mardi 31 mars 2015

Verre à pied et sacs à vin




Il faut que je poursuive mon enquête ! Ça fait déjà plusieurs verres à pied que je trouve ici. Qu'est-ce qu'ils foutent en Thaïlande ?

Quand on parle de la France dans beaucoup de pays, l'une des images qui vient, c'est le vin. Mais en Thaïlande, la plupart des gens ignorent tout du vin et de la patrie du Saint-Emilion.

Le verre à pied, avec un profil triangulaire, comme on le dessinait dans les publicités des années cinquante, est-il un élément spécifique à la culture française ?

Je m'étonne de trouver sur la vitre de notre autocar l'image d'une bouteille, qui pourrait fort bien être une bouteille de Bordeaux, assortie d'un verre à pied triangulaire. L'ensemble est barré d'un trait rouge épais et oblique, celui de la barre du sens interdit, et le texte qui se trouve en dessous prohibe la consommation de boissons alcoolisées dans le car. C'est au moins la deuxième fois que je rencontre ce verre à pied triangulaire dans ce pays.



En Thaïlande, on boit beaucoup de bière, beaucoup de cet alcool qui s'apparenterait vaguement au whisky, le Cygne d'Or, à la limite un peu de vodka. Mais certainement pas de vin. Pourtant, ici, et sauf erreur de ma part, le symbole de l'alcoolisation, c'est le coup de jaja avec le verre à pied. Doit-on crier cocorico ? C'est un peu ambigu.

Du coup, pour protester, je me suis mis à l'eau. Je suis allé chercher une petite bouteille d'eau gazeuse au marché d'à côté. L'homme qui servait m'a proposé de la glace. J'ai cru qu'il m'offrait d'en emporter un peu pour mettre dans mon verre, une fois rentré chez moi. Pas du tout ! Je l'ai vu prendre un sac en plastique, mettre des glaçons dans le sac. Puis, sans que je ne puisse rien faire pour l'en empêcher - tant j'étais médusé autant qu'horrifié - précipiter le contenu de la bouteille dans le sac. Ajouter avec une démoniaque habileté un trousseau de petits élastiques à un coin du sac, pour que je puisse le porter confortablement avec un doigt, et plonger dans l'orifice rétréci une longue paille. J'ai payé, remercié, et je suis parti, fier comme un premier communiant avec mon eau gazeuse accrochée au petit doigt. Quel appareil majestueux ! Quelle sophistication ! Quelle ingéniosité ! Tout ce service pour le prix misérable d'une simple bouteille de soda !

Les thaïs ont un usage très large du sac en plastique. Ils n'ont pas cet effarouchement écologique qui a permis aux enseignes de la grande distribution de si bien berner les français. En supprimant les sacs en plastique des supermarchés, ces enseignes ont fait une économie considérable. D'abord sur l'achat des sacs eux-mêmes. Ensuite sur le temps d'empaquetage, puisque la charge en revenait désormais au client. Enfin, par la vente annexe de sacs dits écologiques, tout aussi impérissables si on les abandonne dans la nature, mais réutilisables - à condition qu'on ne les oublie pas d'une fois sur l'autre, ce qui est pourtant la règle.

Aux USA, la sensibilité écologique n'est pas moindre, mais le consommateur est mieux loti. Au supermarché, on lui donne un magnifique sac en papier Kraft. Un lycéen hyperactif, pour se faire de l'argent de poche, empile les courses dans le sac et va parfois jusqu'à le porter jusqu'au coffre de la voiture. Dans la boutique de spirits, le client se voit offrir un sac de brown paper plus petit où il peut cacher sa bouteille de Southern Comfort. Tranquillement assis sur siège large et confortable de son Oldsmobile couleur caramel il en boira discrètement quelques gorgées avec son amie, la consommation publique d'alcool étant interdite, en regardant le soleil se coucher sur le lac Michigan. Aucun panneau montrant une bouteille de Bordeaux avec un verre à pied triangulaire ne viendra troubler sa sérénité…

J'ai trouvé ça aussi dans un autocar thaï.

