jeudi 29 décembre 2016

Ça te parle, un perroquet ?


Un perroquet ? De toutes les couleurs, dans la mer...


L'autre jour, je suis revenu de la chasse sous-marine avec un beau perroquet bleu. Il y a toujours des curieux pour regarder tes prises. Mais là, le curieux en question m'a dit qu'on n'avait pas le droit de pêcher ces poissons, qu'ils étaient protégés. Il avait l'air très sérieux.

Dommage. Le perroquet est excellent, abondant, et pas trop farouche. J'ai vérifié sur internet : le perroquet ne fait l'objet d'aucune interdiction particulière dans le reste de la Thaïlande. Il n'y a que dans les parcs naturels où on ne peut pas le chasser. J'ai demandé à un pêcheur que je connais. Il a confirmé l'interdiction.

J'ai un excellent livre sur les poissons, le  Gerry Allen, qui décrit tout ce qu'on peut trouver entre l'Inde et l'Australie. Il y a trois pages sur les perroquets. Tous seraient protégés ? J'ai décidé d'en avoir le cœur net. Mais où m'informer ?

J'ai fait une première tentative à l'administration du district - un peu l'équivalent de la mairie en France - qu'on appelle ici amper. C'était un vendredi après-midi, vers quatre heures. Il n'y avait plus que trois employées. Elles m'ont fait un accueil très sympathique. D'autant plus que j'avais Nam dans les bras : avec ses longs cils et ses cuisses potelées, Nam exerce un effet quasi hormonal sur la gens féminine. Fon n'était pas venue. Je l'avais sentie réticente.

Très vite, une des filles - la plus jolie - m'a demandé si j'avais une amie ici. J'ai répondu, et demandé du tac au tac si elle était mariée et avait des enfants. Elle aussi m'a répondu - elle avait… Il n'y avait que de la curiosité, pas d'intérêt dans sa question...

J'avais apporté mon livre de poissons. C'est un euphémisme de dire que je ne parle pas bien thaï. Résultat, elles ont pensé que je leur demandais quels poissons étaient bons à manger. Tout juste si elles ne m'ont pas donné de recettes. Mais pourquoi serais-je allé à l'amper pour avoir des renseignements d'ordre culinaire ? Le farang est pour elles un être si étrange qu'elles ne s'en sont pas étonnées.

J'ai fini par me faire comprendre. Là, bonne surprise, rien n'est interdit, on peut tout chasser. Elles sont même allées au bureau d'à-côté pour être sûres. Oui, je pouvais tuer tous les perroquets que je voulais. Sur le coup, j'étais si content que je leur ai promis la moitié de ma prochaine pêche !

Et puis en rentrant, j'ai eu un doute. Elles avaient l'air de s'y connaître en poissons comme moi en point de croix. Le lendemain, je suis retourné voir le pêcheur (tiens, au fait, il a une charmante maison sur pilotis à vendre sur la rivière, à cinquante mètres de la mer - un prix très raisonnable, mais comme tous ses voisins, il n'a aucun titre de propriété étant donné qu'elle est construite sur le domaine maritime ; il a juste le droit de l'habiter).

Ce pêcheur m'a dit que l'interdiction provenait de l'obotor. Je croyais que l'obotor était l'administration en charge du cadastre et des permis de construire. Manifestement, son rôle est plus large, c'est la gestion du territoire physique et de ses ressources.

Je suis donc allé à l'obotor. Fon avait clairement exprimé ses réticences. Parler avec ces gens-là, c'était prendre un risque, je n'en tirerais que des ennuis. Il faut dire que Fon est issue d'un milieu très pauvre pour lequel il n'y a que des demi-dieux dans les administrations, toute personne habillée d'un uniforme représentant les foudres du ciel et le début des problèmes.

Je suis donc arrivé seul dans cette administration située à l'autre bout de l'île. Deux charmantes dames m'ont accueilli, et m'ont très vite répondu que oui, c'était interdit de tuer les perroquets. Mais lesquels exactement ? J'ai sorti mon livre, montré les trois pages où l'on voit au moins quarante espèces différentes par page. Peut-être y avait-il un document qui m'aiderait à m'y retrouver ?

Un document ? Là, peut-être qu'on ne m'a pas compris. Peut-être aussi qu'on a fait semblant d'ignorer une question qui, à la réflexion, pouvait paraître déplacée : comme si je doutais de leur compétence, comme si je passais par-dessus elles pour consulter l'autorité supérieure originaire de ces ordres.

En tout cas, elles m'ont orienté vers le grand chef. C'était l'heure du repas, et j'interrompais son déjeuner qu'il prenait dans son bureau. Je me suis excusé et j'ai proposé de revenir. Mais non, il m'a fait lui aussi un accueil très sympathique et m'a demandé ce que je voulais. J'ai expliqué - il a tout de suite compris, les filles l'avaient mis au courant. Je lui ai dit que cette interdiction… que je ne comprenais pas car il y a énormément de perroquets sur la côte, à peu près cinquante pour cent de tous les poissons représentés… bref, que cette interdiction concernait sans doute certaines espèces, mais je souhaitais avoir des précisions pour ne pas faire d'erreur.

Bien sûr, il n'a pas entendu ce que je disais sur le foisonnement des perroquets. Foisonnement pourtant potentiellement dangereux sur le plan écologique ! Peut-être faudra-t-il plus tard organiser des battues pour éradiquer une partie de cette envahissante population ? Mais non : qu'un farang questionne une décision locale, même indirectement, c'était mal venu, et je peux le comprendre. Toujours se rappeler qu'on est invité...

Ce qui s'est passé ensuite est difficile à expliquer. La barrière culturelle. La barrière de la langue. A-t-il voulu se montrer gentil ? A-t-il voulu bluffer pour ne pas perdre la face ? Après avoir balayé une première page que je lui montrais d'un "maï daï" (interdit !) tout à fait doux et poli, il a commencé à réfléchir en voyant les autres pages. J'avais l'impression qu'il nageait… lui aussi. Alors j'ai montré un grand bleu :
- Maï daï !…
Puis je lui ai demandé :
- Et les jaunes…
- Maï daï !...
May Day, May Day ! Je me sentais à Pearl Harbour… Mais pouvait-il me dire maï daï sur tous sans me faire un peu perdre la face ? En tout cas, quand je lui ai montré un rouge :
- Daï… on peut !

J'avais un peu l'impression qu'il improvisait...

Au final, les bleus, les verts et les jaunes, on ne peut pas. Mais les rouges, les gris et les marrons, on peut. Dommage, les bleus et les verts sont les plus intéressants. Des rouges, il n'y en a guère. Mais j'ai vu beaucoup de marrons : ils ne sont pas bien gros, et assez fuyant. Et je crois qu'ils sont moins friands. Tant pis, c'est déjà ça.

Nous nous sommes quittés très cordialement. Il m'a dit son nom et m'a demandé le mien. Je l'ai remercié autant que j'ai pu - et très sincèrement.

Voilà, les thaïs, je n'y comprends rien, mais je les aime bien.

Il n'y a pas que les perroquets dans la vie ! Et les belles perruches russes que j'ai prises en photo il y a deux semaines...!



mercredi 28 décembre 2016

Chasse sous-marine (II)

Ce post est la suite et la fin de Chasse sous-marine (I)
On trouvera à cet endroit un autre récit sur la chasse - plus humoristique.

Indonésie - Java timur, côte sud - là ou il y a, paraît-il, des bandits qui vous arrêtent sur la route, vous détroussent et vous tuent !

J'ai aussi chassé en Indonésie, un pays que j'aime beaucoup - à part Bali, l'Indonésie n'est pas touristique et c'est très beau. Mais la saison était mauvaise, la mer agitée, la chasse inégale. Sauf pour le plaisir d'être dans l'eau, de regarder les poissons tranquilles au fond, tandis que la mer était agitée en surface.

