Tu me demandes mes impressions sur le pays
? J'aurais beaucoup aimé parler des thaïs. Étant donné mon niveau dans la
langue qu'ils parlent, je me verrais mal en dire quoi que ce soit.
Juste qu'ils ont l'air très souriants. Cela
s'expliquerait par la nécessité de mettre l'autre à l'aise afin qu'il ne soit
jamais en position de perdre la face. Et non par une gentillesse innée qu'on
leur prête parait-il à tort. Il se dit qu'ils sont d'une incroyable violence,
manient le révolver avec facilité - justement quand ils perdent la face, pour
des histoires passionnelles ou des problèmes de travail. On voit aussi des
reportages sur l'incroyable cruauté avec laquelle ils traitent les transfuges
birmans, enrôlés de force sur des bateaux qui font la pêche à la crevette.
Je n'en sais rien, j'étais pas là.
Mais j'ai pu observer
personnellement que les mœurs thaï étaient dans l'ensemble d'une grande pudeur
(on ne s'embrasse jamais dans la rue, on ne fait pas de grande démonstrations
d'affection). Leurs conduites sociales sont empreintes d'une extrême retenue.
Jamais de cris, jamais de hurlements de rire. Les thaïs sont calmes. J'ai
plaisir à leur présence.
Je ne vois pas trop ce
que je pourrais dire d'autre. Sinon que bon nombre d'entre eux, même dans les
endroits reculés, regardent le farang comme un gros porte-monnaie mobile qu'il
convient d'alléger. Mais qu'ils ne volent pas. Et qu'ils rendent si on a donné
trop par mégarde. Considérations de touriste, bien terre à terre...
En revanche, je pourrais être un peu plus
bavard à propos des touristes occidentaux. Bien souvent, ils échangent dans des
langues que je comprends à peu près et il est impossible de les fuir
totalement. J'ai eu la curiosité de lire les forums du Routard ou de Lonely où
ils relatent leurs aventures en Thaïlande. Dans les agences, les zones de
passage, sur les affiches, on voit quels loisirs sont proposés aux étrangers :
autre source d'information qui permet de comprendre ce que cherchent ici les
touristes.
Et là, j'ai une triste
déclaration à faire.
Le faisceau de
symptômes que j'ai recueilli permet d'affirmer que la Thaïlande est atteinte
d'un cancer. C'est le cancer du tourisme. Une tumeur très maligne, qui a
une forte tendance à la dissémination locale mais aussi à la métastase distante.
En bref, des foyers de prolifération anarchique, totalement hétérogènes au
tissu social local, apparaissent ça et là dans le pays. Ils envahissent ce
tissu, l'infiltrent et progressivement l'étouffent et le tuent. Une riche
néo-vascularisation, avec circulation parallèle de dollars et d'euros, permet
cette expansion qui aboutit à la mort culturelle par asphyxie et empoisonnement
toxique (à la vulgarité).
Comment lutter contre
ce fléau ? Ma participation consistera à jeter les premiers éléments d'une
nomenclature, dont j'espère qu'elle retiendra l'attention de l'OMS[1].
La simple observation
permet très vite de repérer plusieurs types distincts de cellules malignes.
D'abord, cette
population d'hommes entre 45 et 70 ans qui viennent faire du tourisme sexuel.
Il y en a des plus jeunes, mais ils font moins tache. Ils se retrouvent à
Pattaya, à Phuket et à Bangkok, les trois gros centres où se déroule
l'essentiel de cette activité.
Je voudrais rassurer les
moralistes. Il y a quelques années encore, on pouvait trouver des scènes sur
lesquelles dansaient des garçons de dix ou douze ans, avec un numéro accroché
autour du cou. Autour, affalés dans des fauteuils, des occidentaux, un verre à
la main. Et une gentille dame thaï ou un monsieur, qui passaient entre les
rangs pour recueillir les demandes : "number sex... no, six!"
(celle-là, elle fait toujours rire...) Cela ne se voit plus. Enfin je suppose
qu'il faut chercher pour en trouver. C'est déjà un gros progrès.
