
L'absence de repas pris en
commun ne laisse pas de m'étonner. Le père de Fon est vraiment très étrange.
Lorsque j'étais venu la première fois, il m'avait dit bonjour et s'était
éclipsé au bout d'une minute. Là, il n'a rien dit quand je suis arrivé, il a
juste fait le wai (le signe avec les mains jointes devant la figure),
pas un mot. Je vis à la ferme, je le rencontre cinq fois par jour, mais il
passe toujours au large et semble éviter mon regard. Il ne m'adresse jamais la
parole. D'un autre côté, la mère de Fon n'est pas très bavarde non plus - à
vrai dire, elle ne me parle pas. Mais quand je plaisante Fon, je lis sur
son visage des émotions positives.
Dans un sens, cet isolement
m'arrange. Je n'ai pas d'obligations mondaines, je n'ai pas à faire de phrases
- avec mon misérable thaï que seule Fon comprend sans me faire répéter. Je lui ai
demandé plusieurs fois s'il y avait un problème avec son père. Elle m'a répondu
que non, qu'il était toujours comme ça, un grand taiseux. Apparemment pas
autiste : il prend Nam dans les bras, il la regarde, il lui sourit, c'est un
grand père affectueux. Très bien. Chacun vit sa vie sans se gêner.
Dans ce grand silence, Lamoun,
le fils cadet, fait exception. Il me fait souvent un sourire quand nous nous
croisons. J'ai beau dire, c'est rassurant. Et le soir, quand il revient un peu éméché
de chez ses copains, il me fait signe de boire un coup avec lui, il m'adresse
quelques mots.
Comme j'ai pu le dire dans
un autre article, l'obligation des salutations est beaucoup moins stricte ici
qu'en Europe ou en Amérique du Nord (et dans la plupart des pays que j'ai
traversés). On n'a pas à dire bonjour. Si on n'a rien à se dire, on se tait. On
ne fait pas de frais. Le langage lui-même semble refléter cet ascétisme des
échanges : il existe un bonjour (sa wa dee khap), mais pas de bon matin (Guten
Morgen), pas de bonne soirée (dobrii vetcher), pas de bonne nuit (good night),
etc. Pas de beau rêves, pas de bonne journée, pas de amusez vous bien, pas de
take care, pas de ciao, pas de see you. Et pas d'au revoir. On a fait son
affaire, on se quitte sans un mot. Et comme il n'y a ni merci ni au revoir chez
les commerçants du coin, je déduis que ce ne sont pas des particularité de la
famille Norkratoke. Mais le matin, ça fait quand même tout drôle : tout le
monde se croise comme des zombies.
La situation évolue favorablement,
quoique lentement. C'est une autre monde, dont il faut que je comprenne les règles,
un autre espace où les frontières du désordre et de l'ordre, du propre et du
sale, du convenant et de l'inconvenant ne passent pas par les mêmes règles
d'organisation qui régissent les maisons occidentales. J'ai trouvé ma place
dans ce gros bordel qu'est la ferme à mes yeux, un plateau de bambou où on laisse Nam
dormir sous une petite moustiquaire. Je la regarde, puis je me remets à mon
travail sur l'ordinateur. Vers trois heures de l'après-midi, le soleil a
tourné, il nous déloge, il tape vraiment fort, et malgré le ventilateur, c'est
irrespirable.
C'est le moment d'aller à
l'épicerie-bar-restaurant qui est à trois cent mètres de la ferme. Sans oublier
la casquette pour la traversée du cagnard. Ordinateur sous la main, car
l'épicerie-bar-restaurant a du wifi. Une petite connexion qui permet quand même
de remonter ses mails, voire de surfer un peu s'il n'y a pas trop de monde.
Quand je reviens, les chiens de la ferme n'aboient pas - ils n'ont jamais aboyé
depuis mon retour, ils m'ont reconnu du premier coup. L'un des bœufs vient me
renifler doucement. Je suis chez moi. Pour encore huit semaines.
J'ai donc pris mes
habitudes. Je descend l'ordinateur le matin et je l'installe en face de Nam,
que je peux ainsi surveiller. Dans la salle d'eau, je sais balancer expertement
la cuvette d'eau sous mes aisselles pour qu'elle nettoie d'un coup l'essentiel
du savon. Comme Fon fait une lessive tous les jours et qu'elle suspend le linge
à côté, je passe un bras dehors, j'attrape ce dont j'ai besoin : je vis sur
deux t-shirts et deux slips, avec parfois un changement de short, les jours de
fête.
Avec Fon, nous ne sortons
pas beaucoup. La campagne d'août est pourtant belle, et j'aime bien cette région,
malgré sa platitude. Surprise, la lumière n'a rien à voir avec ce voile gris
qui couvrait les paysages durant les autres mois. Elle est nette, saturée,
superbe. Le champ de riz en face de la ferme, d'un vert de crayon de couleur,
est magnifique.
A aucun moment je ne
m'ennuie. J'ai enregistrés quelques émissions sur France Culture avant mon
départ, et je peux les écouter sur mon smartphone avec mes nouveaux petits
écouteurs en blue tooth. Et j'ai acheté une liseuse - on ne dira pas à quel
point c'est pratique - sur laquelle je lis le gros livre de Pinker sur
l'évolution de la violence et de la sécurité au cours des siècles. C'est un
ouvrage qui devra faire partie des programmes scolaires dès qu'il sera traduit
en français. J'écris ce que j'ai à écrire, j'étudie ce que je dois étudier.
Tandis que les habitants de
la ferme me regardent utiliser mon électronique, impavides, Nam grandit en
beauté et en sagesse. Comme elle est calme ! Elle ouvre les yeux, essaye de
coordonner son regard, jette des coups d'œil de tous les côtés, fait une petite
grimace avant le faire fuser un long bruit annonciateur de tempête dans sa
couche. Le vingt-et-unième siècle est entré dans la ferme - et ce n'est pas du
silicium, c'est un gentil pâté de rose avec une touffe noire sur la tête.