jeudi 22 novembre 2018

L'incommensurable irresponsabilité des thaïs




Ce soir, je fulmine. J'essaye pourtant de me raisonner. Les thaïs sont sympas. Ils ne font pas la gueule. Ils n'ont pas de morgue. Ils vivent dans un joyeux bordel, et bordel = liberté. Celle de dépasser la vitesse limite sans serrer les fesses (quand je roule follement à 60 dans les faubourgs de ma ville, je me fais sans arrêt doubler par les thaïs - alors que les panneaux demandent 50). Celle de se garer un peu n'importe où quand on est pressé... ou pas. Celle de mettre un corps-mort devant sa maison pour attacher son bateau sans demander aucune permission. Celle de descendre le tapis roulant avec ma fille dans le chariot du BigC malgré l'interdiction et le planton - mais ça la fait tellement bicher !

Évidemment, il y a quelques règles fondamentales à respecter. Et puis pas vu, pas pris, mais vu, la punition est souvent excessive.

Peu importe. Ici, on est relax. Globalement. Il ne faut pas jouer au c. avec les thaïs, c'est tout. Si on fait un peu attention, on évite les problèmes.

Sauf que…

Je sais, ce qui me fout en pétard, ce n'est pas grand-chose. Quoique… c'est tous les jours pareil. Et pour tout. Ça finit par user.

Je fais construire une barque en résine il y a quelques mois. Je demande un bateau marin, qui supporte un peu de mauvais temps. Le résultat ne me semble pas totalement convainquant, mais la saison est favorable, la mer est souvent plate. Quand le bateau m'est livré, je ne remarque pas certaines petites malfaçons. Tant pis. Tellement content de retrouver le plafond des poissons.

Quelques temps plus tard, je fais une dangereuse expérience (que je raconte ici) : j'embarque un gros paquet de mer par l'arrière. Pendant de longues minutes, je suis tangent, à la merci d'une nouvelle vague. Chance, tout s'arrange. Je décide de profiter d'un retour en France pour renvoyer le bateau au chantier et faire modifier quelques petites choses afin qu'il soit plus sûr.

J'explique tout à Fon - dans le détail. Je lui demande de noter - j'ai une mémoire exécrable, et je sais qu'en revenant de France, je risque d'oublier une des modifications demandées - dont la reprise des malfaçons. Puis nous conduisons le bateau sur son lieu de naissance. Je reprends chaque point avec le patron du chantier, en expliquant bien ce que je veux. Il me donne des détails et propose des solutions qui montrent qu'il a tout compris. Et qu'il approuve totalement cette transformation. Pourquoi n'y avait-il pas pensé avant, quand j'ai commandé le bateau ? Pourquoi m'a-t-il vendu une embarcation qui laissait à désirer sur le plan de la sécurité ?

Retour de France : je cours au chantier. Et là, badaboum. Je constate qu'il a pris des initiatives qui n'ont rien à voir avec ce que j'ai demandé. Strictement rien à voir. Je reprécise les choses. Je fais des montages Photoshop que je lui envoie pour qu'il ait un modèle visuel de ce que je veux. Pour qu'il ne puisse pas s'abriter derrière un "je n'avais pas compris".

Quinze jours plus tard, il téléphone pour dire que le bateau est prêt. Nous y allons. Je dis à Fon de rechercher sa liste et au boss de ressortir le cahier où il a tout noté. Et je demande qu'on vérifie chaque point. Un dialogue s'engage en thaï, où je ne comprends pas grand chose. Mais il en ressort que tout a été fait, tout va bien. Je suis si content de retrouver ma  Dédaigneuse - carrément euphorique. Trop...

Nous repartons avec le bateau. D'intenses superstitions interdisent qu'on le mette tout de suite à l'eau. En effet, une tempête doit éclater à peu près à la date anniversaire du typhon de 1989. Au jour dit, calme plat… Pas grave. Quand même, il paraît qu'il ne faut pas... J'obtempère. Mais au bout de deux semaines (durant lesquelles il aurait dû bénéficier d'une nouvelle couche d'antifouling), je finis par obtenir qu'on le mette à l'eau en dépit des avis contraires.