L'un des plus grands charmes de la chasse est de s'inviter dans une fête de poissons. Ça se passe toujours dans un champ de patates. Les patates, ce sont des massifs de coraux qui s'élèvent dans l'eau, parfois presque jusqu'à la surface, et forment des petites montagnes, avec des défilés, et au pied, des trous. C'est dans ces défilés qu'on trouve le poisson. Des bandes qui traînent ensemble : on voit parfois plusieurs bancs de poissons de formes, tailles, couleurs variées qui s'entremêlent, tournoient comme pour un spectacle de ballet. Plus souvent, ce sont des petits bancs où s'invitent des poissons solitaires. Il y a une ambiance d'énervement dans ces endroits. Et c'est là que certains poissons font des bêtises. Alors qu'ils resteraient à une distance prudente du chasseur s'ils étaient seuls, les voilà pris d'euphorie, et la curiosité les incite à passer à portée de flèche. Je ne les rate pas.

Bien sûr, le chasseur doit faire attention à se cacher au maximum. S'il apparaît trop massif, il fait peur. On dit aussi qu'il ne doit pas croiser le regard du poisson - mais j'ai peine à y croire. Certains chasseurs portent pourtant des verres mercurisés pour éviter le contact visuel. A quand les Ray-Ban sous-marines ?

Pour augmenter les chances, il faut donc se planquer derrière un rocher, fusil tendu à bout de bras, et suivre le manège des poissons qui sont souvent curieux et viennent voir. Certains mettent du temps à s'approcher : ils tournent, repartent, reviennent et mettent la patience du chasseur à l'épreuve, et aussi ses capacités respiratoires - car il est en apnée.

L'apnée est l'autre plaisir de la chasse. Pas d'appareil pesant ou engonçant. Dans les eaux tropicales, presque rien sur la peau, juste de quoi éviter les brûlures et les coupures de rasoir quand on touche le corail, ou quand on heurte par mégarde une méduse - certaines sont mortelles.

Pour descendre, on fait un canard : alors qu'on était bien à plat sur l'eau, on se plie en deux d'un coup. On commence alors à couler, il faut se remettre droit, bien vertical et on voit l'eau défiler à l'envers. Il faut accepter d'être perdu, sans voir ni le fond ni la surface : qui redresse la tête pour se repérer, se freine et rate sa coulée. Quand on sent que l'ensemble du corps est immergé dans l'eau, on peut donner un coup de palme ou deux pour descendre plus vite - tout dépend du plomb qu'on a à sa ceinture.

La descente s'accélère au fur et à mesure qu'on descend, du fait de la pression de l'eau - c'est comme la colonne d'air sur ta tête, mais en plus lourd. Il faut se redresser au bon moment pour atterrir à l'endroit qu'on a repéré - arriver exactement dessus avec de l'élan, si on a bien tout calculé. Pas simple, puisque tu ne vois pas. Mais si tu réussis, c'est le mouvement gracieux d'une raie qui se pose sur le sable. Prêt à rester tout le temps qu'il faut au fond de l'eau...

Là, on tourne la tête, on bouge les yeux de tous les côtés - il faut voir d'où vient le poisson. Mais aussi se relaxer aussi parfaitement que possible, pour ne pas consommer d'air par une activité musculaire inutile. Une bonne apnée, bien descendu, bien posé, bien relaxé, c'est un plaisir en soi, parfois un petit chef-d'œuvre de zen !

Les "perroquets" (vert et orangés) sont interdits de capture à Ko Kut. Dommage, ils sont aussi abondants qu'excellents dans l'assiette !


Attends une seconde. Retiens ta respiration et ne bouge pas. Avant que tu remontes, je voudrais dissiper un malentendu. Je ne fais pas de la pêche sous-marine. C'est idiot : depuis quand fait-on de la pêche aérienne ? On doit tirer sur les poissons volants ? J'aurais tendance à dire que le pêcheur au bord de l'eau fait de la pêche sous-marine. Et moi, je pratique la chasse sous-marine.

Le pêcheur à la ligne est peut-être très habile, très rusé, mais il reste dans son milieu terrestre et aérien. Le chasseur sous-marin va chercher le poisson là ou il vit - au fond de l'eau, et parfois loin : il m'arrive régulièrement de faire un kilomètre à la nage avant d'arriver sur mon lieu de pêche. Sans aucun doute, le chasseur fait un effort.

Et s'il descend au delà d'une certaine profondeur, il prend un risque mortel. Régulièrement, et sans cause prédictible, des chasseurs meurent de la syncope des sept mètres. Le chasseur remonte après sa plongée, et à sept mètres, il perd soudain connaissance et respire dans l'eau. S'il est seul, si son compagnon est loin ou ne l'a pas vu, il est foutu. Au bout de deux minutes, lésions irréversibles au cerveau par anoxie. C'est peut-être une très belle mort : perdre connaissance dans l'eau, ne rien sentir, partir tranquillement. J'en rêve.

Je n'irai pas jusqu'à dire que les chances du poisson et du chasseur sont égales, mais avec les risques de mort qu'il prend, l'inconfort physiologique de l'apnée, il y a une vague forme d'équité. Je ne parle pas des requins : il y en a de moins en moins. Les risques de mort par injection de venin sont tout aussi grands, mais ne font pas fantasmer.

Tout le monde n'aime pas cette chasse. Il y a d'ailleurs souvent une agressivité invraisemblable vis à vis des chasseurs sur beaucoup de forums. Avec des arguments complètement affectifs et une capacité logique inférieure à celle d'un poisson rouge. Je réponds par le silence de la mer.

Mais il y a un aspect de ce sport qui m'embête beaucoup, c'est quand j'accroche le poisson à l'arceau. Je me dis qu'il n'a pas les hémisphères cérébraux qui, chez l'homme, amplifient la sensation de douleur et lui donne toute sa résonance. Que son comportement est réflexe. Que je ne tue que ce que je mange - et que d'autres auraient tué pour moi si j'allais au marché. Oui, je me répète tout ça pour m'autopersuader. Mais je ne me sens pas bien quand j'y pense. Pourtant, je continue. Je sais que c'est incompréhensible.

Un jour, on m'a offert un petit truc idiot, un stylo qui pouvait émettre un rayon laser. J'étais à Odessa, et j'attendais je ne sais qui dans un bureau où il y avait un chat - quelqu'un de très en retard. J'ai déplacé le rayon près du chat qui s'est mis à courir derrière. Il était fou d'excitation. Je suis resté assez longtemps à jouer avec lui, plus d'une demi-heure. Il ne s'est jamais lassé. Quand j'ai remis le stylo dans ma poche, il a cherché la tache rouge de tous les côtés. Il avait l'air déçu, presque perdu. Je suis revenu jouer avec lui plusieurs fois au cours des jours suivants. Il était aussi excité à chaque fois. Pourtant, pas d'odeur de chair fraîche, pas de grattements de souris, juste cette tache rouge diabolique que je faisais un peu trembloter. Mais jouait-il vraiment ? Quel part d'instinct brut y avait-il dans sa frénésie ?

La chasse sous-marine, pour moi, c'est pareil. Quelquefois, je suis comme fou, à peine je sors la tête, je replonge tout aussitôt, juste le temps de prendre une respiration. Je me livre corps et âme à cette passion-pulsion que j'imagine ancestrale. Il n'y a pas d'activité qui me vide plus la tête que la chasse.

J'ai l'impression de goûter un peu la vie psychique d'un chat.


Que criait le mulot râleur ? En tout cas, il s'en est sorti - je nourris trop bien mes chats...




mardi 27 décembre 2016

Chasse sous-marine (I)



Douce Bretagne au soir d'été

Ce post et le suivant n'ont rien de vraiment spécifique à la Thaïlande : la chasse sous-marine est la même partout, sauf peut-être à différencier les eaux chaudes des eaux froides. Et encore. Mais comme il ne se passe rien à Ko Kut, sauf de la chasse sous-marine, ces posts ne sont pas plus hors-sujet qu'ailleurs.

