lundi 26 septembre 2016

Celle avec qui je trompe ma femme



Aujourd'hui - comme presque tous les jours - je suis allé nager. Il a beaucoup plu pendant la nuit. D’habitude, ça s’arrête à l'aube. Mais ce matin il pleut encore. Résultat, le sol est détrempé, et je doute de pouvoir sortir la voiture par le chemin boueux. A moto, il ne faut pas y compter non plus, je vais me retrouver le cul dans la gadoue en moins de deux.


Heureusement, la réserve d’eau n’est pas loin. Un kilomètre de marche. Il pleut encore un peu. Le ciel est d’un beau gris breton. J’arrive au bord de l’eau, je mets mes lunettes et mon bonnet. Aujourd’hui, c’est le jour de la brasse, un petit trois kilomètres à faire. Le crawl, c’est plus agréable, plus efficace, moins fatiguant, mais on ne sort jamais les deux yeux en même temps. Pas trop le temps de regarder le paysage - et toujours sur le côté. L’avantage de la brasse, c’est qu’on regarde devant, et qu’on est un peu plus long longtemps au dessus de l’eau. Alors je m'offre ce plaisir une fois par semaine.


Quand il n’y a pas de vent, quand l’eau n'a pas une ride, on voit en miroir les arbres et les herbes. Les réflexions sont encore plus belles quand on l'œil est au ras de l'eau. Mon passage les perturbe : les tiges s'étirent, se gondolent... On pénètre au delà du miroir.

L’eau est turbide. Mais elle offre un beau mélange de couleurs, passant d’un ocre éclatant, presque rouge quand on regarde au fond à un vert bleu clair très doux devant soi, avec des tas de nuances selon qu’on regarde tout droit ou un peu en oblique.


Un ami s’étonne de ma propension à me tremper le cul dès que je vois une mare d’eau : "Tu n’as pas peur des serpents, des crocodiles, d’autres bêtes venimeuses ou plantes toxiques…?"

J’ai souvent rencontré des serpents, sur terre, et même un python qui devait faire plus de deux mètres - il couvrait la moitié de la route. Mais dans l’eau, jamais, sauf une fois. C'était à Chiang Mai. Du côté de l’université, il y a un parc avec une série de cascades. Je n’ai pas pu résister, et bien que n’ayant ni maillot ni serviette, je me suis jeté dans l’eau. Le courant devait faire trois kilomètres/heure, et je nageais vigoureusement pour le contrer, faisant du sur place. J’ai vu venir à ma rencontre une tête de serpent suivi d'un corps qui ondulait, au ras de l'eau. Il fonçait droit vers moi avec toute la vitesse du courant. J’ai fait un saut de côté, et j’ai vu défiler l’animal, un mètre environ, avant qu’il ne disparaisse dans une cascade. Petite peur.

Quant aux crocodiles, je crois qu’ils sont ici en voie d’extinction. Peut-être en reste-t-il quelques uns vers la frontière avec le Laos, au nord. Et pour le reste, je vis avec. Dans tous les cas, il n’y a pas de sangsues. On pense souvent qu’une eau trouble est sale. Elle peut être plus propre qu’une eau claire pleine de bactéries. C'est l'eau primitive, celle que le premier homme a bue. Il n'en est pas mort puisque je suis là !


Il y a dans le crawl une sensation de glisse qui rejoint les plaisirs que nous avions enfants sur les toboggans, mais avec une douceur toute particulière. Allongé de toute ma longueur, un bras en avant, je sens les filets d'eau qui me caressent le visage et les épaules. Alors que nous nous déplaçons tout en force sur terre, punis par la gravité, nous nous mélangeons à l'eau qui a la même densité que nous, nous l'aimons, elle nous porte tendrement.

"Nature, berce-le chaudement, il a froid..." (Raimbaud, Le dormeur du val)

La saison des pluies donne des lumières et des ciels magnifiques. Sur la rive, il y a des palmiers, mais aussi de grands arbres tristes qui ressemblent à des acacias et qui bougent dès qu’il y a un souffle de brise. Au fond, le ciel noir menace, parfois rayé par un cri d'échassier. Mais quand je finis ma boucle, la colère est finie, le soleil est réapparu.