En Thaïlande, il y a aussi du tourisme
médical, encouragé par le gouvernement. Les hôpitaux n'ont rien à envier à
l'hôpital américain de Neuilly. Dans la salle d'attente, on a le wifi en libre
accès, des boissons chaudes et froides, des petits gâteaux renouvelés tout au
long de la journée. Le personnel est en partie recruté sur son look. Le
vaguemestre n'est pas un vieux grognon velu derrière un caddie : le transport
des dossiers et du courrier est assuré par une nuée de jeunes filles en
collants blancs et jupes courtes, qui filent en rollerblades en montrant leurs
jolies cuisses.
Ici, le prix d'un râtelier, mis en place
dans des conditions de technicité et d'hygiène impeccables, est moitié moindre
sinon le tiers de ce qu'il coûterait en France. Mais une fois rentré au pays,
pas de SAV.
Ce tourisme, à la limite du bénin, est très
peu invasif.

Il y a aussi les chinois, qui viennent en
hordes passer le nouvel an (chinois) dans les gogos bars. Ce sont eux qui
tiennent la corde, les blancs n'ont plus la cote auprès des putes. Ils ont
leurs zones réservées, et les filles refusent tous ceux qui n'ont pas les yeux
bridés. Il faut dire que le occidentaux, avec leurs gros mandrins, ont tendance
à démonter les tailles étroites des petites thaïs. Un sexe coréen en érection :
neuf centimètres en moyenne d'après des statistiques très officielles. Alors avant
de brûler des cierges, les filles choisissent leur re(li)gion : rasées de la
motte, c'est pour l'Europe, l'Australie et les USA ; velues, c'est pour les
asiates. Pas difficile de savoir à qui on a à faire.
En Thaïlande, il y a les russes, parqués
dans des zones bien délimitées à Phuket et Pattaya. Eux, ils ne font pas de
chichis, ils ne viennent pas pour visiter, ni pour avoir des contacts avec la
population locale, ils sont sans prétention. Les femmes viennent pour étaler
leurs chairs pâles sur la plage et acheter des fringues. Les hommes pour ne
rien faire et boire de la bière et de la vodka toute la journée. Hommes et femmes
se réunissent au restaurant pour bouffer du poisson et des crevettes ensemble.
Point barre.
En dehors des russes, il y a beaucoup de
couples européens, 30 - 50 ans, souvent avec des enfants, qui viennent faire en
Thaïlande ce qu'ils font à Annecy, Ratisbonne ou Knokke-le-Zoute quand ils
sont en vacances. Ils cherchent juste la note de dépaysement qui fera que ce
voyage sera un peu différent du fameux voyage au camping de Melun. Ils montent
sur le dos des éléphants, ils visitent les temples avec ardeur, ils s'arrêtent
au zoo, ils fixent d'un air pénétré les briques calcinées qui traînent à l'endroit
où s'élevait une ville cinq siècles auparavant, ils font du shopping au marché
local, ils admirent le feu d'artifice.
D'autres européens de l'ouest, plus jeunes,
célibataires venus en petits groupes, viennent pratiquer un ou des sports
qu'ils pratiquent dans leur pays. Descente en VTT, plongée, trekking, rafting,
rappel, et même delta. Ils aiment aussi faire la fête. Certains ne viennent que
pour ça. Par exemple pour la fête de la pleine lune dans la petite île de Koh
Phangan, une grande cacophonie qui dure depuis plus de vingt ans. Elle a un tel
succès commercial que la fête se tient maintenant lors des demi-lunes et de la
nouvelle lune. Et les jours entre. Les boissons sont vendues sur la plage au
seau, mélanges d'alcool et de red bull. Stupéfiant(s)..! Il y a des mauvais
réveils. Quand il y a réveil.
Pour la plupart des touristes, les lectures
avant le voyage se résument la plupart du temps à celle des agences sur
internet, du forum des routards et autres, et dans le meilleur cas du guide du
même nom. Les intellectuels sont rares. Les lectures ont avant tout pour but de
tracer un itinéraire équilibré, qui permette d'en voir le maximum en quelques
jours, et d'éviter les mauvaises surprises, les traquenards et les arnaques. La
connaissance du pays est accessoire : pourquoi s'informer à l'avance, puisqu'on
va voir de ses propres yeux ? Bien sûr, ils pourraient rester chez eux
et lire Géo, mais c'est pas la même chose.
Moi, ça me va bien qu'on ne lise rien avant
de partir en voyage. Si on sait qu'on y va seulement pour voir des tigres et
des nichons, se tremper dans des piscines ou des vagins. Mais pourquoi vont-ils
aussi traîner sur les lieux de culture... ruines, musées, ethnies...