Je n'ai pas beaucoup d'expérience en chasse. J'ai commencé il y a longtemps en Guadeloupe, à l'âge de vingt-cinq ans - tout simplement parce que j'étais là-bas, et qu'il n'y avait rien à faire sur la plage. Je raconte cette histoire - qui fût une épopée - dans un autre texte.

Il y a eu ensuite une longue interruption, avec juste quelques rares épisodes en Bretagne, dans les années qui ont immédiatement suivi ma vie en Guadeloupe.

Une fois, c'était dans la baie des Trépassés, un mois de juin. Tout près, il y a un minuscule port où j'ai plongé. Pourquoi les pavés du port étaient-ils couverts de grosses verrues ? Et les fucus aussi ? Des araignées de mer qu'il suffisait de cueillir comme des fruits. Mais pas facile à stocker, avec leurs longues pinces, quand on n'a rien prévu.

Une autre fois, j'avais loué l'aile d'une très jolie maison juste en face de la mer, plein ouest. Les propriétaires, des retraités très chics, vivaient dans la partie centrale. L'homme était un pipard silencieux et froid, mais pas désagréable. La femme était bavarde, mondaine et agaçante. Ils avaient un fils unique qui vivait à Paris et qui est descendu un long week-end. Un jeune homme de mon âge, avenant, un peu fat, qui avait une Porsche et une jolie femme - dans l'ordre. Pauvre bru ! La mère était manifestement amoureuse de son fils... Elle m'a annoncé la venue de son bébé longtemps à l'avance, et m'a dit qu'il fallait à tout prix que nous nous rencontrions.

Le samedi matin, il a frappé à ma porte, nous avons échangé quelques mots, je lui ai demandé quel était son programme du week-end, il m'a dit qu'il allait chasser. Je lui ai posé des questions sur la chasse locale, que je ne connaissais pas du tout - je n'étais même pas équipé pour l'eau froide. Il a vu que j'avais le même goût que lui et m'a gentiment proposé de m'emmener. Il m'a prêté un vieux pantalon de plongée, et je me suis équipé comme j'ai pu. Nous voici partis, et plouf, nous voilà dans l'eau.

En Bretagne, l'eau est froide, la visibilité très faible, et il y avait un courant assez violent dans l'endroit qu'il avait choisi. J'étais à la peine. Lui a réussi à prendre quelques petits poissons, rien de mirobolant - mais c'était bien mieux que moi. On commençait à fatiguer. C'est alors que j'ai eu un coup de chance : en descendant devant un rocher, j'ai vaguement vu un beau poisson, j'ai tiré au jugé, sans hésiter, et je l'ai eu. Ce n'était pas un bar, mais un animal fort comestible. Mon compagnon m'a félicité. Peu après nous sommes sortis, et retournés dans la grande maison de ses parents.

Quand on chasse à  plusieurs, il est de coutume de partager les prises. Là, il aurait été naturel que je prenne mon poisson. Mais il m'avait invité, il m'avait prêté un pantalon, et les prises n'étaient pas abondantes. Je l'ai remercié en lui donnant ce poisson qui valait à lui seul tous les siens. Rien que de très banal.

Le lendemain, j'ai rencontré sa mère par hasard dans le jardin commun en rentrant de planche. Toujours sucrée, toujours des choses extraordinaires à me dire de son fils adoré. Mais là…
- Oui, il m'a dit que vous étiez parti chasser ensemble hier. Il a pris un très beau poisson que j'ai préparé pour tout à l'heure. Mais il y a aussi des poissons plus petits. En voulez-vous…?

J'ai décliné. J'ignore toujours si c'est lui qui s'était vanté d'avoir pris le gros, ou si c'était une fabulation de sa mère.

Madagascar : devant ma maison, la plage

Il y a quelques années, je me suis retrouvé à Madagascar, dans l'île de Nosy Bè, et j'avais emporté mon vieux matériel, au cas où. Et là, le démon de la chasse m'a encore piqué. En me promenant l'air de rien, les mains dans les poches très virtuelles de mon slip de bain, j'ai vu une langouste à quelques centaines de mètres de la maison que je louais. Tu sais, une langouste, ça vit dans une fente horizontale de rocher ou dans une petit grotte, parfois les pattes en l'air accrochées au plafond, parfois allongée sur le ventre. La tête est toujours du côté de la sortie, avec les antennes qui s'agitent et dépassent devant elle. Généralement, la fente est bien exposée aux courants, aux vagues, aux bulles - la langouste est comme à la fenêtre, elle aime le vent du large !

Souvent, il faut bien regarder dans le trou pour la voir, attendre que l'œil s'habitue à la pénombre, sinon, on passe sans rien remarquer. Et ne pas faire de bruit, parce qu'elle s'enfonce dans la grotte en un clin d'œil et disparait. Impossible de l'en extirper. Avec de la chance, le chasseur attentif qui passe au dessus du rocher voit des antennes qui dépassent, et son cœur se met à battre ! Mais parfois, déception : ça peut être des herbes marines, impossible à distinguer au premier regard !

A cette sortie, je n'avais pas d'arme, et d'ailleurs pas de ceinture de lest. J'ai décidé de m'équiper. Il a fallu que je fasse couler mes plombs à Helleville. Un type m'avait prêté son moule contre mon passeport - un moule à plomb est une rareté en France - alors dans une île tropicale !... Je suis allé dans un bidonville - Helleville, capitale administrative de l'île, est à peu de choses près un conglomérat de bidonvilles depuis que Nosy Bè est une destination touristique, avec un superbe golf et des bars à putes. Des tas de désespérés et crève-la-faim traversent du continent - Madagascar a la même surface que la France. Ils viennent y chercher de quoi survivre dans les miettes que laissent les blancs.

Gosses. On a le cœur serré.

Serpentant au milieu des cahutes misérables, je suivais le fondeur qu'un pêcheur m'avait indiqué - il fabriquait d'ordinaire des plombs de ligne. Arrivé près de sa case, il a allumé un feu vif, et c'était l'enfer à onze heures du matin sous le soleil. On a attendu une demi-heure qu'il y ait des braises. Le fondeur a pris une casserole antique et cabossée et l'a mise sur le feu. Il a jeté dedans quelques vieux morceaux de tuyau de plomb, et nous avons patienté quelques minutes. Assez vite, une fumée épaisse, acre a commencé à monter. Je me suis éloigné - cette fumée est toxique - d'ailleurs tout le monde a pris le large. Au bout d'un quart d'heure, le fondeur est allé voir le plomb. Il avait fondu. Je ne sais plus comment il avait graissé le moule. Je l'ai vu verser le métal liquide, un foulard devant le visage. Quelques minutes plus tard, j'avais un plomb… mais il fallait encore attendre qu'il refroidisse, puis que le fondeur l'ébarbe. Étrange expérience. Ensuite, le fondeur a rusé pour me piquer le moule, mais je ne me suis pas laissé faire. Le lendemain, je suis allé le rendre et le type m'a restitué mon passeport.

J'ai fait la connaissance d'un prof d'histoire et géographie, plus communiste que  Lénine. Un type intelligent, qui avait dans la tête un scotome idéologique gros comme une pastèque. Il aurait décapité sans états d'âme tous les ennemis de la révolution en marche, même ceux qui n'aurait pas fait du mal à une mouche. A part ce détail, un type charmant.

Il avait passé les dix premières années de sa vie à Madagascar, et parlait couramment le malgache. Il avait des rapports compliqués avec le genre de garde/domestique qui s'occupait de sa maison et de sa voiture quand il n'était pas à Mada - il y passait tout au plus deux mois par an. Le garde, qui avait mille enfants et la télévision, le volait, lui mentait, obéissait aux consignes… quand elles lui convenaient. Le prof excusait tout, trop gêné d'être un patron. Mais il arrivait parfois que son intérêt heurte vigoureusement son idéologie, et je voyais qu'il souffrait la mort quand il engueulait son employé - lequel, pas con, poussait régulièrement le bouchon trop loin…

Nous partions tous les trois sur le vieux prao du prof, gréé d'une voile rectangulaire faite de sacs cousus qui permettait de remonter de soixante degrés de chaque côté : nous tirions presque des bords carrés, mieux valait avoir des vents favorables.

