dimanche 28 février 2016

Crudités, condiments et plantes aromatiques dans la cuisine de l'Isan





Je me vante un peu. Il s'agit de la cuisine à la ferme, je ne suis pas du tout certain que ce que j'avance soit applicable à tout l'Isan (cf. mon post sur les repas à la ferme : Un coin cuisine dans l'Isan ; je renvoie aussi à l'excellent site de Phil-a-Phuket, (plus bas à droite, dans les sites que je recommande) qui permet de noter quelques différences entre le sud et l'Isan). Je me bornerai aux produits les plus courants.

Ici, on consomme beaucoup de coriandre (coriandrum sativum, angl. : cilantro) et beaucoup d'aneth (apiacae anetum, angl. : dill). Presque tous les jours : b
ien lavés, ils sont placés, tiges et feuilles, dans une assiette à part, comme crudités. On les saisit avec les doigts, sans façon. 

D'après Fon,  les thaïs n'aiment pas mettre ces herbes dans les plats - règle suivie à la lettre à la ferme. La cuisson, paraît-il, les dénature. Pourtant, l'aneth frais entre dans la préparation de plusieurs plats persans que je connais, et le goût s'en fait bien sentir.

Le basilic ne subit pas ce même ostracisme, on le trouve dans un très grand nombre de recettes thaïes.

Les thaïs salent très peu, mais ils mettent énormément de piment dans leur nourriture. Mais aussi du sucre. On en trouve dans les restaurants, à disposition de tous, pour mettre dans les soupes par exemple. C'est du sucre blanc - alors que la Thaïlande produit de la canne depuis six siècles. Les poulets et les canards qu'on achète dans les nombreuses rôtisseries ont été badigeonnés de sucre avant d'être grillés. Fameux !

Comme il n'y a jamais assez de piment pour un thaï, il n'est pas rare qu'on mette à disposition des convives de la purée de piment, ou bien du piment sous forme desséchée quasi pulvérulente (particulièrement violente). Ou encore sous la forme de pickles, anneaux d'un centimètre de diamètre ou moins, ou petits morceaux de tuyau
rouges qui baignent dans un genre de vinaigre et qui n'emportent pas trop la bouche si on reste raisonnable. En revanche, pas de piments entiers dans une petite assiette, comme aux Antilles.

Attention, ce n'est pas la peau rouge du piment qui pique, ce sont les graines. Si on va au-delà de la sensation de feu, je confirme qu'on découvre divers arômes.

L'oignon, dans sa forme bulbe, est totalement banni de la cuisine qu'on me propose (sauf très jeune, avec sa tige, comme crudité). En revanche, ses tiges peuvent être préparées avec du porc et consommées avec du riz. La tomate n'existe quasiment pas ici (et elle est généralement très médiocre), alors que la carotte (kèrot en thaï) fait partie a minima de tous les plats - petites rondelles vaguement grillées, jamais bouillies, jamais en salade.


On met des échalotes dans le pad thai et dans les œufs brouillés, et c'est à peu près tout.

[Juste une parenthèse à propos des œufs, qui ne sont jamais préparés autrement que brouillés. Et encore, ce n'est pas comme dans un livre de recettes... En tout cas, pas d'omelettes à proprement parler, pas d'œufs à la coque et encore moins d'œufs pochés. Dans les restaurants, on peut avoir l'option d'un œuf au plat au jaune totalement coagulé - à ajouter sur le riz et son accompagnement.]

L'ail est souvent utilisé dans la cuisine. La variété locale est beaucoup moins forte en goût et en odeur que la variété française.



Le chou-fleur ne se consomme pas cru. Le concombre si, sous la forme de quelques rondelles accompagnant par exemple un Khao phat Gai (riz et poulet revenus), ou bien entier, car il a la taille d'un gros cornichon. Mais il est tout aussi apprécié cuit, en lamelles longitudinales.

Les haricots verts, très gros, sont goûtés cuits, mais aussi en crudité. De même ces aubergines thaïes en forme de boules de billard, vert clair, servies avec la coriandre et l'aneth : un peu rude.