La femme à la psyché





Les femmes ukrainiennes prennent un soin extrême de leur aspect physique et de leur présentation. On leur apprend à être gracieuses dès leur plus jeune âge, sinon manipulatrices. Lorsque je faisais mon jogging matinal le long de la mer, dans le parc Chevtchenko à Odessa, je m'étonnais de voir les gamines des écoles, en sortie de plein air, auxquelles les profs de gym enseignaient la danse, plutôt que la course à pied.

La raison de cette attention particulière à l'aspect extérieur des femmes ukrainiennes tient peut-être au fait qu'elles n'ont pas tellement de cartes à jouer sur le plan professionnel. La société ukrainienne, tout comme la société russe, reste une société fortement inégalitaire. Les femmes ne s'en plaignent pas - en six ans là-bas, je n'ai pas rencontré une féministe - même si je reconnais que je ne les recherchais pas. Elles revendiquent des différences qui ne sont peut-être que culturelles, et se vivent comme des êtres profondément différents des hommes. En tout cas, la séduction est un atout qu'elles ont développé pour obtenir un rang dans la société. Beaucoup de femmes travaillent en Ukraine, mais beaucoup souhaiteraient se faire entretenir et élever leurs enfants à la maison.

Je connais trop peu la société thaï pour en parler. Je vois certaines choses. Les femmes travaillent aussi partout. Elles ont leur petite entreprise, elles vendent des vêtements, des repas, des sucreries sur le marché. On me dit qu'il n'y a pas de chômage en Thaïlande. Les femmes ont certainement leur place dans l'économie du pays, et elles sont autonomes, du moins en apparence. Leur apparence n'est pas leur principal moyen d'arriver dans la société.

Pourtant, dans les magasins, sur le marché, dans les salons de massage, partout on voit les jeunes filles se regarder interminablement dans des petits miroirs. C'est déroutant.

L'explication la plus simple, c'est qu'ici, on les voit, alors qu'ailleurs, elles se cachent. Elles n'ont pas une pudeur particulière à se scruter le visage dans tous les sens. Si on entre dans le magasin, si on se manifeste au guichet où elles travaillent, elles posent tranquillement le miroir, et vous répondent sans la moindre gêne. Pas de fard. On n'a pas l'impression d'avoir pénétré une quelconque intimité. C'est nous qui sommes gênés.

Il est vrai qu'en Thaïlande, il y a moins cette obligation de représentation quand on est dans le commerce ou les services. Si l'employé n'a pas de travail, il s'occupe à sa guise, on lui demande simplement d'être disponible lorsque le client arrive. D'ailleurs, sur le marché, dans les magasins, les restaurants, les bureaux, vous verrez partout des télévisions allumées que regarde le personnel, et souvent le patron. Même dans ce petit poste de police situé à un carrefour pour surveiller la circulation… C'est inimaginable en France ou aux USA. A ce titre, la Thaïlande est certainement un pays plus relax. Sans doute aussi parce que la main d'œuvre y est moins chère.

Pour expliquer ces interminables contemplations spéculaires des jeunes filles thaï, il y a la pression exercée par la publicité et les médias. Il me semble que l'image de la jolie potiche godiche est particulièrement répandue. La femme thaï se doit d'être avant tout séduisante - plus que travailleuse, même si la vie fait qu'elles doivent travailler autant que les hommes.

Certaines extrémistes, assez nombreuses, copient les personnages féminins des mangas. Leur maquillage est très blanc, aussi uniforme que possible. Les cils sont cirés et allongés au maximum, et donnent l'impression d'une étoile, l'œil doit apparaître très grand, très ouvert. Le nez est effacé, la bouche est petite mais bien mise en relief. L'expression se doit d'être étonnée en permanence, voire vaguement inquiète. Bizarre de penser qu'elles font tout pour ressemble à un personnage de bande dessinée…

Il n'y a pas que la potiche godiche. L'une des images de femmes véhiculées par la pub est celle d'une femme certes très jolie, mais à l'air rusé et méchant. Est-ce un fantasme de ma part ? Pas de douceur dans les traits malgré leur très grande régularité, au contraire, une malignité potentielle qui se traduit par un sourire inquiétant. Elle vous dévorera tout cru si vous passez à sa portée. Vous qui avez déjà voyagé en Thaïlande, l'avez-vous remarquée, cette superbe sorcière ?