Il faut imaginer les paysages splendides de Madagascar vus du prao qui nous menait vers les lieux de chasse. Une machine à rêves. C'était si beau que nous avons fait une bêtise : nous sommes partis en croisière sur cette embarcation très peu sûre - une croisière qui nous a menés sur le continent malgache, en passant par un détroit plein de courants que le vent hérissait de vagues. Une bourrasque ou un paquet de mer nous aurait engloutis en quelques minutes, fous que nous étions. Nous avons eu de la chance.

La suite était moins dangereuse. Après avoir traversé la baie des Russes, infestée de requins mangeurs d'hommes (ils avaient mangé une petite fille l'été d'avant), nous avons frôlé ces pains de sucre basaltiques couronnés de verdure qui fusent au milieu de la mer dans un grondement de vagues, atterri sur des îles dont on ne revient pas, dormi dans des estuaires ou sur des plages désertes, bateau tiré au sec sur l'estran de la marée basse.

Et bien sûr, nous avons chassé dès que l'occasion s'en présentait.

Avachi sur le plat-bord, une écoute improbable à la main, je regardais défiler les dizaines de miles de côtes vierges, sable blanc et cocotiers, montagne en arrière plan… Je n'ai jamais rien vu d'aussi pur et d'aussi beau.

(à suivre...)

A l'escale

dimanche 25 décembre 2016

Ne laisse pas ton bébé tout seul quand il a neuf mois !


Une enfant d'autant plus difficile à approcher qu'elle pratique le Tao et utilise le gùn chinois avec une redoutable dextérité


Il s'est passé dans la vie de ma fille une conjonction d'évènements qui semble avoir produit un résultat bien particulier. Mais je n'ai aucun élément de comparaison, et l'observation que j'ai faite est unique. J'ai essayé d'obtenir d'autres témoignages sur un forum d'expatriés francophones. J'ai reçu beaucoup d'avis sympathiques, mais aucune observation susceptible de conforter mes hypothèses.

De quoi s'agit-il ? Je suis parti en France pendant un mois et demi, alors que ma fille avait huit ou neuf mois. Quand je l'ai quittée, nos relations, sans être très proches (je veux dire : aussi proche qu'avec sa mère), étaient cordiales, de même qu'elle avait des relations cordiales avec tout le monde : elle est d'un naturel heureux. Je suis tout sauf un expert en relations avec les bébés, et je n'ai rien remarqué de particulier. Je jouais avec elle, je lui parlais, il me semblait que tout se passait normalement. C'est à dessein que je qualifie nos relations de "cordiales", ce qui t'aura peut-être choqué. Mais des relations dites affectueuses impliqueraient qu'elle m'ait identifié avec précision, ce dont je n'étais pas du tout certain. Et puis dans "cordial", on l'a peut-être oublié, il y a cor, cordis, le cœur en latin.

Quand je suis revenu de France, elle avait une peur panique de moi. Alors qu'elle n'avait peur ni de son oncle ni de son grand-père, qu'elle avait vus tous les jours pendant le temps de mon absence. Mais elle n'avait pas peur non plus des visages masculins inconnus thaïs. Au bout de quelques jours, elle a accepté de jouer avec moi. Mais pas question que je la prenne dans mes bras, et c'était des hurlements si sa mère n'était pas là pour médiatiser la relation.

Les spécialistes décrivent chez le nourrisson une période durant laquelle il apprend à reconnaître les visages. A peu près au moment où je me suis absenté. Avant cette période, la relation se ferait essentiellement à travers les odeurs et les voix - la mère représente l'essentiel du monde du bébé, mais sans doute pas la totalité.

Les bébés ne reconnaissent pas bien les couleurs, et même quand leur appareillage sensoriel leur permet de les distinguer, il reste à organiser cette connaissance. De même pour les formes. Et chez les primates supérieurs, la reconnaissance des visages semble être un élément essentiel de structuration psychique et d'organisation sociale. On est d'ailleurs surpris de voir à quel point elle est développée chez certains animaux qui nous paraissent tous semblables. Les spécialistes considèrent la reconnaissance des visages comme une fonction à part entière, et non comme un sous-produit de l'intégration visuelle, c'est-à-dire le traitement du signal et sa mise en relation avec le reste de l'encéphale.

L'hypothèse que j'émets, c'est que je suis parti au mauvais moment : celui où ma fille construisait son système neuronal de reconnaissance des visages. Le mien, et le modèle "farang" plus globalement n'ont pas été inclus comme familiers.

Résultat, à mon retour, il a fallu ramer pendant des semaines pour être reconnu comme non dangereux.

Steven Pinker évoque dans un de ses livres une forme d'antipathie naturelle et croisée chez les bébés vis-à-vis des bébés d'autres couleurs de peau. Il fait état d'un "pré-câblage" qui laisse penser qu'il s'agit d'un fonctionnement très naturel. Mon histoire n'est pas tout à fait semblable, mais s'en rapproche.

Si j'en parle aujourd'hui, c'est qu'un nouveau chapitre vient de s'ajouter. Mon fils franco-français est venu passer quelques temps chez nous. Et là, même syndrome, mêmes larmes dès qu'on laissait ma fille seule en sa présence dans une pièce ou dans l'auto, même impossibilité de la prendre dans les bras. Avec le temps, les choses se sont bien arrangées, mais il est parti trop tôt pour qu'il y ait une familiarité complète.

J'avais observé un phénomène comparable quand Rye, notre voisin aussie, faisait des risettes à ma fille : elle était terrifiée. Il faut dire que Rye est un vieux colosse un peu effrayant !

J'appelle ça le syndrome du visage étranger. Dû à mon absence pendant la période de mise en route de la reconnaissance des visages. Il y a d'autres explications possibles. Une antipathie idiopathique de ma fille pour un certain type de visage - mais l'explication est un peu tordue. Des erreurs relationnelles que j'aurais faites à mon retour… mais lesquelles ? Le fait que nos langues occidentales résonnent étrangement dans ses oreilles accoutumées au thaï et qu'elle en ait pris conscience ? Que nous la regardions sous un angle différent, car nous sommes plus grand, et que cet angle nous rende effrayants ? Peut-être aussi que mon observation est mauvaise, je ne peux l'exclure.

J'aurai peut-être un jour une réponse à ces questions. D'ailleurs, tu as peut-être des choses à dire sur le sujet ?


Moi j'ai une idée ! C'est facile ! Je pense tout simplement que mon père est un vieux c...! D'ailleurs il a avoué (ici, sur son autre blog)


lundi 19 décembre 2016

La pause photo !


Au bout, ils ont posé un petit banc. Ils ont pensé au vieil homme qui restera assis - longtemps - pour regarder la mer.


Hello friends ! Presque trois semaines que je n'ai pas posté sur ce blog ! Il est vrai que Brik-Brak-Brok m'occupe beaucoup - un post tous les deux jours en ce moment.

Il y a une autre raison, sans doute plus pérenne - et qui m'inquiète vaguement. Je suis à Ko Kut. Et à Ko Kut, nous vivons seuls dans notre petite maison isolée, nous n'interagissons pas, nous n'allons pas à la ville - il n'y a pas de ville. C'est la vie dans une petite île, vingt-huit kilomètres de long sur dix de large tout au plus. 95% de forêt. En habitant du côté non touristique. Je n'ai donc rien à voir, rien à dire.

