jeudi 1 octobre 2015

Le lance-pierre de mon beau-père





La vie à la ferme suit son cours tranquille, avec des petites surprises. Ce matin, Fon est venue m'apporter un rayon de miel sauvage. Trouvé dans les arbres - une branche traverse la ruche de part en part. Une abeille vole autour - une toute petite abeille, comme je n'en ai jamais vu. Fon essaye de me faire manger une larve - elle me dit que c'est très bon. Je refuse - préjugé. Le miel est délicieux. Je donnerais cher pour avoir une tartine de pain gris et du beurre salé pour l'étaler.

En me promenant sur le terrain, je vois une énorme araignée dans sa toile. Elle est très jolie, striée de vert et se confond avec la végétation. J'imagine la sensation… avançant dans la nuit, les fils se collent sur la figure, chatouillent les poils des oreilles, tandis que les pattes véloces courent sur la peau, et que, peut-être, les chélicères s'enfoncent dans la chair fine autour des yeux…

L'autre jour, je vois le père de Fon assis sur un tronc en train de bricoler quelque chose. Il écorce un bout de bois. Je regarde de plus près. Il est en train de fabriquer un lance-pierre. J'ai déjà remarqué qu'il en avait un. C'est pour quelqu'un d'autre, pour un ami, me dit Fon.

Ici, les lance-pierres sont d'usage courant. Il s'en vend sur les marchés, avec des petites décorations sur le bois. A quoi servent-ils ? Parfois à éloigner les chiens, plutôt à faire avancer les bœufs. Une idée machiavélique germe dans ma tête. En effet, je ne peux m'empêcher d'envisager l'hypothèse selon laquelle le silence et le refus absolu du regard avec le père de Fon tient à une antipathie qu'il pourrait facilement avoir pour un farang qui a le même âge que lui, qui a entrepris sa fille et qui ne fait pas un métier compréhensible - en tout cas un métier manuel, un métier pratique dont on voit les résultats.

J'ai déjà observé ce préjugé relatif au travail intellectuel chez des ouvriers français. Pour beaucoup d'entre eux, un tel travail ne vaut rien. J'ai souvenir d'avoir aidé l'un d'entre eux à envoyer des photos par mail dans un contexte technique un peu compliqué (c'était à Madagascar), y avoir passé pas loin d'une heure, et de n'avoir reçu aucun merci : ce n'était pas du travail. Alors qu'il comptabilise le moindre service qu'il me rend, et qui doit entraîner remerciements, rémunération en nature voire en espèces - car je suis un bourgeois. Il ne faut surtout pas croire que cette homme est intéressé, et qu'il manque de générosité. Pas du tout - au contraire même. Mais il existe en France des comportements de classe que je n'ai pas retrouvés en Ukraine, en Pologne ou dans les pays d'Asie du sud-est. C'est ainsi que dans un hôpital où j'ai travaillé, des syndicats avaient obtenu que les médecins payent leur repas à la cantine trois ou quatre fois celui que payait le personnel d'entretien - autant dire une affaire pour une aussi misérable pitance ! Et ils auraient trouvé logique qu'il en soit de même partout, le médecin payant une asperge, un litre d'essence, une maison, une amende pour excès de vitesse cinq fois le prix payé par un ouvrier.

Si je demande au père de Fon de me fabriquer un lance-pierre, ce qui semble une tâche assez légère, il avouera peut-être des sentiments négatifs en refusant de le faire. Test qui n'est pas sûr à cent pour cent, mais qui peut avoir de la valeur s'il revient positif (c'est-à-dire s'il refuse).

Huit jours plus tard, je le vois assis sur le même tronc d'arbre. Par parenthèse, les thaïs semblent trouver confortable de s'accroupir sur un siège minuscule pendant des heures, sans attraper de fourmis dans les jambes. Il y a dans la ferme deux ou trois petits bancs qui n'ont pas plus de quinze centimètres de haut. J'ai vu Lamoun patiemment réparer sa moto assis sur l'un de ces bancs. Certes les thaïs sont moins grands que les occidentaux. Mais la différence n'explique pas la différence de hauteur des sièges.

Aujourd'hui, le père de Fon a un lance-pierre dans les mains, et il est en train d'adapter l'élastique. "C'est pour toi", me dit Fon. Il faudra juste que tu payes l'élastique qu'il a dû acheter. Selon les conventions… tacites pour le moins, je charge Fon de le rembourser et de le remercier, après lui avoir demandé si je ne dois pas donner plus pour le service rendu - ou plutôt pour l'achat de ce bel objet. Elle répond d'un "non" ferme. Mais le père de Fon ne voudra même pas du remboursement de l'élastique. J'interroge Fon du regard, qui acquiesce d'un signe de tête. "Il n'y a aucun problème" me confirmera-t-elle plus tard. "Les thaïs et les farangs sont très différents. Et il n'y a pas eu la même éducation. Alors ce n'est pas la peine…"

Je ne peux que souscrire à cette sagesse. Qu'on ne me fasse pas rire avec les "belles rencontres" qu'on fait en voyage à l'étranger, rencontres de parfaits inconnus avec lesquels on n'a strictement rien en commun sinon d'avoir une rate, un foie, un hypothalamus et quelques autres organes ou similitudes de surface. C'est l'exercice de quelque circuit temporal ou sous-orbitaire archaïque qui confère à ce symposium de décharges neuronales une fallacieuse impression d'accomplissement humaniste.



2 commentaires:

  1. Je ne me lasse pas de te lire.. Et ta conclusion me fait hurler de rire.... Philippe ( celui de Phuket...)

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  2. Très bien écrit, c'est un plaisir de vous lire. De plus, la touche d'humour rend le contenu d'autant plus léger et plaisant.

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