Culpabilité ? (Ah, ces ploucs de Durand, ils sont allés quinze jours en
Thaïlande, ils ont parcourus 18 000 kilomètres et ils n'ont même pas fait les
ruines d'Ayutthaya !)
Je tiens de première main qu'une touriste,
arrivée sur une île du sud, s'est vu proposer d'aller voir le fameux triangle
d'or. Son guide l'a emmenée sur une plage, pour une somme modeste, et là,
effectivement, il y avait bien une vague forme de triangle dans le sable, que
la touriste s'est empressée de photographier. Elle a ensuite ramené son
trophée, toute fière, et l'a montré un ami, manifestement moins naïf (et plus
cultivé). Succès garanti !
En voyage, les couples sont sociables, et
parlent volontiers à leurs compatriotes. Ces relations les aident à se sentir
moins perdus dans ce pays quand même un peu incompréhensible : "On a
rencontré un autre couple de français avec des enfants, et on a passé ensemble
une journée inoubliable à s'arroser avec les éléphants..." (Routard)
Ils vantent la nourriture thaï, celle qui
est préparée pour eux, aménagée pour respecter leurs goûts (surtout pas de
cafards grillés). Ils font de "bonnes affaires" sur les marchés - gagnant-gagnant,
le thaï leur a vendu ses T-shirts deux fois plus cher qu'à un local - mais
c'est encore pas cher. Et ils ramènent des tas de souvenirs (pas que des
colibacilles).
De ces voyages, qui durent trois semaines
tout au plus, ils retirent des impressions qui se transforment en jugements - jugements
qu'ils pourront échanger avec les jugements d'autres touristes qu'ils retrouveront
au retour, amis partis aussi peu de temps, et jugements donc tout aussi motivés
:
Les thaïs sont très accueillants... le
guide qu'on a pris était très sympa (manquerait plus
que les professionnels du tourisme ne soient pas accueillants - il n'y a qu'en
France et en Russie où on peut se faire mordre par un billettiste). Bangkok,
c'était vraiment épuisant, trop chaud, mais on a fait des affaires, vous pouvez
pas imaginer. [...] La vie n'est vraiment pas chère là-bas. Il y avait vraiment
beaucoup de touristes, mais l'hôtel était très bien. Avec une petite piscine. Surtout
pour le prix. On a visité beaucoup de temples - mais en fait, ils se
ressemblent tous un peu. La nourriture thaï est épicée, mais très bonne. On n'a
pas eu de gastro - sauf en rentrant, le dernier jour !
Oui, un des éléments fondamentaux qui
ancrent la Thaïlande comme un pays de cocagne, c'est que la vie n'est pas
chère. Pendant quinze jours, on se sent le roi du pétrole, alors qu'en France,
on est seulement le roi... euh... le roi de la station Total à la sortie du bourg.
Ouf !
Le paradoxe, c'est que le tourisme est
devenu une obligation sociale. Celui qui ne sort jamais des frontières est
stigmatisé comme un individu médiocre du fait de son esprit casanier et de son
manque de curiosité intellectuelle. "Je suis pareil à tant de gens qui
voyagent pour leur plaisir, mais que cela ne commence vraiment d'amuser que
lorsqu'ils sont rentrés chez eux." (F. du Croisset).
Et puis j'ai lu sur le forum du Routard le
récit suivant :"...Je me suis fait arracher mon sac à main à Ayutthaya
[site historique ultra touristique]. Quelques jours plus tard, je me suis fait
mordre par un chien. Direction l'hôpital... Et dans l'ensemble, j'ai trouvé que
les thaïs étaient très sales. Très déçue de mon voyage...". Post qui a
suscité un nombre de réactions indignées. Surtout sur la saleté des thaïs. Elle
se plaint, mais elle ne se rend pas compte de sa chance. Elle a eu droit à un
séjour d'exception : les voleurs et les chiens méchants, ça ne court pas les
rues en Thaïlande, c'est même TRES rare. J'espère secrètement qu'elle a eu droit
à la totale : le voleur à la tire thaï, le chien méchant thaï ET une turista du
feu de Dieu. Et que seule la modestie lui fait passer sous silence cette
dernière expérience.