Pour ceux qui n'aiment pas la mer, il n'y a d'ailleurs rien à faire à Ko Kut. Heureusement, j'adore la mer. Dessous, il y a la chasse sous-marine. Dessus, il y a la planche à voile. A l'interface, il y a nager, regarder défiler les méduses dans l'eau transparente sur un ou deux kilomètres en tirant son crawl.

Bref, il ne se passe rien ici. Si tu veux habiter sur une île peu touristique, il faut prévoir le coup. Certains peuvent s'ennuyer ferme après trois tours à la plage sous les cocotiers.

Déjà, quand je faisais mon service national en Guadeloupe, je regardais en rigolant les parisiens. Je n'ai rien contre eux, j'ai habité vingt ans à Paris - je les trouve même modestes en général : il ne s'imaginent pas que l'endroit où ils habitent est la capitale du bon goût, ce que croit souvent le bourgeois provincial qui fanfaronne et se prend pour un roi dans son trou.

Mais là, les parisiens étaient carrément déphasés. Un surtout, qui se la pétait grave intello et qui cherchait le cinéma d'art et d'essai à Basse-Terre... A part du Kung Fu, on ne passait rien dans l'unique salle de la ville. Tout le monde bouffait des graines de tournesol - cent mâchoires en même temps, ça te faisait un de ces boucans ! Heureusement, les paroles de Bruce Lee - ouououiiiiyaïïï !- n'étaient pas toujours nécessaires à la compréhension de l'intrigue…

Bref, la vie dans une île, il faut une richesse intérieure terrible… ou un grand vide dans la tête, avec le vent qui souffle et fait un bruit de con…que !

Tu me diras, il y a la photo. Je pourrais en faire une page. Tu connais mon opinion sur la médiocrité de mes dons de photographe (j'en parle ici : photos et clichés). Et ici, c'est tellement beau qu'on peut juste faire des cartes postales, comme dans une agence de voyage. Pas très envie que ce blog ressemble à une agence de voyage… Désolé, je ne peux pas faire mieux.



D'abord, avant de montrer l'île, je peux peut-être montrer ma trombine, pour que tu saches à qui tu as affaire, cher lecteur inconnu. Sur cette photo, je n'ai pas mis mes lunettes, par coquetterie. Mais comme tu peux le constater, je suis plutôt un mec réflexif. Enchaîné à son travail.

Maintenant, une photo prise dans un endroit que j'aime beaucoup, un petit port lacustre au sud.


Regarde bien sur la photo. Tu comprendras que les pêcheurs thaïs prennent énormément d'hallucinogènes quand ils partent en pêche. C'est peut-être pour cette raison qu'ils sont bien plus éclairés que les pêcheurs du Guilvinec et de Lesconil, avec qui j'ai eu naguère d'assez mauvais rapports. Une sacrée bande de mal-embouchés, ceux-là !


On se croirait presque en Bretagne, il y a trente ans, ou plus.
Les pêcheurs de Ko Kut ont des bateaux comme j'en voyais au port du Pouliguen, quand j'étais enfant. C'est beau. Mais c'est sans doute dangereux. Je me demande quels équipements de navigation ils ont. Le pif ? Mais un pif thaï, c'est tout petit ! Cette question m'a taraudée et j'ai décidé de mener l'enquête.


Quand j'ai fait passer notre pick-up chargé du déménagement sur l'île, j'ai pris ce bateau. Il avait un angle de gite à l'arrêt d'au moins dix degrés. Le genre de truc qui renverse facilement quand il y a de la houle. Dans la cabine de pilotage, il n'y avait aucun instrument de navigation visible. Ils naviguent à vue, ce qui fait sens : s'ils prenaient la mer avec une mauvaise visibilité, ça voudrait dire que le temps est mauvais... et je ne donnerais pas cher du bateau chargé par creux de deux mètres.


Je ne te raconte pas la descente de la voiture, à marée haute, avec le dénivelé. Ça ne paraît pas sur la photo, à cause de l'angle - mais compare la taille du pneu au franc-bord ! En plus, c'était à un centimètre près, car nous n'étions pas dans l'axe, une première voiture garée en face des planches avait été débarquée avant la nôtre. J'avais vraiment la trouille.

Pour finir de te décrire Ko Kut, il y a de l'eau autour, mais il y a aussi de l'eau au milieu. Plein. Par exemple il y a trois chutes d'eau, très prisées par les touristes. Elles n'ont rien d'exceptionnel - elles ne sont pas très hautes, leur bassin de réception n'est pas grand.

La chute la moins "baignable" des trois. Les feuilles mortes s'y ramassent à la pelle - ou au filet.

Mais bon, une chute d'eau, c'est toujours charmant. En y allant très tôt, on peut s'y retrouver tout seul ou avec des thaïs qui content fleurette - et ne nagent jamais.

Pas comme les fils de pêcheurs, qui sont toujours dans l'eau !


Un ami qui m'a dit que mes deux romans étaient mauvais m'a fait comprendre que la qualité de ce blog baissait, qu'il n'était plus drôle. Un ami aussi franc, c'est précieux. Et il vaut toujours mieux se fier à l'avis des autres qu'à ses propres impressions.

Peut-être que je n'ai plus rien à dire de la Thaïlande. Il me resterait pourtant une infinité de choses à découvrir, mais il est possible que j'aie perdu l'acuité du regard, sinon la passion sans m'en rendre compte. Je n'ai pas envie que ce blog continue comme la saison onze d'une série américaine qui s'étire comme de la guimauve et devient filandreuse. Il est peut-être temps de l'arrêter, de passer à autre chose.

Quitter les espaces maritimes pour les espaces de Hilbert, se pencher sur la physique des particules plus que sur le physique des filles à la plage. Se booster à l'effet Casimir avant d'être quasi mort... C'est tentant.

Il faut que j'y réfléchisse.


jeudi 1 décembre 2016

Autopsie dans la cuisine


Notre taquin toukai

Il y a des gens qui ont des herbiers, des flores... Fon a une faune, c'est comme ça (à défaut d'en avoir un à la maison). Voici un aperçu de celle de Ko Kut.

Ça commence mal. J'avais attrapé une otite assez sévère, et je n'entendais plus grand chose d'une oreille, j'avais l'impression d'être à vingt mille lieues sous les mer. En revenant d'Ao Yai un soir, j'ai entendu une sonnette comme on en trouve sur les passages à niveau, quand on attend que le train passe, que les barrières se lèvent. Une sonnette assourdissante qui faisait un bruit de grelot. Hallucinations auditives ? J'ai bouché une oreille, puis l'autre, j'ai essayé de comprendre s'il y avait une direction à ce son. Il venait de la forêt.

Impossible de le confondre avec le cri-cri des grillons, le coassements des grenouilles, les sifflements des serpents ou les bruits étranges qu'émettent les geckos qu'on trouve sur l'île. Pas un bruit, mais un son, avec des harmoniques, et un joli timbre. J'ai pensé que c'était peut-être les moines d'un temple caché. Fon s'est même demandé si c'était un phi sonneur (désolé, il n'y a pas de jeu de mot). Elle l'entendait aussi, ce n'était donc pas une hallucination. Soulagement.

Depuis, je l'entend très souvent. C'est un son très fort qui remplit les oreilles. Il n'a pas plusieurs hauteurs. Si j'avais l'oreille absolue, je pourrais te dire que c'est un sol, le même partout, que je l'entende au nord ou au sud de l'île. Mais je n'ai pas l'oreille absolue, j'ai juste un diapason dans ma valise. Je l'ai emporté parce qu'on ne sait jamais, on peut en avoir besoin. La preuve.