Si on veut complètement profiter du spectacle - rives, oiseaux, arbres - on peut aussi nager sur le côté avec des palmes, un masque et un tuba. Personne n’y pense. Pourtant, n'est-ce pas plus doux que de monter à dos d'éléphant ou de rencontrer des "ethnies" ? Au ras de l'eau, on a une vue intime de la nature, les oiseaux n'ont pas peur. Mais jamais personne ne vient ici, ni farang, ni thaï. Je suis totalement seul.


Je rentre et mon chemin passe entre les rizières. Là encore, la mousson fait un miracle. Le riz est d’un vert éblouissant, il te crie dans les yeux comme une estampe japonaise.



Je suis fatigué, mais heureux. J'aime si fort mon étang que j'y retourne parfois le soir, rien que pour l'embrasser tendrement avant la nuit.

La Thaïlande, c'est moche. Mais quand même, pas partout...


mardi 20 septembre 2016

La gardeuse de chèvres, l’hôtesse et les deux vendeuses



L'étang

Quand je vais me baigner à l’étang, tôt le matin, je croise souvent une gardeuse de chèvres. Nous nous connaissons, nous nous saluons, et nous échangeons quelques mots aimables. La voici.

La gardeuse de chèvres

Un jour, elle me dit qu’elle veut aller à Korat acheter une robe. Je lui propose de l’emmener.

Le lendemain, nous voici tous les deux dans le pick-up. Elle me demande comment sont les robes de bal qu’on porte à Paris. Je lui explique qu’elles sont très belles, car elles sont tissées en rayons de lune. Elle ne dit rien, mais je vois qu'elle réfléchit.

Nous arrivons au Mall. Là, une gentille hôtesse nous oriente vers les magasins de vêtements.

La gentille hôtesse qui est aussi... mais je dis pas

Là, une vendeuse nous dit qu’elle ne vend pas de robes en rayons de lune, seulement des robes en Rhovyl et en Elastanne. La gardeuse de chèvres est très désappointée - elle est au bord des larmes. La vendeuse a bon cœur, elle a pitié d'elle et lui dit tout bas à l'oreille : au sous-sol, on fait des choses étranges… il y a une vendeuse pas très gentille… mais qui vend beaucoup de chose étonnantes - et peut-être une robe en rayons de lune...

La vendeuse qui vend du Rhovyl et de l'Elastanne


La gardeuse de chèvres est toute heureuse, et remercie. Nous descendons au sous-sol, entourés de ténèbres... Dans le rayon, la bergère voit une belle femme aux cheveux d'ébène qui essaye une tenue. Elle lui sourit. Mais l’autre ne répond pas, dédaigneuse.


La cliente aux cheveux d'ébène

La vendeuse s’approche. Elle a la peau très blanche et des yeux de serpent. Elle lui demande ce qu’elle veut avec brusquerie.
"Une robe tissée en rayons de lune" répond la bergère. La vendeuse se moque d’elle : elle lui dit qu’elle n’a certainement pas les moyens d’acheter une robe en rayons de lune ! C’est pour les princesses seulement !

La vendeuse aux yeux de serpent

L’autre cliente se tourne vers elle et lui dit qu’il lui faudrait plutôt une robe en poils de chèvre - ça se marierait mieux avec l’odeur ! Toutes deux éclatent de rire.

La gardeuse de chèvres se met à pleurer. Heureusement, l’hôtesse très gentille a eu des soupçons. Elle nous a suivi de loin. Elle demande à la gardeuse de chèvres pourquoi elle pleure. Quand elle comprend ce qui s’est passé, elle est très fâchée. Et comme c’est une fée, elle sort une bouteille de Fanta magique.

Mais la cliente aux cheveux d'ébène et la vendeuse aux yeux de serpents sont des sorcières très méchantes. Elles font jaillir de leurs poches des bouteilles de Coca Black. Heureusement, avec sa bouteille de Fanta magique, l'hôtesse a juste le temps  de les transformer en corbeaux, qui porteront une triste livrée sombre. Il ne leur restera que de pouvoir se moquer à longueur de journée.