Il est vrai qu'au mouillage de mon village, il n'y a pas un seul bateau. Ce qui se comprend : ce sont des embarcations de 7 ou 8 mètres, difficile à mettre au sec ou à flot. Ma barque est beaucoup plus petite, et s'il est vrai qu'au cours des mois à venir, il va y avoir des alternances de quatre ou cinq jours de calme et de tempête, je surveillerai la météo de près et je remonterai ma barque au sec tout seul avec mon petit chariot.

Le bateau est à l'eau. Le moteur démarre sans faire trop d'histoires. Tant pis pour l'antifouling - je doute qu'il soit mis un jour, malgré les promesses - le bidon ne sera pas perdu pour tout le monde.

Moo m'accompagne pour une première sortie rapide. Je mouille devant l'hôtel d'une amie - fond de sable parfait pour mes ancres, montée progressive, surveillance le soir par l'amie - il paraît qu'il y a des voleurs.

C'est lorsque je range le bateau que je découvre qu'une des cinq réparations prévues n'a pas été faite. Carrément oubliée. Malgré le contrôle final sur le cahier du boss et la liste de Fon. Je n'avais pas demandé cinquante modifications. Juste cinq.

Maintenant, j'ai le choix. M'assoir sur ma demande - et en subir les pénibles inconvénients. Remettre le bateau sur le pick-up (avec toutes les difficultés que ça représente - il pèse trois ânes morts) et le rapporter au chantier. Je demande à Fon ce qu'elle en pense. Elle me dit qu'elle ne fera rien, elle ne veut plus entendre parler du bateau. Et moi, je suis trop exigeant, paraît-il.

C'est aussi ça la Thaïlande. Personne n'est jamais responsable. On ne peut jamais faire confiance et on doit tout faire soi-même.

jeudi 15 novembre 2018

La maternelle buissonnière


Les anniversaires des divers membres de la famille royale sont attentivement fêtés. Ici, celui de la veuve du regretté roi.
Il tombe le même jour que celui de ma fille : honneur et photo !

Nam va à l'école locale. Une petite école thaïe au charme désuet : comme partout en Thaïlande, on y porte l'uniforme et on salue les adultes d'un waï aussi obligatoire que gracieux.

Ce n'est pas qu'elle ait jamais manifesté un enthousiasme délirant pour y aller. Mais depuis quelques semaines, refus obstiné.

Qu'est-il arrivé ? Entretemps, elle est passée par l'école du loup. Maternelle où je l'ai inscrite lors de notre séjour en France. Qualité exceptionnelle de l'encadrement ? Ou bien toutes les communales françaises sont excellentes ? Je ne sais pas, mais le résultat est là : chaque matin, Nam piaffait d'impatience.

Le premier mercredi après son inscription, je l'ai informée de ce qu'elle n'irait pas - sans penser plus avant. J'ai été surpris de la voir fondre en larmes : "je veux aller à l'école…ouiiiiiiiin…"

Et le lundi suivant, au petit déjeuner, elle me regarde d'un air dur. Menaçante : "On va à l'école, hein…"

Impressionnant, non ? De fait, l'atmosphère de l'école du loup semble plus chaleureuse et l'organisation meilleure que celles de l'école thaïe. Pourquoi ? J'ai des hypothèses.

L'école thaïe a des atouts. L'endroit est à la campagne, il y a de l'espace. On aurait pu imaginer un petit parc, un toboggan, des jeux, des couleurs vives qui plaisent aux petits. Non, juste des appareils rudimentaires pour faire du sport, dimensionnés pour des enfants plus âgés et dangereux sans la présence d'un adulte juste à côté. Reliquats d'une autre affectation de l'école : le service public n'est pas richissime, et la plus belle fille du monde...

De toute manière, le plein air, ce n'est pas un truc thaï, il fait trop souvent beau. Et le soleil tape fort - une peau bronzée, c'est très mal vu, ça fait agricole mal dégrossi - comme en France jusqu'aux années Bardot. Ici, on envie la peau blanche des chinoises et on se poudre la figure.