Coiffé en plein air !




Aujourd'hui, je suis allé dans le quartier des cordonniers de Korat. Faire réparer mon sac à dos Eastpak. Par parenthèse, quelle qualité dans la fabrication de ces sacs ! Je l'ai depuis dix ans au moins, il me suit partout en portant bien souvent quatre kilos de matériel informatique et huit de matériel photo. Tout tient dedans, et même encore plus, à condition de respecter l'ordre de rangement - ce qui fait qu'il n'attire pas l'attention des hôtesses au check-in des aéroports. Eh bien pas une couture n'a lâché, toutes les fermetures éclair fonctionnent comme au premier jour. Juste les renforts des coins à la base qui ont fini pas s'user, bien légitimement, sous la pression. Et la teinte du sac, de noire, est devenue vaguement violine, comme un sarrau d'écolier, Dieu sait pourquoi.

La recherche d'un réparateur n'a pas été simple. Fon connaissait un endroit où il y avait plusieurs couturiers ambulants, qui travaillaient sur le trottoir avec leur machine à coudre. J'ai vite vu qu'ils n'avaient pas d'aiguilles suffisamment grosses pour faire la réparation. Il y avait quand même un jeune homme qui aurait pu la faire. A voir ses outils, on pouvait penser qu'il travaillait le cuir à la main. Fon m'a dit qu'il demandait trop cher - ce qui était sans doute vrai pour le pays, mais pas pour un farang. Mais il n'avait pour réparer qu'un petit coupon de cuir froissé et plissé, qui me semblait insuffisant. Alors, après que nous ayons pesé le pour et le contre pendant cinq minutes, Fon a renoncé. Je lui ai dit qu'il y avait forcément d'autres réparateurs de cuir et grosses toiles dans une grande ville comme Korat, et qu'il fallait demander. Finalement, assez fâchée, elle est allée à contrecœur interroger l'une des couturières, qui lui a donné une information utile.

Combien de fois j'ai dû demander à Fon d'interroger des gens pour nous tirer d'un léger embarras ! Je pensais que c'était timidité, mais je n'en suis plus si sûr, depuis que j'en ai parlé à un ami, marié à une indonésienne. Il m'a dit que sa femme et d'autres qu'il connaissait du fait de son travail se comportaient exactement de la même manière. En l'occurrence, sa femme préférait tourner en voiture dans tous les sens pendant une heure plutôt que de solliciter un passant. Même culture entre l'Indonésie et la Thaïlande ? Possible, mais à vérifier. Et quel fondement à cette réserve ? En quoi pourrait-il être mal élevé de demander un renseignement ?

En tout cas, quatre cent mètres plus loin, nous avons trouvé un réparateur qui m'a inspiré confiance : petit homme souriant, assis sous l'auvent de toile, derrière sa forme en fer, l'air actif et expérimenté. Il m'a promis mon sac pour demain, renforcé avec du cuir dont j'ai choisi l'épaisseur, pour un prix dérisoire.


En revenant, j'ai vu sur une place des gens qui se faisaient couper les cheveux en plein air. Fon m'a suggéré d'y aller, et j'ai traversé le boulevard pour voir ça de plus près et monté quelques marches pour accéder au terre-plein. Le patron m'a invité à m'asseoir sur une chaise moitié confortable, et j'ai demandé une coupe, traduit et guidé par Fon. J'étais sur un site tout à fait stratégique, à la fois pour voir et pour être vu : à la jonction de deux grandes artères, dont l'une débouchait sur l'autre comme la barre verticale d'un "T" sur sa barre horizontale. Les voitures et les motos arrivaient droit sur moi avant de tourner, et je voyais les visages sourire, les yeux s'écarquiller. Sur la place, la venue d'un farang comme client n'a pas tardé à amasser du monde, et un professeur (je ne pense pas que c'était un professeur d'anglais !) a engagé la conversation. Il m'a demandé ce que je pensais de Pattaya et de la Thaïlande, il a fait l'éloge des montagnes du pays, et de la verdure avant de disparaître.