Parfois, dans cette assiette de crudités, tu trouveras des feuilles au goût très âcre. Il s'agit de barringtonia racemosa, feuilles vernissées dont les thaïs se régalent. Pour nous, ce goût et cet aspect signifient "poison, danger", et je suis étonné que ce réflexe de survie ne soit pas universel.

barringtonia racemosa est en fait le nom d'un arbre qu'on appelle aussi bonnet d'évêque - en anglais, c'est "powder puff", qui se traduirait par "houpette". barringtonia racemosa a toutes sortes de vertus, paraît-il : insecticide, anticancéreux dans les conditions expérimentales, traitement du palud, de la diarrhée, j'en passe. C'est sa forte concentration en tanins qui explique son amertume. Désolé, je n'ai pas de photo à publier - Fon a tout dévoré pendant que j'allais chercher l'appareil...

Il y a une autre espèce de feuilles qu'on m'a proposée, sur la même assiette que l'aneth et la coriandre. Ce sont des feuilles de margousier, "neem" en anglais, un arbre
(azadirachta indica) qui a très bonne réputation. Outre qu'on se sert de ses graines pour en tirer un insecticide, on utilise les feuilles comme désinfectant. On en fait un jus qu'on applique en externe ou qu'on avale. Utile pour la lèpre et la blennorragie - que je n'ai pas encore, merci.

Sur internet, il n'est pas dit que ces feuilles soient consommées pour le plaisir, sinon au Cambodge. Peut-être ai-je fait une erreur d'identification. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'on en a en abondance dans le jardin, que j'ai goûté, et que j'ai trouvé ça infect. D'après Fon, plus que les feuilles, il faut manger les fleurs en bourgeons - des petites boules blanches - mais j'ai aussi goûté, et c'est tout aussi immangeable - âcre.

Enfin il y a trois ingrédients qui entrent indirectement dans la confection de nombreux plats. On les emploie d'autant plus à la ferme qu'ils poussent dans le jardin.

D'abord le galanga (qu'on sert aussi avec les champignons). C'est une racine - un rhizome - qui ressemble au gingembre. Cette racine aurait une action antivirale forte, mais seulement in vitro. On lui prête aussi des vertus aphrodisiaques.


Ensuite, les feuilles d'arbres à bergamote, ou "lemon leaf" (qu'on sert aussi avec les champignons).


Enfin la citronelle, ou "lemon grass", ou cymbopogon, qui n'est pas un arbre (comme la bergamote) mais un genre de buisson aux feuilles pointues. Ce sont les tiges qui sortent du bulbe qui sont consommées.


Tous trois sont des ingrédients indirects, car ils sont écrasés dans un pilon avec les piments lorsqu'on en prépare une purée.

Je suis bien persuadé d'en oublier. Je complèterai au fur et à mesure.


Faut-il insister sur l'énorme différence entre cuisine française et cuisine thaïe ? On peut s'habituer, on peut apprécier certaines préparations, mais je n'ai jamais retrouvé de goûts vraiment croisés, et donc de plats qui suscitent en moi un vrai délire gustatif. Quand je suis en manque, il peut m'arriver de rêver d'épaule d'agneau aux flageolets...


mardi 23 février 2016

Trois scènes de la vie quotidienne



Huit heures moins cinq du matin, la gare des bus de Korat où on vient de nous déposer. Nous marchons avec nos sacs au milieu du brouhaha matinal et des musiques qui s'entrecroisent. Soudain, Fon m'immobilise. Je reconnais un air. C'est l'hymne national thaï. Tout le monde se fige dans la gare. C'est une obligation légale. Les visages sont sérieux. L'hymne dure moins d'une minute, la vie reprend son cours.

Like ? Dislike ? Je ne sais pas quoi penser. Les paroles de l'hymne affirment le caractère pacifique de la nation, son union, son hostilité à la tyrannie,  même si les thaïs sont prêt à verser leur sang s'il le faut. Personnellement, je trouve bien que l’État se rappelle autrement que part l'incarnation parfois modérément réussie de son chef d'état. Ou par son administration trop souvent mesquine et tatillonne. Ou par des messages publicitaires affligeants de niaiserie ("mangez cinq fruits..."). De quelle manière pourrait-il autrement se manifester ? Par des symboles, qui ont l'avantage d'être permanents, et suffisamment neutres pour recueillir un large suffrage. En France, on ne sort pas encore les drapeaux, mais on redécouvre la nuance entre patriotisme et nationalisme. Pour combien de temps ?