J'ai un a-priori stupide : il me semble qu'on ne peut apprendre que si on a une table. Mais la table, ce n'est pas la culture thaïe. Ici, un atelier sur l'une des cinq tables de l'école.

L'école accueille quarante cinq enfants de deux à quatre ans. Si j'étais marxiste-léniniste, je dirais que l'école libère le prolétaire pour le mettre à la disposition du capital... Mais je ne suis pas marxiste-léniniste. Je me contente d'observer qu'ici, énormément de femmes travaillent, font bouillir la marmite au propre et au figuré et sont autonomes.

Quarante cinq enfants, c'est beaucoup. Avec quel encadrement ? Quatre institutrices, dont au moins trois présentes chaque jour. Et une auxiliaire. Les maitresses sont diplômées, leur formation dure quatre ans - ce n'est pas pour rire. Sur les quatre, deux sont réellement chaleureuses, une passable, la dernière m'est franchement antipathique. Mais bon, j'ai mes têtes.

Les enfants jouent à l'intérieur, dans un espace ouvert - ils ne sortent pas pour la récréation - la récréation, ça n'existe pas. Il faut dire qu'ils sont très libres. Ils circulent dans l'espace ouvert, en socquettes - les chaussures réglementaires de l'uniforme sont restées dehors - elles servent dix minutes par jour. Dans cet espace, deux enclaves délimitées par des étagères basses - en tout, cinq tables à quatre. Je n'ai pas vu de livres d'enfants, à part quelques cartons d'alphabets.

Sur un mur, une télé qu'on allume plusieurs fois par jour. On y montre des cartoons américains : Donald et Mickey se parlent en thaï. Vidéos trouvées sur le net et stockées sur une clé USB. Les maîtresses ne commentent pas, le message disneyen est délivré brut (est-ce bien raisonnable…?)

Donald à Bangkok : comment dit-on "couac" en thaï ?

Ce qui me frappe, c'est l'absence de répartition des quarante-cinq enfants en sous-groupes. En France, il y aurait deux sinon trois classes. Ce qui favorise une relation plus personnalisée avec la maîtresse - et pour la maîtresse, permet de mieux connaître ses élèves et de proposer une prise en charge plus centrée sur l'individu.

De plus, dans des espaces clos, les enfants pourront plus facilement s'approprier un lieu (comme on dit quand on veut avoir l'air intelligent). Ici, il y aurait bien une vague attribution selon l'âge, mais elle n'est pas matérialisée.

Quand je demande à Nam ce qu'elle a fait : "joué avec des n'amis…" En France, elle mentionnait un contenu : "fait la cuisine… fait la peinture…" Difficile de comprendre comment s'organisent les activités en Thaïlande - et pourtant, il y en a. Volontariat ? Désignation ?

Cette école n'est certainement pas la maison des pleurs. Mais il n'est pas rare d'y voir des enfants en larmes le matin à l'accueil - et durablement. On demande à la mère de rester... alors qu'en France, on exige qu'elle parte au plus vite !

Je suis bien certain qu'il n'y a pas de mauvais traitements. Alors pourquoi ces difficultés ? D'abord, le fait qu'on accueille les enfants dès l'âge de deux ans : c'est jeune. On me dit aussi que c'est à cause de la famille...

Pas de cloisonnement, beaucoup de liberté, chacun fait ce qui lui plaît. Mais quelle est la valeur ajoutée par rapport à la maison ? Les copains ? La profusion de jouets ?

Ce n'est pas la première fois que j'en parle, il existe une grosse différence entre les familles thaïes et les familles françaises. En Thaïlande, les enfants même adultes retournent chez leurs parents tous les week-ends. Étudiants, travailleurs qui ont trouvé un emploi à la ville, ils reviennent trouver la chaleur du foyer, les frères et les sœurs, les cousins et les cousines. De même, les adultes ne se séparent pas de leurs vieux parents dans d'improbables maisons de retraite. Il est vrai qu'ils n'ont pas à les supporter très longtemps. La durée moyenne de vie est à peu près la même qu'en France en 1985 (72 et 78 ans respectivement pour les hommes et les femmes selon les données OMS 2015).