Le jeune homme qui s'occupait de moi était très ému. J'ai compris que j'avais affaire à une école de coiffure foraine. Comme il était appliqué ! Il n'en finissait pas de me trancher les poils des oreilles un à un, au coupe-chou… La coupe a duré longtemps. Il faisait chaud, en plein soleil, avec le bruit, ça commençait à bourdonner dans ma tête.

Je contemplais le défilé des voitures qui allaient vers moi, jusqu'à quelques mètres, avant de tourner… lentement, lentement... les visages enluminés, béats d'adoration qui me regardaient... la foule qui se pressait à mes pieds, venant déposer ses hommages… je regardais mes bras, cet habit blanc et ample dont on m'avait vêtu : c'était celui avec lequel se faisait introniser l'empereur de Siam… et c'était moi… l'empereur... j'avais été choisi entre tous…

Quand soudain, une douleur brulante à l'oreille. Un renégat, un traître à l'empire voulait s'en prendre à mon auguste personne, peut-être me trancher la gorge…

L'apprenti m'avait coupé avec son rasoir - forcément, il tremblait d'émotion. Ce qui m'a éveillé, amusé, et fait penser qu'il n'y avait certainement pas désinfection du coupe-chou entre deux clients...

Enfin il a retiré ma collerette et ma blouse blanche. Je me suis levé. La foule s'était dissipée, les regards des conducteurs dans les voitures était ternes et concentrés, j'étais seul avec Fon sur le parvis. Quand j'ai mis la main au portefeuille, on m'a expliqué que c'était gratuit. J'ai voulu donner un pourboire au jeune homme, qui n'avait pas si mal réussi la coupe du nouvel empereur de Siam et qui avait l'air si gentil. Mais on m'a indiqué qu'il fallait que je le mette au pot commun, dans la boîte en aluminium. En espérant que le patron de l'école - qui avait l'air d'un sympathique et honorable coquin - ne rafle pas tout !

lundi 30 mars 2015

Rencontre à la banque




L'autre jour, j'ai rencontré un farang qui travaillait à la succursale d'une banque française. Je le connaissais à peine, on s'était juste un peu parlé. Sympathique, le mot pour rire, sans doute un bon vivant. Il était attablé devant un café, dans une échoppe en plein air. Je l'ai salué, et nous avons pris un pot ensemble. Il m'a dit qu'il était en Thaïlande depuis sept ans, et qu'il en avait vraiment assez des Thaï. Mais pourquoi ?

- Impossible d'être ami avec un Thaï. Ils ne pensent qu'au fric. Avec les farangs, ils sont toujours intéressés. Tu en invites deux, ils arrivent à cinq. Difficile de les renvoyer chez eux. Parfois, la première fois que tu invites un Thaï, il va t'apporter une bière. La fois suivante rien. Tu te dis que c'est normal, la dernière fois, il avait pensé à apporter quelque chose. Mais la troisième fois, la quatrième, et jusqu'à ce que tu les mettes à la porte, ils viennent les mains vides, ils se gobergent chez toi autant qu'ils peuvent. Oui, j'en ai vraiment ma claque. Partout le pognon. Tu veux acheter quelque chose n'importe où, on te dit : c'est trois cent bath. Tu laisses tomber, et tu fais repasser ta copine thaï. Pour elle, c'est seulement cent cinquante.

- Ils sont souriants, prêts à t'aider...

- Superficiellement, oui... Les femmes, c'est encore pire. Ici à la banque, on a des retours... des hommes qui achètent des maisons au nom de leur femme, car ce n'est pas possible d'acheter quand on est étranger, des voitures aussi, et qui viennent pleurer parce qu'on leur a tout pris. Ce ne sont pas des fables qu'on trouve sur internet, je l'ai vu de mes yeux.