J'ai enquêté. C'est juste un insecte qui passe treize ans dans le sol avant de s'envoler. Treize, tu as bien lu, ce n'est pas une coquille (pour un insecte, ce serait bizarre, une coquille). Je viens de lire sur le net que cette variété de cigales pouvaient créer des lésions tympaniques tellement elles font du bruit : elles peuvent rendre sourd…. Oui je peux répéter... Non ! Je n'ai pas dit sympatriques, j'ai dit tympaniques… Ah oui ? Tu le connais déjà, tu as habité dans une colonie…

A propos de sonnette, nous avons un voisin discret - qui n'est justement pas un serpent à sonnette. Juste à côté de la maison, une énorme parabole a été accrochée à un poteau en ciment de deux mètres de haut. Le poteau est percé dans le sens de la longueur. La surface du sommet est quadrangulaire, avec le trou au milieu. Qui en ai-je vu sortir pour prendre son bain de soleil ? Un splendide petit serpent vert que je n'ai pas réussi à prendre en photo. Quand il a senti que je le regardais, il a levé la tête, nos regards se sont croisés, il a eu peur et il a pris l'ascenseur.

Un grand timide...

Et puis nous avons un convive. Tous les soirs, il vient au moment du dîner se restaurer avec nous. La lumière est allumée, elle attire les insectes et il y trouve son compte. Mais qui, "il" ? Un magnifique toukai, un genre d'énorme lézard qui crie "Ticket" le soir quand il drague une fille - une fille toukai, bien sûr, dont il s'est toqué. Se toquer d'une toukai, c'est pas tocard. Il crie quand il a le ticket, bien sûr, sinon, il reste assez discret.

L'animal se nourrit de moustiques et moucherons. En revanche, le toukai n'attake pas les takos, alors que je l'en ai longtemps soupçonné - pas comme cette ignoble souris grise que j'ai trouvée un matin, gisant dans son sang au milieu de la cuisine. Il y avait des traces de combat. Un vrai meurtre à la Agatha Christie. J'ai aussitôt pratiqué une autopsie dont je te livre les conclusions :
a/ contusions cérébrales multiples, embarrement, vaste hématome sous-dural confluant ayant provoqué un engagement, cause probable de la mort.
b/ dislocation de la moelle épinière au niveau D6/D7 ayant entraîné une paraplégie instantanée, sans doute massive.
c/ les coups multiples ont été portés avec un objet contondant de type balai de cuisine - coups appliqués de haut en bas, de manière répétitive, avec violence.

L'arme probable du crime a été retrouvée, même pas dissimulée.
Avant même qu'arrive le forensic de Ko Kut, Fon s'est mise à table, elle a froidement dénoué le mystère :
- C'est moi qui lui ai réglé son compte cette nuit.

Maintenant, je ne sais plus si je dois lui dire, à propos de mon testament.

Et puis j'ai été adopté par un chien. Un de ces chiens beigeasse, sympathiques, intelligents, d'une très haute noblesse puisqu'il est de la branche aînée des Jaunâtres de Miteux de Bastard, famille titrée depuis cinquante générations. Il habitait près de notre maison. Quand nous avons emménagé, nous avons remarqué deux gamelles cabossées au bord de la route. Une femme est venue remplir les gamelles le soir. Elle a dit qu'elle ne pouvait pas laisser le chien crever de faim. Mais puisque nous étions là, maintenant… Elle n'est plus revenue. J'ai malencontreusement roulé avec le pick-up sur les gamelles, elles sont hors d'usage. Alors j'en ai trouvé d'autres, et pour m'excuser, je les ai remplies. Résultat, le chien m'a adopté. Il m'accompagne quand je fais mon jogging - je cours sur l'unique route de l'île, mais sans doute a-t-il peur que je me perde. Oui, il est intelligent, mais je crois qu'il a des limites. Sartre aussi se trompait tout le temps. On va peut-être l'appeler Jean-Paul.


dimanche 27 novembre 2016

Si tu as de l'argent et que tu veux rêver…




Dans l'île où je suis, comme sans doute dans beaucoup d'endroits en Thaïlande, les gens ont construit des maisons sur des terrains qu'ils ne possèdent pas vraiment. Ils en ont la jouissance temporaire (mais sans date limite), octroyée par l'État, à travers un document nommé por bo tor. Il est en principe interdit d'y faire construire.

Il est très rare de trouver dans les îles un terrain de taille raisonnable doté d'un chanote, le document qui permet officiellement de construire après avoir fait les déclarations obligatoires. Ici, il existe bien des terrains à vendre, mais ils sont généralement très grands et hors de portée de la bourse d'un acheteur jouissant d'une fortune honorable mais limitée. Impossible d'en obtenir la vente par lots.

C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de lancer un projet d'achat commun. Mais ce n'est pas seulement l'investissement, l'achat d'un terrain qui me motive. Je voudrais aussi contribuer à empêcher un développement sauvage de cette île où j'habite maintenant, et qui est restée très sauvage - sans doute du fait de son éloignement de Bangkok, et de ce qu'une grande partie des terres est domaine militaire. Je sens pourtant que le tourisme avance ici à marches forcées, et qu'il va détruire l'île comme il a récemment fortement abîmé Ko Chang en dix ans, Ko Samui en trente.

Il se trouve que je connais la propriétaire d'un terrain. Elle m'a assuré qu'il était à vendre - mais tu connais les thaïs qui vendent, ils peuvent se dédire jusqu'au dernier moment. Le terrain est immense, de l'ordre de 100 rai, c'est-à-dire 160 000 mètres carrés. Il remonte vers l'arrière sur une colline abrupte. L'ensemble est dans un endroit très isolé. Pour l'instant, il n'y a même pas de chemin menant à cet endroit, on ne peut plus y aller qu'en bateau - mais la route n'est pas très loin.
C'est une baie splendide entourée de montagnette. Un côté est habité - un petit regroupement de maisons. Il n'y a aucune autre construction que ce hameau. Le terrain à vendre est de l'autre côté. L'orientation générale est ouest (ou ouest-sud-ouest).
Bref, c'est un endroit de rêve.

Je sais le prix de ce terrain, qui est au bord de la mer, et court le long de plusieurs petites anses. Pour l'île, ce prix, s'il se confirme, est plus que raisonnable. Je cherche une quarantaine de personnes, chacune investissant un minimum de 100 000 euros pour acheter l'ensemble ce qui lui fera acquérir approximativement 4000 m2. Bien sûr, surface, prix, tout cela doit être affiné et certifié.

J'investirai personnellement 150 000 euros. Je ne cherche à faire aucun bénéfice, je n'aurai évidemment aucune rémunération - je veux simplement réaliser un rêve que beaucoup d'entre nous avons, et un investissement pour ma fille qui a aussi la nationalité thaïe.

Aussitôt acheté, le terrain sera divisé administrativement pour que chacun possède en propre, avec chanote, un bien qui pourra être légué, et en aucun car repris par l'État, et où la construction ne pourra jamais faire l'objet d'une obligation de démolition. La division se fera au prorata des investissements, après expertise déterminant les valeurs comparées des différentes parties du bien.

Tu sais qu'un étranger ne peut acheter de la terre en Thaïlande. Pour tout ce qui est de la législation immobilière, je te renvoie à l'excellent livre de Me. René Philippe, conseil juridique à Bangkok, How to Safely Buy Real Estate in Thailand. Il te faudra donc t'entourer de précautions, et faire comme beaucoup font, acheter au nom de ton épouse thaïe et faire un bail de 30 ans.

Je te laisse par ailleurs réfléchir sur les avantages que cette opération peut t'apporter à divers titres - nous pourrons en reparler.

Une chose qui doit être très claire dès le départ : l'association ne se borne pas à acheter du terrain et à le partager. Il y aura un engagement juridique encadré contractuellement relatif à l'usage qui sera fait de ce terrain. En effet, il ne sera pas exemple pas possible de rediviser le terrain pour le revendre et multiplier à l'infini le nombre de bâtiments. Il ne sera pas possible de construire n'importe quoi - je pense par exemple faire appel à une architecte spécialisée dans le paysage et l'urbanisation pour l'organisation des constructions. Les bâtiments seront cachés par la végétation autant que possible. Plus accessoirement, les scooters de mer ne seront pas autorisés dans un certain périmètre. Il y aura quelques autres règles permettant à tous de jouir de l'endroit "en bon père de famille", comme on dit dans les règlements intérieurs.