Mais la gardeuse de chèvres n’a toujours pas sa robe en rayons de lune. Alors la magicienne se tourne vers elle et lui demande : "tu la veux vraiment, cette robe en rayons de lune ?" L'autre acquiesce. Elle la transforme en fleur de nénuphar - une fleur qui s'habille toutes les nuits d'une belle robe de bal en rayons de lune.



Depuis, j'erre seul le long de l'étang...

Moi

Moralité : il faut toujours avoir son appareil photo sur soi même quand on va faire des courses au Mall.

Avec les aimables et pas forcément très volontaires collaborations d'une charmante voisine, de jolies vendeuses du Mall, et de deux corbeaux nés à quatre-vingt kilomètres de Kiev (qui ont un permis de travail).

mardi 13 septembre 2016

Suaves injures de Thaïlande


Hia lek !

Je regardais hier le début de la saison 4 de cette excellente série, Damages. C’est une série d’avocats qui se déroule à New-York. Deux avocats d’âge mur, au sommet de leur gloire, ont été naguère en conflit. Ils  tentent une conciliation qui n’aboutit pas. L’un des avocats prend congé en saluant l’autre d’un "Fuck you !" pas très affectueux. La traduction oscille entre "Va te faire foutre" et "Va te faire mettre", la première légèrement inexacte, la seconde un peu désuète - rien n’est simple.

Depuis trente ans, l’utilisation de mots orduriers semble se répandre des deux côtés de l'Atlantique. C’est un Gilles de la Tourette généralisé - encore plus aux USA que chez nous. En Russie, on résiste courageusement, et celui qui utilise des mots grossiers se déconsidère auprès d’une bonne partie de la population. Il est perçu comme "peuple" - ce qui est comique pour d’anciens soviets !

Quelle est la situation en Thaïlande ? La médiocrité de mon niveau dans la langue m’interdit d’en avoir une appréciation fine. Au bout de deux ans d’efforts, j’ai obtenu de Fon qu’elle me révèle les injures les plus courantes qu’on pouvait lancer en voiture - fenêtre remontées - quand un thaï te faisait une queue de poisson. La queue de poisson étant un plat national qui se consomme chaud, voire très chaud.

Oui, tu as bien entendu, deux ans d’efforts. Je ne compte pas les refus que j’ai essuyés. Finalement, Fon a laissé échapper deux mots. Attention, bouche-toi les oreilles si tu es un peu délicat.

Le premier, phonétiquement "hia", veut dire iguane.
Le second, "sat", veut dire animal.

Y a-t-il un sens caché, pervers, sexuel, une insulte familiale (comme dans NTM) ? Non. L’un et l’autre veulent dire ce qu’ils veulent dire, rien de plus.

Il paraît pourtant qu’on risque une réaction violente si on s'adresse en ces termes à quelqu’un d’autre. Encore faut-il qu’on soit compris. En effet, "sat" (avec une modulation identique mais des orthographes différentes) veut aussi dire :
a/ vérité
b/ mesure de riz de 20 litres, et aussi saillir, couvrir
c/ intègre, probe
d/ honnêteté, loyauté

Et "sat", cette fois avec un "a" long veut dire :
a/ éclabousser, asperger
b/ instruction, missive
c/ science

Par parenthèse, je te laisse deviner comment on dit : "la science éclabousse l'homme intègre de sa vérité". Bègues s'abstenir.

Si je me laisse aller et qu’on me cherche des crosses, j’ai prévu d'expliquer que j’ai voulu dire "mesure de riz de 20 litres". Fon n’est pas sûre qu’on me croie. Mais dans un sens, je serais assez flatté qu’on me comprenne du premier coup - pour une fois.

Fon m’explique qu’autrefois, on pouvait se traiter de kwaï, qui veut dire buffle. (oui, le pont de la rivière Kwaï, c’est bêtement le pont de la rivière aux buffles). Le buffle n’est pas considéré comme un modèle d’intelligence. Aujourd’hui, l’insulte est tombée en désuétude.

Depuis que j’ai appris ces mots, je ne dors plus, je suis à l’affût jour et nuit. Mais je ne les entends jamais.