Il y a actuellement une mode du tourisme
"authentique", un tourisme qui se pose beaucoup de questions. Comment
- en tant que touriste - ne pas interférer avec l'environnement visité. Comment
échapper aux structures que leurs prédécesseurs ont suscitées par leur demande
: les bars à putes, les barres d'hôtels, les barres de Mars dans les 7-eleven, les
calbars avec écrit dessus I love Chiang Mai. Et les omelettes sur toast au petit
déjeuner.
Les amateurs de ce tourisme authentique (un
peu barrés ?) sont à la recherche d'une sorte de virginité, nec plus ultra du
plaisir touristique. Ils font des efforts remarquables pour se faire connaître
sur internet. Admettons qu'ils y réussissent. Mais alors, quand il ne restera plus
qu'une zone authentique pour vingt visiteurs, sera-t-elle encore authentique
lors du passage du deuxième visiteur ? Du dix-neuvième ? Du vingtième ?
C'est une cause perdue. Quand on atterrit
en Thaïlande, on sait qu'on arrive avec vingt millions de personnes, et il y en
aura vingt millions de plus l'année suivante. On ne peut pas y échapper.
Pour autant, je comprends qu'on n'aime pas ça
: le tourisme qui vous donne le même feeling qu'une passe. Les sourires forcés
et le fard en excès, l'impression qu'on entre dans un endroit précédé par une
queue de visiteurs, et suivi d'une autre queue, toute aussi longue. Le
sentiment que tout est fait pour qu'on dépose rapidement ses billets sur la
table, et que les soupirs qui précèdent le passage à la caisse ne sont que des
mensonges.
Même si certaines prostituées sont très
belles, autant que les pyramides d'Egypte et le Grand Canyon réunis (au niveau
du nombril), il faut vraiment ne pas être difficile pour se contenter d'une
location tarifée - exactement ce que propose le tourisme de masse.
"Non,
non, il n'est point d'âme un peu bien située,
Qui
veuille d'un tourisme ainsi prostitué;"
(Alceste dans Le Misanthrope, acte I scène
1... ou pas).
On parle aussi de tourisme
"alternatif". Ce tourisme est parfois politisé, et il veut alors
jouer un tour au grand capital et à la mondialisation qui organise le tourisme
"normal", en évitant les canaux habituels. Mais là, big problem : ces
canaux habituels nourrissent une partie de la population locale : la part du
tourisme dans le PIB de la Thaïlande est de 17%. Comment se comporter équitablement
?
"Quand je vais dans les endroits où
il y a des ethnies, même si je sais que ce sont des comédiens grimés pour
l'occasion et déguisés que je vois, j'ai fait le choix d'y aller et de payer.
Mais je comprends qu'on ne fasse pas comme moi" déclare un habitué du
forum du routard. Je salue son ouverture d'esprit même si je ne comprends pas
l'intérêt. Charité elle aussi déguisée ?
Que sont donc ces "ethnies",
devenues une étape obligée du tourisme thaï ? En l'occurrence des représentants
de groupes culturels divers habitant en Birmanie, pas loin de la frontière nord
avec la Thaïlande. Certains sont en guerre avec le pouvoir central. Ils
auraient été maltraités par ce pouvoir. Au point de passer clandestinement la
frontière vers la Thaïlande. Ces immigrés feraient l'objet d'une exploitation
locale, notamment touristique (il faut dire que les thaïs ne semblent pas aimer
beaucoup les birmans depuis le sac et l'incendie de leur capitale il y a deux
siècles et demi par ces derniers - il y a des souvenirs qui fâchent longtemps).
On a un peu de peine à comprendre le but de
cette rencontre des "ethnies". Pour voir leurs costumes ? Leurs danses
? S'assurer qu'ils ne ressemblent pas à mon voisin de palier de Montargis ?
Au fait, les thaïs ne sont-ils pas eux
aussi une "ethnie"[2]
? Comme les français ? Quand une touriste demande le prix d'un sac tissé à une
thaï, est-ce que les ethnies parlent aux ethnies ? D'ailleurs, est-il
citoyen de parler d'ethnie ? Peut-on avoir une démarche ethnique citoyenne ?
Sinon, faut-il envisager une remédiation du message iconique ? On s'écarte (ethnie,
ethnie, est-ce que j'ai une gueule d'ethnie, moi ?)
L'escroquerie aux ethnies est vieille comme
le tourisme. Francis du Croisset s'entretient avec son compagnon de voyage
anglais, lors de son voyage au Sri Lanka :
L'auto ralentit sur un embarras de racines.
