Ce soir, je sens que je pète
un câble.
Ce n'est pas à force de manger du riz tous les jours, matin et soir.
Ce n'est pas parce que Fon m'"habitue" à manger thaï, et donc à
supporter des doses de plus grandes de piment (au fait quel mauvais physiologiste disait qu'on avait aussi des papilles gustatives à
l'autre bout du tube digestif car on sentait aussi le piment passer par là?) Ce n'est pas parce que mon
organisme est fâché avec cette nourriture - il ne l'est pas, et trois
explosions de quelques heures en deux mois, en buvant de l'eau de pluie qui
fermente et dégage une odeur infecte si on la garde quatre jour dans une
bouteille en plastique, c'est le signe d'une tripe résistante. Ce n'est pas
parce que le fromage (le vrai, celui qui pue), les rillettes et le bordeaux me
manquent - je sais qu'il suffit d'être un peu patient.
Ce n'est pas parce que Fon
me met à la portion congrue question câlins, elle est épuisée par le bébé -
alors que je ne le suis pas, et pour cause ! Ce n'est pas du tout parce que je
suis en quelque sorte seul ici, sans quasiment de possibilité de parler - car
Fon est sans arrêt occupé à laver les couches malgré la machine à laver le linge
qui trône près des réfrigérateurs, et parce que sa mère et son père ne me
disent jamais rien - non, le silence est au contraire une bonne manière de
s'entendre, si l'on peut dire, avec les parents. D'abord, je ne suis pas
totalement isolé, je peux aller voir Rye l'australien, avec son accent à couper
au couteau, qui va me dire qu'il a un très bon chien, un très bon ouvrier, de
très beaux poissons dans son bassin, une très bonne voiture - ce qui démontre
qu'on est dans un très bon monde.
Ce n'est pas parce que le
matelas posé par terre n'est pas très confortable, je m'y suis habitué. Ce
n'est pas à cause de la pluie qui tombe la nuit sur le toit de tôles dans un
fracas assourdissant. Ce n'est bien sûr pas parce que ma fille (qui dort entre
Fon et moi) se réveille et pleure plusieurs fois par nuit depuis presque deux
mois - ce n'est pas moi qui allaite, et toute la charge tombe sur les épaules
de Fon. Ce n'est pas parce que les bonzes commencent à chanter à cinq heures du
matin, je suis déjà réveillé. Ni parce qu'à six heures le haut-parleur
municipal qui se trouve sur le poteau à l'entrée de la cour braille une musique
sirupeuse en quatre-vingt décibels. Ce n'est pas parce qu'au premier étage, là
où on dort, on entend vraiment fort les camions qui roulent sur la route de
Khon Khaen parce que les bruits montent et qu'on est au dessus des arbres -
alors qu'on entend rien au rez-de-chaussée - j'ai bon sommeil.
Ce n'est pas parce que je
n'ai pas internet à la maison et que je suis obligé d'aller deux fois par jour
à l'épicerie, profiter du wifi. Quoique… ça m'énerve bien. Ce n'est pas parce
que je n'ai pas de table, pas de confort, pas de coin à moi, et qu'il faut tous
les matins descendre mon ordinateur et diverses choses dont j'ai besoin pendant
la journée, pour les rapporter dans la chambre le soir après avoir tout
débranché - et les rebrancher en haut. Ce n'est pas parce que la douche est
froide : déjà, c'est inespéré qu'il y ait une douche, avec une pression décente,
et ce n'est pas grave si je me cogne la tête de temps en temps dans la baraque
où elle est installée.
Ce n'est pas parce qu'il
faut se déchausser chaque fois qu'on entre dans la pièce où se trouvent les
réfrigérateurs, dont la porte racle le sol et qui se ferme mal, alors qu'il
semble qu'un petit coup de rabot pourrait tout arranger (j'ai proposé - on m'a
dit que c'était compliqué) - non, ça c'est juste un peu exaspérant. Et qu'il
faut remettre la petite pierre qui bloque cette porte, sinon elle s'ouvre -
mais les règles qui font que le blocage est parfois comminatoire, parfois ne
l'est pas, restent toujours pour moi incompréhensibles - je suppose que c'est
ce qui rend la Thaïlande si mystérieuse, c'est d'ailleurs ce qu'on lit
dans les prospectus qu'on trouve dans les agences de voyage et qui ne peuvent
pas mentir.