Je sais bien que divers facteurs peuvent moduler le débit horaire moyen de grossièretés (ou DHMG). Parmi lesquels, culture régionale, culture de classe, professions (charretiers), et même personnalité : certains se plaisent à choquer, d’autres adoptent un profil bas, ou un très grand respect des règles, des traditions et des codes de civilité.

Est-ce que j’évolue dans un monde de bisounours, alors qu’à un jet de pierre, les gens se bombardent de noms d’oiseaux  - si tant est qu’un iguane soit un oiseau ? Je ne sais pas. Je pense qu’on me cache des choses terribles. Par exemple les révélations réciproques que se font deux hommes à propos de leurs mères, de leurs sœurs, de la régularité de leurs mœurs, juste avant de se battre.

Un peu de patience. Peut-être que dans deux ans, Fon me fera d'autres confidences. Pour l’instant, je me contenterai de l’animal et de l’iguane.

Kwai yaï !

lundi 5 septembre 2016

Bip-Bip : un spoutnik chez les thaïs


Les bureaux de l'immigration ? Non, mais j'aime bien ce bâtiment et je ne savais pas où lui trouver une place.


Aujourd'hui, c’est la messe des quatre-vingt-dix jours. Je vais à l’immigration dire à quel endroit je suis, pour que l’état thaï puisse tenir à jour sa carte des expats. Formalité à remplir impérativement, sous peine d’amendes conséquentes, voire de ban.

Un site web avait été ouvert par le service concerné pour qu’on puisse envoyer l’information par internet. J’ai passé trois heures à essayer d’en obtenir quelque chose. En vain. A l’immigration, je suis rassuré par une sympathique employée sur mes capacités informatiques : elle me dit que le site ne fonctionne plus. Cela n'est indiqué nulle part, mais... le thaï est facétieux, il te laisser chercher ! Quand le site sera-t-il à nouveau fonctionnel ? Bouddha seul le sait. Mais je sens qu’en Thaïlande, on préfère le contact humain à ces froides machines...

On nous fait descendre dans un petit bureau où siègent deux administratifs derrière leurs ordinateurs, et deux clients. Au mur, comme la plupart du temps dans les administrations, il y a une télévision. Je ne dirai pas qu’elle est placée idéalement pour que le public puisse se distraire en attendant que son passeport soit tamponné : elle aurait alors dû se trouver derrière les employés. Non, elle est sur le côté, pour qu’ils puissent aussi en profiter. Tout le monde doit se tordre le cou - c’est équitable.

On passe un de ces soaps dont les thaïs sont friands. On y voit une jeune femme qui a manifestement été battue, elle a du sang sur la figure. Maintenant que je ne voyage plus en bus, je ne vois plus de feuilletons. Mais j’ai déjà évoqué le choc culturel que reçoit l’occidental quand il voit de quelle manière les soap thaïs (et les garçons qu’ils mettent en scène) traitent les femmes, par exemple dans Violence au pays du sourire.

La jeune femme est maintenue par un homme patibulaire qui tient un [bip] devant sa gorge. Comment ça, il tient un [bip] ? Mais oui, un objet long et tranchant, avec un manche. Je me tourne vers Fon et lui demande de quoi il s’agit :
- C’est pour ne pas heurter les enfants, répond-elle. La censure ne veut pas qu’on voie des armes et a demandé qu’on brouille l’image à l’endroit du [bip].

Je m'interroge sur cette censure qui cache un banal couteau de cuisine tout en laissant la caméra s'attarder sur le visage martyrisé de la femme.

Mais la situation est plus dramatique qu’il n’y paraît. Un homme en braque un autre avec un [bip] qu’il tient à bout de bras, à bout touchant la tempe de son ennemi. Il a l’air vraiment déterminé à s’en servir.

La caméra recule. C’est assez effarant. On découvre qu’ils portent tous des [bip] et menacent un groupe central, dont certains portent aussi des [bip].

Sauf un. Lui, il n’a pas de [bip], il a une grosse kalachnikov. Je suppose que le responsable des [bip] a eu un moment d’absence, et il a oublié de la brouiller. Le gars la balance d’un air méchant. Moi, à sa place, je me sentirais un peu con, tout seul avec mon gros biniou, alors que tous les autres ont des [bip].

Effet comique garanti...


Abattue à bout portant sur le marché avec un [bip] de calibre 357