J'en profite pour dévisager un couple étonnant.
Elle, les cheveux en broussailles et vêtue
d'une loque rouge; lui, hirsute, barbu et tout nu, sauf un pagne. Tous deux ont
des nez épatés, un crâne pointu et des bouches proéminentes.
« Regarde cette couple, me conseille le capitaine.
Vous en verras pas souvent.
— Ce sont des parias?
— Oh! Contraire, c'est la plus vieille race
de l'île. Avant que la Cinghalaise arrive, ils étaient les maîtres du pays, avec
leurs arcs et leurs chiens.
— Quoi! Ce seraient des veddahs?
— Presque. Ils sont de sang mêlé. Vous
trouve plus des véritables.
— Pourtant, dis-je, on m'a affirmé...
— No, coupe Hollicott, vous trouve plus.
Oh! Le portier de l'hôtel d'Anuradhapura, si tu lui demandes, il vous trouve
une couple veddah. C'est très facile.
— Eh bien, alors...
— C'est des déguisés. Le portier prend un couple
comme celui-là, il prête un arc et des flèches et pour cinquante roupies vous
crois que vous photographies deux veddah.
— Vous avez un don, dis-je.
— Lequel?
— Celui d'enlever toute illusion au
touriste.
— J'aime les choses comme elles sont,
répliqua sentencieusement Hollicott.
C'était en 1935. A l'époque du récit, il y
avait encore des serpents et des mygales dans les hôtels à Ceylan, et des
tigres et des panthères noires sur la piste. Mais le tourisme authentique en
avait déjà pris un bon coup...
Sur les forums, il y a beaucoup de
remontées relatives aux échanges, aux rencontres avec la
population thaï (ou d'autres). A ma connaissance, les thaïs ne parlent pas
anglais, sauf ceux qui font profession dans le tourisme. Une bloggeuse écrivait
qu'elle avait été obligée de renoncer à un "What is the cost of this
T-shirt" au profit d'un "How much" doublé d'un index énergique pour
se faire comprendre.
Les français non plus ne parlent pas
anglais. Alors, le fait de demander où se trouvent les pissotières et d'être
accueilli par un sourire = "un échange" ? Même chose pour l'achat
d'un bonnet "issu de l'artisanat local" (vendu avec un certificat
d'authenticité "100% grotesque" dès qu'il est porté dans votre pays
d'origine) = "un échange" ? Le T-shirt âprement négocié =
"deux échanges" ? Et au restaurant, le doigt pointé sur le plat qui
fait envie, dans le classeur illustré de photos et rédigé en anglais et en
russe : une victoire quand le serveur apporte le bon plat avec un grand sourire
+ un échange-bonus ? Oui, les thaïs sont souriants : on échange des sourires,
c'est déjà ça.
Ces touristes qui disent ou écrivent sur un
site qu'ils ont eu des échanges avec la population locale, ils me font penser à
ces gens qui sortent enchantés d'un concert de musique classique au théâtre
Graslin de Nantes (c'est un peu différent à la salle Gaveau ou au Grand Palais -
quoique). Des mélomanes qui pour la plupart ne reconnaissent pas l'alto du
violon ni le hautbois de la clarinette quand l'orchestre joue, qui ne peuvent
différencier une quinte d'une octave, un mi d'un sol joués par deux instruments,
une interprétation écoutée à l'aveugle d'une autre, Bach d'un autre auteur
baroque, etc. Ils sont quasiment sourds à la musique, par génétique et par
manque d'éducation. Ce n'est pas de leur faute. Heureusement, ça ne les empêche
pas d'aimer la musique. D'aimer l'air, seule écume du morceau qui a pu gagner
leurs centres nerveux supérieurs, d'aimer l'ambiance recueillie du concert, les
habits des musiciens, le rituel des instruments qu'on accorde et des gorges
qu'on racle avant que le chef ne lève sa baguette. D'avoir une véritable
émotion, engendrée par la musique, mais aussi par des tempêtes électriques qui
ont éclaté sur la face interne de leurs hémisphères. En cela, ils sont
parfaitement légitimes.
Après tout, c'est le même faisceau neural médian du
cerveau qui diffuse le plaisir qu'apportent une éjaculation précoce dans le
vagin d'une prostituée thaï, l'écoute d'une suite pour violoncelle seul et la
dégustation d'un camembert.
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