Ce n'est pas parce que l'eau
pour faire le thé n'est jamais à la bonne température - de toute manière, il
n'y a pas de théière, je rapporterai une des miennes la prochaine fois, et
j'achèterai une bouilloire correcte à l'occasion. Non, ça, c'est vraiment de ma
faute.
Ce n'est pas parce que j'ai
trouvé un cafard dans ma valise - maintenant, je la ferme en permanence, et je
verrai en arrivant à Paris s'il a colonisé, quand une armée cuirassée d'élytres
et de marron sortira en rangs grouillants et ininterrompus de cette valise,
comme dans un cauchemar. A moins qu'un serpent ne se soit endormi dans une des
poches ? Ça, c'est une perspective que je trouve plutôt drôle. Faudra-t-il le
rapporter aux objets trouvés à l'ambassade thaïe à Paris ?
Non, rien de tout ça n'est
vraiment important, rien n'est insupportable. Alors pourquoi est-ce que je pète
un câble ?
Les moustiques. Ça ne fait
pourtant pas vraiment mal, une piqure de moustique. Ça gratte. Vingt piqures de
moustiques, sur les jambes, les pieds, les mains dans les coins de peau
délicate, ça gratte énormément. Et ça finit par rendre fou. Le matin. Le soir.
Parfois pendant la nuit. Tous les jours sans exception. Ils s'abattent sur
vous, et cinq minute après, c'est trop tard. Malgré les crèmes et les sprays. Et
quand ce ne sont pas les moustiques, ce sont les mouches.
La bonne idée : construire un logement
Il y a quelques jours,
j'écrivais ces mots :
…Alors tant qu'à faire
d'être à la ferme, autant y être confortablement. J'ai demandé à Fon si on
pouvait envisager de construire un petit logement en parpaings, avec une
fenêtre qui ferme, une véritable étanchéité aux moustiques, un matelas
confortable, une petite table pour mettre l'ordinateur.
Christian (celui de
Petchanulok cf. chronique 12) me dit que la construction d'une maison est une
obligation pour un farang qui a une relation sérieuse avec une thaïe - outre l'avantage que présente l'étanchéité aux moustiques. S'il n'y
a pas de maison, les parents et la femme risquent sérieusement de perdre la
face. Fourches caudines,
dit-il, comme s'il s'agissait d'une défaite. Il a sans doute largement raison.
Mais j'ai souvenir d'une petite aventure qui m'est arrivée en Chine, et qui démontre
qu'il ne faut pas se faire piéger en sens inverse. Je suis farang, j'ai mes
coutumes et mes opinions, et je ne peux les abdiquer totalement si elles
touchent au plus profond de mes convictions.
J'étais à l'époque chef de
service dans un hôpital parisien, et le directeur qui m'avait encore à la bonne
m'a confié une mission dans un hôpital ami, en Chine, qui consistait entre
autres à sélectionner deux internes qui passeraient un an en France pour se
perfectionner dans notre langue et connaître le système médical français. Il
m'envoie là-bas avec un confrère sympathique, mais dont la pente naturelle est de
ne jamais faire de vagues. Nous arrivons à Cheng Du, la
capitale du Se Chuan, à l'ouest du pays, où tous les matins, j'ai vu de ma
fenêtre une place grande comme la Concorde, couverte de vélos - exclusivement -
des milliers et des milliers de vélos. Ils n'avançaient plus. Ils étaient
tellement nombreux qu'ils réussissaient à créer un embouteillage.
