme qui se pose beaucoup de questions. Comment - en tant que touriste - ne pas interférer avec l'environnement visité. Comment échapper aux structures que leurs prédécesseurs ont suscitées par leur demande : les bars à putes, les barres d'hôtels, les barres de Mars dans les 7-eleven, les calbars avec écrit dessus I love Chiang Mai. Et les omelettes sur toast au petit déjeuner.

Les amateurs de ce tourisme authentique (un peu barrés ?) sont à la recherche d'une sorte de virginité, nec plus ultra du plaisir touristique. Ils font des efforts remarquables pour se faire connaître sur internet. Admettons qu'ils y réussissent. Mais alors, quand il ne restera plus qu'une zone authentique pour vingt visiteurs, sera-t-elle encore authentique lors du passage du deuxième visiteur ? Du dix-neuvième ? Du vingtième ?

C'est une cause perdue. Quand on atterrit en Thaïlande, on sait qu'on arrive avec vingt millions de personnes, et il y en aura vingt millions de plus l'année suivante. On ne peut pas y échapper.

Pour autant, je comprends qu'on n'aime pas ça : le tourisme qui vous donne le même feeling qu'une passe. Les sourires forcés et le fard en excès, l'impression qu'on entre dans un endroit précédé par une queue de visiteurs, et suivi d'une autre queue, toute aussi longue. Le sentiment que tout est fait pour qu'on dépose rapidement ses billets sur la table, et que les soupirs qui précèdent le passage à la caisse ne sont que des mensonges.

Même si certaines prostituées sont très belles, autant que les pyramides d'Egypte et le Grand Canyon réunis (au niveau du nombril), il faut vraiment ne pas être difficile pour se contenter d'une location tarifée - exactement ce que propose le tourisme de masse.

"Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située,
Qui veuille d'un tourisme ainsi prostitué;"

(Alceste dans Le Misanthrope, acte I scène 1... ou pas).

On parle aussi de tourisme "alternatif". Ce tourisme est parfois politisé, et il veut alors jouer un tour au grand capital et à la mondialisation qui organise le tourisme "normal", en évitant les canaux habituels. Mais là, big problem : ces canaux habituels nourrissent une partie de la population locale : la part du tourisme dans le PIB de la Thaïlande est de 17%. Comment se comporter équitablement ?

"Quand je vais dans les endroits où il y a des ethnies, même si je sais que ce sont des comédiens grimés pour l'occasion et déguisés que je vois, j'ai fait le choix d'y aller et de payer. Mais je comprends qu'on ne fasse pas comme moi" déclare un habitué du forum du routard. Je salue son ouverture d'esprit même si je ne comprends pas l'intérêt. Charité elle aussi déguisée ?

Que sont donc ces "ethnies", devenues une étape obligée du tourisme thaï ? En l'occurrence des représentants de groupes culturels divers habitant en Birmanie, pas loin de la frontière nord avec la Thaïlande. Certains sont en guerre avec le pouvoir central. Ils auraient été maltraités par ce pouvoir. Au point de passer clandestinement la frontière vers la Thaïlande. Ces immigrés feraient l'objet d'une exploitation locale, notamment touristique (il faut dire que les thaïs ne semblent pas aimer beaucoup les birmans depuis le sac et l'incendie de leur capitale il y a deux siècles et demi par ces derniers - il y a des souvenirs qui fâchent longtemps).

On a un peu de peine à comprendre le but de cette rencontre des "ethnies". Pour voir leurs costumes ? Leurs danses ? S'assurer qu'ils ne ressemblent pas à mon voisin de palier de Montargis ?

Au fait, les thaïs ne sont-ils pas eux aussi une "ethnie"[2] ? Comme les français ? Quand une touriste demande le prix d'un sac tissé à une thaï, est-ce que les ethnies parlent aux ethnies ? D'ailleurs, est-il citoyen de parler d'ethnie ? Peut-on avoir une démarche ethnique citoyenne ? Sinon, faut-il envisager une remédiation du message iconique ? On s'écarte (ethnie, ethnie, est-ce que j'ai une gueule d'ethnie, moi ?)