Comme cette règle de la dot qu'ils vous ressortent, on doit donner des sommes importantes aux parents si on prend leur fille. Ça existait il y a deux cent ans... Et si ce n'est pas la dot, il y a toujours quelque chose : la récolte de riz qui est mauvaise, la mère qui doit se faire soigner à l'hôpital, il y a bien d'autres raisons de vous demander de l'argent en vous culpabilisant.

Moi-même, au début, j'ai trouvé une femme dont je suis tombé amoureux. Au bout de quelques temps, nous avons décidé d'emménager à Phuket. J'ai loué une maison, j'ai acheté du matériel de coiffure, tout un salon, pour que cette femme puisse travailler. Et à l'étage, salon de massage. Nous avons embauché quelques filles, aménagé l'ensemble pour que ce soit accueillant. Tout allait parfaitement bien.
Il a fallu que je fasse renouveler mon permis de séjour, et je suis sorti du pays, j'ai pris l'avion pour la Malaisie. Il fallait 48 heures pour avoir le visa. Je n'ai pas traîné, je suis revenu aussitôt. A l'aéroport, contrairement à ce qui était convenu, mon amie ne m'attendait pas. Arrivé à la maison, surprise, il n'y avait personne, c'était fermé et ma clé ne marchait plus. J'ai fait casser la serrure par un serrurier du coin. Ils n'avaient pas emporté le carrelage... Tout le reste était parti. J'ai interrogé toutes les personnes que nous connaissions dans le coin : maï ru, je ne sais pas...

Sa pause était terminée, il est retourné à son bureau. Ce genre de conversation laisse un goût amer. Et durable. Hier j'ai dû racheter un dessus de verre pour une table que j'avais cassée. Chez le vitrier, on m'a demandé justement trois cent bath. Pas grand chose, au fond. Mais je me suis demandé si le vrai prix n'était pas cent cinquante bath. Pendant que j'attendais, assis à la sortie, suant, que le verre soit coupé, un employé m'a vu. Il m'a dit : "fait chaud...", il a allumé le ventilateur et l'a dirigé vers moi. Je sais, ce n'est pas grand chose, et il ne payait pas l'électricité. Mais quand même...

Bon, mais pourquoi Fon a-t-elle choisit ce soir là pour me dire que son frère était en grosse difficulté, et qu'il avait besoin de cinq cents euros ?

Un dimanche à la campagne




Aujourd'hui, nous allons chez les parents de Fon. 

L'autocar nous dépose le long de la nationale, presque sous le porche métallique marquant l'entrée du village. En fait de village, il ne s'agit pas d'une étroite agglomération de maisons, mais de constructions espacées de cinquante ou cent mètres les unes des autres. Apparemment pas de vie de village non plus, pas de mairie centrale, pas de monument aux morts, pas de terrain de boules, pas de boulanger mitoyen avec le charcutier. Mais tout le monde se connaît, bien sûr. Il y une école que je n'ai pas vue, elle reçoit des quatre villages voisins, environ trois cent enfants. Un grand hangar ouvert à tous les vents fait office de place du marché. Nous arrivons trop tard, il n'y a plus personne.

Le marché est le cœur de l'activité locale. Il est toujours intéressant d'y passer. On y trouve les gens du coin, de la street food, de la bonne humeur, et pas seulement de quoi remplir la poêle - des vêtements, de la quincaillerie, des lunettes... Les marchés thaï ont des horaires variés. Il y a le marché du matin, qui commence à la nuit, très tôt, et qui se termine à huit heures - celui que nous avons raté. Il y a le marché de nuit, qui commence vers cinq heures du soir et se termine vers dix heures. Et puis d'autres dans la journée. S'il y a plusieurs marchés le même jour (ce qui est arrive dans les grosses agglomérations), ce sont différents marchands qui se succèdent, bien sûr.