On nous a présenté une
dizaine de jeunes médecins qui pour la plupart ne parlaient pas français. L'un
d'entre eux - qui nous avait accueilli à l'aéroport - avait l'air de penser
qu'il savait parler. Il jargonnait épouvantablement, et il était totalement
incompréhensible. Mais c'était un débit ininterrompu. Il répondait à côté à nos
questions, et je pense qu'il ne nous comprenait pas. Je me suis même demandé
s'il ne souffrait pas d'une forme de psychose ou d'autisme tardif. Un autre aussi
nous avait attendu au sortir de l'avion, un genre de matamore moustachu, avec
les sourcils en broussaille qui remontaient très haut vers l'extérieur, et un air furieux posé en permanence sur la figure. Nous
n'avons pas tardé à l'appeler le capitaine, parce qu'il rappelait ces
personnages terrifiants qui manient l'épée dans le théâtre traditionnel
chinois. Il parlait un peu mieux que le jargonneux, et il avait un grade
supérieur aux autres internes. Parmi ces dernier, nous avons remarqué un
chinois grand et mince. Lui parlait relativement bien et semblait très malin.
Nous l'avons surnommé double-mètre - car tous ces noms étaient impossible à
apprendre par cœur.
Au cours des jours suivants,
nous avons visité un hôpital, d'une pauvreté hallucinante, et un dispensaire où
on pratiquait la médecine traditionnelle en parallèle avec les autres spécialités. Les patients étaient envoyés par la famille ou par le contremaître
de l'usine. Parfois, on disait au patient qu'il allait consulter en médecine traditionnelle,
mais on lui faisait passer un autre type d'examen médical. Bref, tout cela
était nouveau, choquant, mais compréhensible : c'était la Chine post-maoïste.
On nous a présenté la doyenne de l'université, petite femme d'une cinquantaine
d'année tout en civilité, finesse et intelligence - ce qui contrastait avec les
officiels que nous avions rencontrés. Nous sommes allés lui rendre visite dans son
appartement, un logement misérable où l'état des meubles et des murs évoquait
les zones les plus pauvres de la banlieue parisienne, chez des gens en déshérance.
C'était très triste. Surtout quand elle nous a expliqué qu'elle avait eu de la
chance parce qu'on lui avait accordé un deux pièces, pour elle et son mari.
Nous avons compris qu'il y avait deux hiérarchies, l'autorité universitaire et l'autorité sanitaire. Notre venue était un bon prétexte : une bonne partie du temps était consacrée à des repas officiels où les administratifs des deux bords se gobergeaient et buvaient d'impressionnantes quantités de saké, dans des petits verres dont le fond montrait des femmes nues. C'était pourtant des restaurants de luxe, avec une incroyable diversité de plats qu'on présentait sur des plateaux tournants empilés les uns au dessus des autres - je me rappelle encore les scorpions dans la neige (c'est-à-dire dans le riz) et les œufs de canards germés vieux de deux ans.
Le soir, nous faisions le
point dans la chambre de mon collègue (qui fumait la pipe, et je ne voulais pas
qu'il m'enfume). Il m'expliquait que nous avions été accueilli par deux
étudiants dont chacun appartenait à l'une des deux hiérarchies : le capitaine
était de la filière universitaire, tandis que le jargonneux venait du
sanitaire. Le fait qu'on nous les avait présenté d'emblée était un signe clair
: il fallait désigner ces deux personnes comme les lauréats du test que nous
faisions passer. Pourtant, je voyais double-mètre surpasser les autres à chaque
épreuve. Mon collègue m'a dit que si nous ne faisions pas comme ils le
voulaient, nous allions leur faire perdre la face et que c'était une
catastrophe. Je lui ai répondu que je n'étais sûr de rien, que c'était quand
même trop injuste pour double-mètre, et je lui ai proposé de diviser le choix.
Chacun de nous, de manière explicite, désignerait son candidat, et je
supporterai donc toute la vindicte attachée à mon faux-pas diplomatique.
Double-mètre et le capitaine ont atterri chez nous, aussitôt pris en charge par nos hôpitaux. Au bout de quatre mois, le capitaine a fait un syndrome néphrotique, affection sans gravité qui se guérit au bout de quelques mois. Mais il a paniqué, et il a fallu le renvoyer en Chine en urgence. Double-mètre que je croisais régulièrement à l'hôpital parlait le français avec de plus en plus d'aisance et s'était bien intégré. Il a économisé tout l'argent de poche qu'on lui donnait. A la fin de l'année passée en France, il a pris un billet d'avion et s'est installé au Canada. Définitivement. Je ne suis pas qu'un peu fier de lui avoir donné cette chance.
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