L'escroquerie aux ethnies est vieille comme le tourisme. Francis du Croisset s'entretient avec son compagnon de voyage anglais, lors de son voyage au Sri Lanka :

L'auto ralentit sur un embarras de racines. J'en profite pour dévisager un couple étonnant.
Elle, les cheveux en broussailles et vêtue d'une loque rouge; lui, hirsute, barbu et tout nu, sauf un pagne. Tous deux ont des nez épatés, un crâne pointu et des bouches proéminentes.
« Regarde cette couple, me conseille le capitaine. Vous en verras pas souvent.
— Ce sont des parias?
— Oh! Contraire, c'est la plus vieille race de l'île. Avant que la Cinghalaise arrive, ils étaient les maîtres du pays, avec leurs arcs et leurs chiens.
— Quoi! Ce seraient des veddahs?
— Presque. Ils sont de sang mêlé. Vous trouve plus des véritables.
— Pourtant, dis-je, on m'a affirmé...
— No, coupe Hollicott, vous trouve plus. Oh! Le portier de l'hôtel d'Anuradhapura, si tu lui demandes, il vous trouve une couple veddah. C'est très facile.
— Eh bien, alors...
— C'est des déguisés. Le portier prend un couple comme celui-là, il prête un arc et des flèches et pour cinquante roupies vous crois que vous photographies deux veddah.
— Vous avez un don, dis-je.
— Lequel?
— Celui d'enlever toute illusion au touriste.
— J'aime les choses comme elles sont, répliqua sentencieusement Hollicott.

C'était en 1935. A l'époque du récit, il y avait encore des serpents et des mygales dans les hôtels à Ceylan, et des tigres et des panthères noires sur la piste. Mais le tourisme authentique en avait déjà pris un bon coup...

Sur les forums, il y a beaucoup de remontées relatives aux échanges, aux rencontres avec la population thaï (ou d'autres). A ma connaissance, les thaïs ne parlent pas anglais, sauf ceux qui font profession dans le tourisme. Une bloggeuse écrivait qu'elle avait été obligée de renoncer à un "What is the cost of this T-shirt" au profit d'un "How much" doublé d'un index énergique pour se faire comprendre.

Les français non plus ne parlent pas anglais. Alors, le fait de demander où se trouvent les pissotières et d'être accueilli par un sourire = "un échange" ? Même chose pour l'achat d'un bonnet "issu de l'artisanat local" (vendu avec un certificat d'authenticité "100% grotesque" dès qu'il est porté dans votre pays d'origine) = "un échange" ? Le T-shirt âprement négocié = "deux échanges" ? Et au restaurant, le doigt pointé sur le plat qui fait envie, dans le classeur illustré de photos et rédigé en anglais et en russe : une victoire quand le serveur apporte le bon plat avec un grand sourire + un échange-bonus ? Oui, les thaïs sont souriants : on échange des sourires, c'est déjà ça.

Ces touristes qui disent ou écrivent sur un site qu'ils ont eu des échanges avec la population locale, ils me font penser à ces gens qui sortent enchantés d'un concert de musique classique au théâtre Graslin de Nantes (c'est un peu différent à la salle Gaveau ou au Grand Palais - quoique). Des mélomanes qui pour la plupart ne reconnaissent pas l'alto du violon ni le hautbois de la clarinette quand l'orchestre joue, qui ne peuvent différencier une quinte d'une octave, un mi d'un sol joués par deux instruments, une interprétation écoutée à l'aveugle d'une autre, Bach d'un autre auteur baroque, etc. Ils sont quasiment sourds à la musique, par génétique et par manque d'éducation. Ce n'est pas de leur faute. Heureusement, ça ne les empêche pas d'aimer la musique. D'aimer l'air, seule écume du morceau qui a pu gagner leurs centres nerveux supérieurs, d'aimer l'ambiance recueillie du concert, les habits des musiciens, le rituel des instruments qu'on accorde et des gorges qu'on racle avant que le chef ne lève sa baguette. D'avoir une véritable émotion, engendrée par la musique, mais aussi par des tempêtes électriques qui ont éclaté sur la face interne de leurs hémisphères. En cela, ils sont parfaitement légitimes.

Après tout, c'est le même faisceau neural médian du cerveau qui diffuse le plaisir qu'apportent une éjaculation précoce dans le vagin d'une prostituée thaï, l'écoute d'une suite pour violoncelle seul et la dégustation d'un camembert.


[1] pas celle de Genève, non, l'autre, l'Organisation Mondiale des Stupides
[2] Ethnie : ensemble d'individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture (Robert)

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