Ce n'est donc pas un simple engagement moral qui sera demandé : il y aura des règles d'inter-propriété ou de co-propriété (je ne suis pas compétent pour dire maintenant quel sera le statut de l'ensemble) élaboré par un juriste. Ce qui suppose de la part de tous les contractants une volonté de préserver une terre, une nature, une esthétique commune. Après, chacun fera ce qu'il veut - la convialité est facultative, mais ce pourrait être un bonus.

Tu me diras : qui es-tu pour nous engager à risquer nos biens ? J'ai passé une grande partie de ma vie au bord de la mer, et parfois dans des îles. J'ai vu le développement touristique faire perdre son charme et son cachet à des endroits magnifiques, notamment dans le village côtier que je connais depuis la première année de ma vie. Et c'est ce que je voudrais éviter. J'ai aussi une idée de la valeur des terrains et je sais ce qui est un bon investissement - en France, j'ai acheté cinq biens dans ma vie sans jamais me tromper, deux d'entre eux ayant été de véritables aubaines.

Par ailleurs, même si je n'ai pas eu de formation juridique universitaire, j'ai longtemps travaillé pour les tribunaux (j'étais expert à la Cour d'Appel de Paris) et j'ai une idée précise de ce qu'est le Droit. J'ai un diplôme de troisième cycle, et les chiffres ne me font pas peur, car j'ai exercé la profession de statisticien pendant une vingtaine d'années. Mais je ne suis pas financier.

Au total, on pourrait peut-être dire que je ne suis pas un aventurier... (cf. le post scriptum)

Pour le reste, tout est à faire. J'ai bien conscience de la difficulté que représente un tel projet. Je n'ai pas une idée précise sur la manière dont il faudrait diffuser cette information afin de trouver les 40 suscripteurs. Néanmoins, j'ai bon espoir que d'autres auront des idées, et que j'aurai du renfort. Peut-être me démontrera-t-on l'inanité de ce projet, et j'en remercierai ses détracteurs qui m'auront évité de perdre du temps.

Mais qui ne tente rien n'a rien. Je lance cette bouteille à la mer en espérant que vous serez assez nombreux pour vouloir réaliser ce rêve, ce qui n'est pas du tout sûr. Je suis prêt à modifier certaines conditions. Je suis même prêt à l'éventualité d'un flop car j'ai un plan B. Et j'ai du temps pour faire mûrir le projet. S'il faisait long feu, au moins, j'aurai rêvé - et peut-être d'autres avec moi - ce qui n'est pas si mal.

Si tu es intéressé, tu peux m'écrire (mon adresse mail est en haut à droite). Mais l'une des premières choses que je te demanderai, c'est de prouver ta solvabilité. C'est une affaire sérieuse, et je pense que nous rencontrerons assez de difficultés à l'extérieur pour ne pas vouloir nous en créer à l'intérieur, au sein même de notre entreprise. Je te remercie de ta compréhension.

PS : pour ton instruction et surtout ton divertissement, tu pourras lire le dernier roman écrit par Alphonse Daudet sur Tartarin de Tarascon, "Port Tarascon", qu'on peut trouver facilement sur le net car il est tombé dans le domaine public ; toute ressemblance avec le duc de Mons ne pourraît être qu'une pure coïncidence…

dimanche 20 novembre 2016

Sur la route de Ko Kut


Traversée calme sous un ciel plombé


Ça y est, nous partons nous installer à Ko Kut. La mer me manque trop.

Le plateau du Mitsubishi est loin d'être rempli à ras-bords. C'est fou comme on peut se passer de choses. Ma vie se résume à la moitié d'un chargement de pick-up.

La route de Korat à Trat - le port d'où partent les bateaux pour Ko Kut - évite Bangkok. Elle traverse la montagne et les routes y sont en réfection depuis au moins deux ans. A part ce passage pénible, rien de spécial : même succession de petites villes hideuses, conduite irritante des thaïs qui te font des queues de poissons et t'obligent sans arrêt à freiner.

Et puis les barrages policiers, six en quatre-cent-cinquante kilomètres. Particulièrement pénibles pour nous car nous fonçons droit vers le Cambodge avec une moto sur le plateau : les flics craignent qu'elle ne soit volée et que nous allions la vendre - ils exigent ses papiers à chaque stop. Au retour, nous nous étions fait arrêter moins souvent. Mais un policier avait fait des phrases pour dire qu'il voulait prendre le café avec moi - une manière inédite de demander un bakchich. J'avais fait semblant de ne pas comprendre et il nous a laissé passer.

Y a-t-il des différences entre le culte bouddhiste chinois et le culte bouddhiste thaï ?
Un peu avant Trat, un très beau temple chinois sur fond de montagne. Si beau qu'on dirait un faux. On y entend une musique de fond très agréable et relaxante - très chinoise aussi, avec des gongs et des percussions métalliques.

Dragons et décos : on croirait qu'ils sont faits en perles en plastique - c'est très rigolo et... réussi !

A Trat, nous avons fait une escale de deux nuits et un jour pour signer le bail, ouvrir un compte en banque, faire quelques vagues courses, attendre en vain chez le prestataire télécom qui souffle le chaud et le froid. Au final, on ne sait pas quand on pourrait avoir internet - dans un mois dans un an.

Le départ est prévu pour le lendemain matin mais il faut aller à l'embarcadère la veille au soir charger la voiture au moment de la marée basse, sinon le bateau est trop haut sur l'eau. Le chargement se fait par le côté - pas par l'arrière comme sur les ferries - ça fait drôle, on se dit qu'au moindre coup de gite, la voiture va rouler et faire un gros plouf.

"Un yacht fin et racé, à l’étrave effilée de goélette mais aux superstructures puissantes d’un steamer. Un transatlantique en réduction capable d’affronter toutes les tempêtes, de vaincre toutes les embûches de la mer." No joke ?
Le bac fait environ vingt-cinq mètres de long, avec une cabine de pilotage à l'avant. Il est construit en bois exotique. Je donne une trentaine d'années à cette périssoire - moitié cargo, moitié bateau d'immigrants pauvres : un peu pourri, pas terminé, il fait peur… et confère à la traversée un vrai parfum d'aventure. Sur le pont, la pompe de cale fuit et inonde le lattis. Un gros jet sort sur le côté, ce qui donne une idée de l'état du calfatage de la coque. Si la pompe tombe en panne, le bateau se remplit en combien de temps ?

Au fond, le salon des premières. Tables de bridge virtuelles et bar imaginaire.
Sur le pont, entassés, des légumes - pas grosses : passagers de dernière classe
.

Nous sommes les seuls passagers avec une famille de l'île. On nous prête des nattes pour nous allonger sur une superstructure abritée à l'arrière, à même le plancher. C'est le seul confort. Pour pisser, j'ai la rambarde au gaillard arrière. Les dames sont moins favorisées.

La famille qui a embarqué avec nous : paisible.

La traversée est calme, et l'ennui me gagne. La gamine des autres passagers dévisage le farang avec une curiosité réprobatrice. Elle l'aura voulu : photo !



Mauvaise surprise à l'arrivée : nous devons nous amarrer à couple avec un autre bateau rempli à ras-bords en train de décharger. Trois bonnes heures d'attente avant qu'il ne décanille.

J'en profite pour ressortir le Nikon. L'embarcadère est sur un très long pier en bois bordé de maisons de pêcheurs sur pilotis d'un côté, de bateaux de pêche de l'autre. J'y fais une rencontre étrange.

On sait que la plupart des moines ne le sont que temporairement. Ici, peut-être un pêcheur qui veut s'acquérir des mérites.

On me prévient que la voiture est enfin sortie. Je mets le contact. Ko Kut à nous deux !