Pourtant, question symboles, on est un peu court. Il était question de trouver un animal - j'allais dire un totem - représentant le pays. Nombreuses réunions... On propose de réanimer le coq (qui a la caractéristique de chanter, même quand il a les pieds les pieds dans le fumier - je trouve que ça ressemble bien à la France, un peu d'humour ne fait pas de mal). Le coq a été récusé, pas assez sérieux. Les administratifs se sont séparés sans avoir pris de décisions.

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Contrairement à ce qu'on imagine, les thaïs sont très pudiques. A la mer, ils se baignent en t-shirt et short par exemple. L'autre jour, je suis allé dans le gros bourg qui se trouve à quinze kilomètres de notre hameau. J'entre au Big C pour acheter du lait. A l'entrée, juste derrière les caisses, un étal forain propose shorts et pantalons. En voici un qui me plaît. Mais la taille ? Le vendeur a dû partir déjeuner. Pas de problème, une jeune femme de la cafétéria d'en face vient à la rescousse. Je lui explique mon souci. Elle trouve un mètre-ruban et je soulève mon t-shirt, pour qu'elle puisse prendre une mesure précise. Elle a l'air toute gênée en me ceinturant avec son mètre. Voilà, c'est réglé. Elle me désigne une pile de pantalons. J'essaye. Ooooh ! On pourrait mettre une petite pastèque sur mon ventre, la taille ne serait pas encore assez serrée ! La pauvre ! Elle était toute intimidée ! Elle n'osait pas me toucher. Elle m'a donné du cinquante deux…

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Ce soir, mon pote australien Rye passe me voir. Il me donne des nouvelles de son ami Winnie qui est parti en urgence se faire opérer à Brisbane d'une tumeur qui s'avère être bénigne. Winnie à fait construire à vingt kilomètres de notre hameau, tout près de la famille de sa femme. La maison est presque finie.


Mais la famille est persuadée qu'il va mourir de sa tumeur. C'est pourquoi on exerce une forte pression sur la femme de Winnie pour qu'elle active les travaux en cours. Quand Winnie sera mort, c'est sa femme qui va hériter de la maison. Les comptes en banques sont en Australie, difficile d'y avoir accès - et Winnie a des enfants. Donc l'intérêt bien pensé de la famille, qui a largement tendance à vivre aux crochets du farang, est de booster au maximum les investissements dans la maison avant qu'il ne passe l'arme à gauche.

Des histoires de ce genre, j'en ai entendu des dizaines. Elles illustrent une réalité qu'il ne faut pas occulter, mais qui ne représente pas le pays.

Winnie n'a pas encore dit à la famille qu'il allait bientôt rentrer - en pleine forme…


dimanche 7 février 2016

Cirrhose au citron vert


Citrons verts à consommer avec modération...


Quand j'étais petit, on disait qu'un homme pouvait boire jusqu'à un litre de vin par jour. Une femme, un demi-litre. J'ai compris l'origine de l'expression "ma moitié".

Et puis on a dit que c'étaient les travailleurs de force qui pouvaient boire un litre de vin - les ronds de cuir, peut-être un peu moins.

Quinze ans plus tard, quand j'étais interne, je voyais aux urgences des ouvriers qui buvaient leurs dix litres de vin par jour. Dix litres. Un seau ! Comme un cheval ! Faut déjà avoir la contenance.

Mais il ne faut pas croire, ils ne venaient pas pour une cirrhose, la plupart arrivaient parce qu'ils s'étaient viandés sur leur Mob bleue, le soir en rentrant du boulot. Pleins ils étaient. Souvent tout violets de la gueule. La peau fine qui avait éclaté et qui laissait suinter son pinard.