La maison des parents des parents de Fon est peut-être la plus pauvre du coin. Une maison en bois et tôle ondulée, assez grande, sur deux étages, avec des bâtiments annexes construits de la même façon. Parfois, des grandes plaques en toile peinte, d'origine publicitaire, pour compléter l'étanchéité ou abriter du soleil. Une seule pièce est construite en dur, celle qui contient les deux réfrigérateurs et les réserves.
Tout près, d'autres bâtiments, dont l'un fait office de toilettes et de salle de bain. Il est équipé d'un chiotte turc, et il y a l'eau courante - autant qu'elle puisse courir. En effet, il n'y a pas d'adduction d'eau communale, et c'est l'eau de pluie, récupérée des gouttières dans d'énormes jarres d'un mètre cube qui circule.

La cuisine est à l'extérieur, sous un auvent. A quoi servirait-il de l'enfermer dans la maison ? Il n'y a pas de voleurs et d'ailleurs pas grand-chose à voler. Ainsi, la fumée ne risque pas de graisser les murs. Trois feux : l'un marche au gaz, avec la bouteille en dessous ; un autre au bois, à même le sol, sur quelques pierres, un troisième au charbon de bois, sur un genre de petit barbecue. Des instruments de cuisine accrochés aux bastaings de l'auvent. Pas de tables ni de chaises, mais on m'invite à m'asseoir sur le plan de travail.

C'est dans cette cuisine que je rencontre la mère de Fon. Une petite femme mince, avec des lunettes, aux traits agréables et à l'air sérieux. Peu expansive : pas d'assauts de politesse et de sourires, presque de l'indifférence. Je comprendrai plus tard qu'il s'agissait d'une façade. Quant au père, un homme grand et sec, quasi mutique, il est arrivé plus tard, il était occupé ailleurs, et il a très vite disparu, nous ne sommes pas restés cinq minutes en présence l'un de l'autre de toute la journée. Je me suis demandé ce que signifiait ce point zéro de la mondanité - de la mère comme du père. De l'hostilité ? Pas forcément. Des gens très frustes ? En tout cas très différents. Un autre mode relationnel que celui attendu en occident ? C'est, je crois, l'explication principale. Du pragmatisme, avec la conscience a priori de ce qui pouvait séparer nos mondes et donc de l'inutilité de tenter de les faire se mélanger. Ce qui a simplifié les échanges et évité la gêne. Très digne et sans compromis, en fait, cette rencontre avec les parents de Fon.

Simplicité de cette vie, que je n'arrive pas à rendre avec les mots. Une maison qui peut être réparée avec quasiment n'importe quoi par n'importe qui s'il y a un problème. L'eau vient de la pluie. Pas de chauffage ni de climatisation. Certes, l'électricité vient du réseau, et il faut la payer. Mais y a-t-il des taxes, des impôts pour un tel bien ? Il n'y a même pas de passage des poubelles, les ordures sont brûlées. De quoi, de qui les habitants de cette maison sont-ils dépendants ? Le père cultive du riz sur son petit terrain. Il possède deux vaches, qui font partie d'un troupeau qu'on garde à tour de rôle entre voisins. Des canards donnent des œufs et parfois un peu de viande. Le riz est vendu au grossiste, on achète quelques légumes au marché. Il faut aussi payer l'essence du motoculteur. Il n'y a pas d'obligation de paraître, donc pas de frais vestimentaires. On vit sans doute très pauvre, mais sans les entraves et obligations que l'organisation moderne a placées à chaque pas de notre existence. Je sais que c'est bête de dire ça, mais est-ce que c'est impossible d'imaginer qu'on puisse revenir en arrière, juste un peu ? Je trouve nos obligations occidentales trop pesantes, et je serais prêt à moins de confort, plus de risque, en échange d'un peu de liberté.

Quatre ou cinq dames passent à la maison - comme par hasard. Je ne sais pas pourquoi Fon me les présente comme des "tantes". En fait, après enquête, il s'agit simplement de voisines (en thaï, d'"amies-maison") à l'exception de l'une d'entre elles.