La maison que nous avons retenue a bon air. Mais elle n'est que vaguement meublée. C'est-à-dire qu'il y a des lits avec des matelas épais comme des blinis ; une table et des chaises sur la terrasse - le snack des moustiques ; une cuisine avec un réfrigérateur, un lavabo et un évier - un peu surprenant. Ils ont été assez malins pour regrouper dans la chambre à coucher et les écrans anti-moustique qui permettent d'ouvrir les fenêtres et l'air conditionné qui exige qu'on les ferme. Ailleurs on a le choix du supplice : étouffer ou se faire piquer.

Nous avons réussi à faire installer quelques lattes de bois pour interdire le passage d'une porte ouverte sur un vide de cinq mètres avec en bas, le lit caillouteux d'une petite rivière - certes idéal pour se débarrasser d'un invité désagréable, mais un peu dangereux pour le bébé.

Ça me fait penser, je t'ai dit que tu étais cordialement invité ?



lundi 14 novembre 2016

Le thaï moyen plus malin que le français moyen ?

Qui peut répondre ?


Tous les français… moyens disent le contraire !

Comme ils sont nombreux à le dire, je me sens obligé de traiter du sujet. Même s'il me met mal à l'aise. C'est un sujet sensible qui peut dégénérer nauséabond. Et puis je suis l'hôte des thaïs, assez bien accueilli, je me sens donc des obligations, outre que j'ai du respect pour eux.

J'ai le souvenir précis de ce que disait un français féru de mécanique : "Tu sais, quand ils poussent sur le bouton du démarreur, ils ne se demandent pas ce qu'il y a derrière. Ils ne cherchent pas. Ils n'ont aucune curiosité. Pour eux, les choses se font par l'opération du saint-esprit."

J'entends dire aussi que les thaïs n'ont pas de logique, qu'ils n'abordent pas les problèmes avec méthode et rationalité. Et de manière très crue, qu'"ils sont cons".

A l'inverse, d'autres expliquent (et excusent) ces différences en parlant de culture orientale, bouddhiste, etc. : "ils sont tout aussi intelligents, mais ils ne fonctionnent pas pareil, on ne peut pas comprendre".

C'est vrai qu'en Thaïlande, il n'est pas rare que la culture fasse des croche-pied à l'intelligence. Il y a parfois de quoi être désarçonné. Garder la face est si important qu'une personne à qui on demande son chemin peut vous envoyer au diable-vauvert plutôt que d'avouer son ignorance. Ça paraît complètement fou (stupide, paradoxal, illogique),  mais c'est comme ça.

Cela dit, la plupart des farangs qui cherchent à tout prix à excuser les différences veulent simplement être gentils et polis. Il est tout à fait possible qu'on puisse mesurer des différences de performances - toutes les explications du monde n'y feront rien.

D'autres comportements nous incitent à sous-estimer les capacités des thaïs, par exemple les rapports entre particuliers et grosses compagnies. Le client est considéré comme un demandeur, auquel auquel les prestataires de service accordent avec munificence des bienfaits... qu'il doit payer. La raison du plus riche est toujours la meilleure. Les règles sont rigides, dissuasive, le client a le droit de se taire, il n'est pas forcément bien traité. Le farang en conclura volontiers qu""ils sont bêtes parce qu'ils ne comprennent même pas quel est leur propre intérêt".

Il se trouve qu'on a trouvé des différences de fonctionnement dans des mécanismes cérébraux élémentaires entre occidentaux et asiatiques. Ces différences ont été objectivées par des expériences correctement menées. C'était du genre : gérer les problèmes en faisant appel à la collectivité ou à l'individu, la gestion individuelle étant le fait de l'occidental, la gestion collective de l'oriental. Malheureusement, je n'en ai plus le souvenir précis, ni la référence.

Il y a des différences dans les mécanismes cérébraux. Il pourrait aussi y avoir des différences entre les performances des uns et des autres. Qu'en est-il réellement ?

La première chose à rappeler, c'est qu'on parle bien là du thaï moyen. Il y en a forcément de très bien formés, très compétents, très curieux, très intelligents. Ils ne sont pas l'objet de ce post.

Ensuite, il y a un biais dans la manière dont on aborde le problème. En tant qu'étrangers, nous n'avons pas accès à des niveaux socio-culturels équivalents à ceux auxquels nous avions accès en France. Nous sommes par définition des déclassés dans la société thaïe. Nous n'intéressons personne - je parle d'intérêt personnel, pas d'intérêt financier. A part dans certains cas, pour des questions de prestige, on n'invite pas les farangs dans les cercles éclairés. Nous fréquentons donc souvent des classes que nous ne fréquenterions pas forcément autrement, classes souvent défavorisées sur le plan culturel et intellectuel.

En France, il n'y a plus que 4% de paysans - encore sont-ils en général aisés - rien à voir avec le fermier local qui cultive dix raïs de riz. Nos "ex" françaises étaient rarement des filles de pauvres paysans. Les femmes de l'Isan qui sont maintenant nos compagnes sont souvent des filles d'agriculteurs : décalage. Là encore, notre appréhension des caractéristiques de la population est biaisée.


Séchage du riz dans l'Isan. C'est con, dans un quart d'heure, il va pleuvoir, il faudra tout ramasser. Dommage, on n'a pas regardé la météo...

Revenons à notre mécano. Les thaïs ne sont pas les seuls à ignorer les arcanes de la bobine électrique qu'on trouve à l'intérieur du démarreur d'une moto. Je ne voudrais pas dire, mais… beaucoup de françaises n'y trouvent pas un intérêt majeur… et sont plus malignes que ce mécano.

D'ailleurs, le manque de curiosité qu'il reproche aux thaïs, on pourrait tout aussi bien lui reprocher : il ne connaît pas les lois de Faraday, il ne s'intéresse pas aux champs électro-magnétiques, il n'a aucune idée du fonctionnement quantique des électrons. Etc. Mais on ne peut par jeter simplement sa remarque par-dessus bord car c'est un hôte régulier de la Thaïlande depuis une bonne douzaine d'années, et il est très observateur.

Alors ?

J'ai peut-être une explication.

Quand j'ai lu le livre de Steven Pinker, The Blank Slate (livre remarquable dont je parle ici), j'ai été très impressionné par les pages qu'il consacre à l'évolution du QI dans la population occidentale. On observe en effet une augmentation de 20 points du QI moyen en un siècle. Toutes les épreuves sont concernées par cette augmentation, y compris celles qui sont saturées en "facteur g" : il ne s'agit donc pas d'une augmentation du QI due à une élévation du niveau des acquisitions, il s'agit bien d'une augmentation des performances intellectuelles.

En conséquence, on a dû décaler la notation, pour que 100 corresponde toujours à la moyenne (je passe sur les discussions sur la question des écarts-types). Un type qui performait à 120 au début du siècle dernier serait placé au ras de la moyenne aujourd'hui.

Or je n'ai pas entendu que du bien des écoles thaïes. Et de manière générale, il me semble que le mode de vie thaï n'invite pas à l'intellectualité, à la contestation et à la spéculation. La structure et le niveau culturel de la population sont semblables à ce qu'elles étaient il y a un siècle en occident : campagnes françaises reculées d'autrefois, Middle West... Je ne serais donc pas étonné qu'il y ait une réelle différence de niveau intellectuel moyen mesurable entre thaïs et farangs du fait des différences entre leurs organisations sociales respectives, l'une pouvant être considérée comme archaïque par rapport à l'autre.

Mais il ne s'agit que d'une hypothèse. Pour la vérifier, il faudrait faire passer des épreuves de QI sur des échantillons de population comparables, après adaptation des outils psychométriques à la culture thaïe. Un gros travail.

En tout cas, selon cette hypothèse, la différence que certains constatent empiriquement n'aurait rien de génétique. L'intelligence est aussi un produit culturel.


L'avenir de la Thaïlande passe par la promotion de la qualité de son système scolaire. A l'école thaïe, j'ai retrouvé l'addition, la soustraction... mais qui a volé l'abstraction ?