On me les apportait sur un brancard pour que je les recouse. Môssieur Singer, on m'appelait, la machine à coudre… A sec, sans anesthésie - ça aidait pas. Et quand il y avait une artère qui pissait dans le cuir chevelu, qui envoyait ses jets à deux mètres, là c'était le rodéo, il fallait la prendre au lasso avec le catgut, sinon elle continuait à gicler sous la suture et te faisait un bel œuf de pigeon !

Parce que la cirrhose, mon ami, elle est bégueule, elle choisit : elle ne prend qu'un quart des pochetrons, les autres, ils peuvent boire tout ce qu'ils veulent, ils n'auront jamais de cirrhose. Elle s'efface, elle se retire, elle fait la politesse aux encéphalites, polynévrites, delirium et autres Korsakov… laissez passez les grandes dames de la neurologie...

A cette époque, dans les hôpitaux et dans les maisons de retraite, on servait un quart de rouge à chaque repas. 25 centilitres. Et puis ils ont arrêté. Faut dire, il y en avait qui piquaient la bouteille de leur voisine de table... Maintenant, on ne boit plus que de l'eau. Etre vieux et boire que de l'eau, c'est d'un triste…

Maintenant, c'est assez mou, il n'y a plus vraiment de dose maximum, il paraît que c'est une question d'addiction. Si tu peux plus t'arrêter quand t'as commencé, t'es foutu. Ça tombe bien, j'ai rien d'un addictif, alors je peux picoler, fumer du shit, faire n'importe quoi, je m'en fous, j'arrête quand je veux. Sauf un truc. Le citron vert. Là, j'avoue, il n'y aurait plus de citron vert dans ma vie, je serais malheureux.

J'ai découvert ça à l'âge de quatorze ans - j'étais en séjour linguistique à Cambridge, chez les godons. Sans doute rapporté par les colonels des Indes, pour mettre dans le gin. En France, on aurait bien eu le ti-punch, mais ce n'était pas de mode, et on n'importait pas de citron vert en métropole. Le Négrita, il restait dans la cuisine, c'était juste pour les entremets et la pâte à crêpes.

Question citron vert, on ne peut pas dire qu'on ait beaucoup progressé : une fois sur deux, les citrons verts qu'on trouve au Super U sont durs comme du bois, sans jus, avec une peau épaisse. Tu as beau jouer au squash avec, leurs triturer les entrailles avec une fourchette, rien ne sort. Quand tu appuies dessus, tu as l'impression de presser un bout de moquette. Alors si tu as la chance de vivre dans un pays qui produit des citrons verts, il faut en profiter. Moi j'habite en Thaïlande, Dieu merci, je risque pas d'être en manque !

Il y a tout un art pour les choisir. Il faut qu'ils aient la peau fine, et c'est souvent les plus petits qui sont les plus juteux : pour les presser, tu dois pouvoir faire ça avec trois doigts - juste le bout, d'un mouvement circulaire, comme si tu dévissais un boulon… Et puis il y a plusieurs arômes, mais ça, c'est trop difficile à expliquer.

Le problème, avec un jus de citron vert, c'est que c'est un peu acide. Il faut l'attendrir. Personnellement, j'utilise de la vodka - peut-être mes origines ciscaucasiennes. Un citron vert avec trois centilitres de vodka (ou quatre, ou cinq), c'est parfait, ça décape juste comme il faut.

Fais le calcul, 3 centimètres cube à 40°, ça te fait ingurgiter 1.2 centimètres cube d'alcool pur. En calories, c'est le tiers d'un morceau de sucre, si mes calculs sont bons. Tu vois, ça va pas chercher très loin : si t'es gradube, c'est pas parce que tu lichetrognes du citron vert.

Tu boirais une demie bouteille de Bordeaux avec tes copains à table, tu t'enfilerais 37.5 centilitres à 12.5°, tu en avalerais presque quatre fois plus (4.7 centimètres cube d'alcool pur). Ma bouteille de Stolichnaya, elle me fait plus d'un mois, même si je tapes dedans tous les jours. J'ai calculé que je buvais exactement dix fois moins d'un estonien moyen. Il y a pas mort d'homme…

Sur ce, je te laisse, je vais m'en attendrir un. Mais t'es pas exempt de venir…