Il y a quatre chiens attachés à la maison. Tous de la même taille, pas très différents les uns des autres, roux, noirs, beige. Le plus jeune défend farouchement son territoire. En effet, chez une des soi-disant tantes, il y a un grand flandrin de chien blanc qui vient sans cesse rôder du côté de chez Fon. Le petit jeune montre ses crocs, il gronde fort et aboie de temps en temps en portant son museau presque à toucher le flanc du blanc, qui gronde lui aussi, mais sent qu'il n'a pas le droit d'aboyer vu qu'il n'est pas chez lui. Ils se regardent de travers, je ne suis même pas sûr que les regards se croisent jamais. Le grand blanc cède un peu de terrain. Aucune morsure, même chiquée. Juste le poids des mots.


On nous prête une petite moto. Il y a des vitesses, et je dois me recycler une fois de plus : ici, on appuie vers le bas pour monter les vitesses et le point mort est tout en haut. Nous partons sur les chemins larges, très carrossables de cette belle campagne. C'est une plaine immense dont l'horizon est bouché par des haies d'arbres. Avec une grande variété d'essences, dont la plupart me sont inconnues. Parfois un bouquet de quelques palmiers. Ou une rangée d'acacias. D'autres qui ressemblent à des peupliers. Ou d'autres encore, aux ramures horizontales ou verticales, semés un peu partout, découpant l'espace plat pour le rendre intéressant, contre toute attente. Des cours d'eau et des mares un peu partout, ce qui étonne en cette saison sèche. Ici on cultive du riz. Là, de la canne. Au loin, le pic doré, quadrangulaire d'un temple bouddhiste, assez laid et bizarre. Il fonce au dessus des arbres comme le clocher de Méséglise tandis que nous filons à cinquante kilomètres/heure. Et puis il faut s'arrêter : un troupeau de vaches bossues nous barre la route, et ne laissent passer qu'au compte-goutte. Tout ça très beau et très apaisant.



Au retour, Fon me prépare à manger. Il n'y a pas de repas commun, et les plats sont préparés séparément, à la commande, en cinq ou dix minutes. C'est la première fois qu'elle cuisine pour moi : depuis que je la connais, nous avons toujours mangé au restaurant. Je la regarde faire. Il me semble que la cuisine thaï est très simple : on fait revenir quelques ingrédients avec un peu d'huile dans la grande poêle à fond rond qu'on voit dans les restaurants japonais de Paris, on ajoute du riz ou des nouilles très fines qu'on a ébouillantées, et c'est prêt.

Le frère de Fon vit aussi ici, même s'il travaille à Korat. Il s'appelle La-Moun. C'est un jeune homme aux traits fins et réguliers, assez sympathique. Lui, il a une voiture, un vieux pick-up Isuzu d'un bel aspect, qu'il entretient méticuleusement. Du fait de l'éloignement de son travail, il en a un usage quotidien, contrairement au père de Fon qui rentre les récoltes avec une curieuse carriole motorisée diésel qu'il emprunte à son beau-frère. Le reste du temps, il marche à pied.



La-Moun me propose une partie de pêche, que j'accepte. Une fois par an, à la fin de la saison sèche, on vide les mares. Il faut amener sur place un gros tuyau en fer à l'intérieur duquel se trouve une vis sans fin. Un pignon au bout du tuyau permet de la faire tourner. Le motoculteur attelé d'une remorque transporte le tuyau et les pêcheurs. C'est un genre de cyclope bourru avec de grandes antennes qui partent en arrière. La marque : Kubota - pareil qu'en France. Je pense au milliard d'agriculteurs qui suivent leur Kubota dans les champs, en tongs ou en bottes vertes, partout dans le monde, depuis 1890.

Dans les virages, le conducteur met pied à terre. Imaginons une bicyclette de trois mètres de long, avec un très long guidon qui partirait de l'avant jusqu'à l'arrière où se trouverait le siège. Impossible de tourner de plus de quelques degrés, à moins de descendre du vélo. Même problème avec le motoculteur.

Sur place, on plonge une extrémité du tuyau dans la mare, on change une courroie du motoculteur, et on la place sur le galet du tuyau - tout cela avec le moteur qui tourne. Quand la courroie est tendue, à l'aide d'une tige de bambou fixée en force entre le tuyau et le pneu du Kubota, l'eau sort à gros bouillons à l'autre extrémité du tube, dans le champ voisin. On pose un petit filet pour recueillir les petits poissons qui ont traversé le filtre et ont été aspirés dans le tuyau. La mare fait six ou sept mètres de large, elle n'est pas profonde. Très vite, le fond apparaît, il ne reste que de grosses flaques qu'on ne peut pas complètement vider. Je distingue au moins cinq espèces différentes de poissons. C'est excitant comme une chasse au trésor.

Ils sont venus à quatre pour les attraper, à la main, avec des paniers d'osier, et pour les anguilles, des fourchettes à deux dents au bout d'un long manche. Longtemps après que la mare ait été vidée, ils continuent de chercher à la main, dans la boue molle et sous les feuilles pourries, comme si les poissons habitaient sous la terre. Ce n'est pas inutile. Je m'étonne d'en voir sortir encore - et des gros.

Je spécule indéfiniment sur le renouvellement de la faune de cette mare. Ils ont l'expérience, et s'ils capturent même les petits poissons, c'est que ça ne met pas en péril la pêche de l'année suivante. Quant à laisser des gros, à quoi bon, ils mangeraient tous les autres et mourraient peut-être de faim. Evidemment, je dis ça pour me rassurer.

Sur le bord de la mare, quelqu'un a posé une bouteille de hogn togn ("le cygne d'or"), un whisky local très consommé. En fait, l'étiquette ne revendique même pas cette appellation, et fait simplement mention d'un inquiétant "mélange d'alcools" à trente cinq degrés. Il est presque midi, et moins d'un quart de la bouteille a disparu pendant la pêche. En reniflant - bien contraint - l'haleine des pêcheurs, j'ai compris que les festivités avaient commencé bien avant. Etrangement, on ne me propose pas de boire. C'est pourtant un classique, faire boire l'étranger. Tant mieux, car j'aurais été gêné de refuser, et malheureux d'accepter. Fon m'expliquera qu'ils ne savaient pas comment se comporter avec moi, et qu'ils ont préféré s'abstenir plutôt que de risquer de me faire involontairement affront.

Le frère de Fon est saoul, et c'est triste. Elle m'avait dit qu'il avait un problème de pitanche. Il a arrêté de pêcher, il parle fort, d'une voix aigüe, et fait des plaisanteries dont personne ne rit. Et quand la pêche est finie, il démarre le motoculteur, mais il y a un passage un peu délicat pour quitter la mare, le motoculteur verse dans le fossé, heureusement sans dommage.



 Fon est passée me chercher avec la moto. Nous retournons à la ferme. Le reste de la journée ne sera troublé que par un incident qui aurait pu mal tourner. Trois chiens qui viennent d'une autre maison à cent mètres de là déboulent à la limite du territoire. Il y a deux blacks, et un long gris, avec les cheveux plaqués et gominés, des perfectos et des chaines. Les quatre chiens de Lamai se précipitent. Il y a des jappements aigus, un brouhaha. Nous nous levons pour regarder. Je suis trop loin et je n'ai pas assisté au début - je ne peux pas voir si ça saigne. Mais c'est une vraie bagarre de rue, ça s'injurie, ça se défie, ça se menace, ça se poursuit dans tous les sens. L'air est rempli de rage et de poussière. Je lis l'angoisse dans le regard de Fon : "Pourvu qu'ils ne sortent pas les couteaux…". Le grand flandrin blanc vient mettre son grain de sel. La situation est confuse. Finalement, la bande adverse disparaît derrière une haie, et les chiens reviennent vers la cuisine, assez énervés, en grommelant des grossièretés (que je ne veux pas traduire).
Nous reverrons la bande des loubards le soir en repartant - nous passons devant leur maison. Ils nous insultent copieusement. Je ne réponds pas, je ne suis pas sur mon territoire.