J'habitais autrefois près de la ferme des parents de Fon, à un kilomètre de la Mittraphap road qui relie Bangkok au nord du pays en passant par Khon Kaen. Du vendredi soir au dimanche soir, cette route mal nommée "route de l'amitié" devient un charnier tant la circulation y est dense et les accidents fréquents : flux et reflux de la grande ville à la ferme de papa-maman. Jusqu'à six heures de bus ou pire dans un sens et dans l'autre pour ceux qui n'ont pas de voiture. Mais le temps se compte-t-il pareil ici ?

La cellule familiale thaïe serait donc un pôle d'attraction si puissant qu'il rendrait difficile le départ des enfants vers l'école. Faut-il le croire ?

J'ai une autre hypothèse. D'abord, je l'ai dit, l'absence de relations personnalisées avec les maîtresses est un frein à l'attachement scolaire. Surtout, les horaires sont trop copieux. Arrivée 8h30 départ à partir de 14h30. Six heures en continu. Incluant un repas et la sieste. Pour un petit enfant, c'est rude.

Outre qu'il y a classe cinq jours par semaine, contre quatre en France.

A l'école du loup, on m'a déconseillé de laisser Nam pour le repas étant donné son jeune âge. Aussi du fait qu'elle n'est pas autonome à table et qu'il n'y a pas assez de personnel - c'est une association de parents qui relaie l'école. Résultat : arrivée à 8h30 et départ à 11h45. Une petite demi-journée. Aurai-je percé le secret du loup ?

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Remarque : il serait hâtif de conclure de cette petite observation que l'éducation en Thaïlande (ou en Asie) tend à adresser le fonctionnement groupal des enfants et l'harmonie de leurs interactions plus que leurs développement individuel.

A noter cependant que de nombreuses études objectivent l'existence de différences de fonctionnement cérébral entre les occidentaux et les orientaux. On trouvera facilement sur le net des références à des travaux comparatifs Asie / Occident sur :
- la référence au groupe,
- la perception du moi comme individu ou comme associé avec la mère,
- l'interprétation tunnellaire ou holistique de la réalité.
(liste non limitative)
Ces travaux ne sont pas absolument conclusifs (ils n'ont pas été reproduits), mais laissent penser que les différences dites culturelles sont ancrées bien plus profond qu'on ne l'imagine dans le fonctionnement cérébral. Rien ne permet d'exclure a priori l'existence d'une différence anatomique - génétique. Ni bien sûr de l'affirmer.

jeudi 1 novembre 2018

A la poste, pas de rottweiler !


Mon bureau de poste : qui l'eût cru ?

Le prix de la main d'œuvre en Thaïlande rend possible la survie des bureaux de poste. Même s'il existe des compagnies privées (comme DHL), la poste thaïe tient bon. On y attend très peu, et elle emprunte à la culture locale son charme et sa décontraction.

Dans la salle des guichets, les employés ne sont pas barricadés et il n'y a pas d'hygiaphones. Une vieille télévision trône en hauteur sur le mur, autant pour le personnel que pour la clientèle.

Il est possible d'acheter sur place des cartons d'empaquetage. Mais on peut aussi se procurer une amulette, un litre de miel, du baume du Tigre, des tisanes, du gingsen et des champignons chinois séchés. Pour répondre à toute urgence. Mais aussi à titre de souvenir - car quel mauvais cœur ne voudrait pas garder un souvenir de son séjour à la poste ?

La vitrine aux souvenirs. Le pantalon rayé et les mollets de coq visibles à droite ne sont pas en vente.

Et pour pallier toute infirmité visuelle (et compter sa monnaie), un bel assortiment de lunettes sur un vaste présentoir.

Mais le philatéliste en sera pour sa peine. Je n'ai pas vu la dent d'un timbre.

Quand l'adresse à laquelle doit être livré un colis est un peu distante, un agent qui n'habite pas loin stockera le courrier chez lui. Il vous le déposera s'il y pense et s'il n'est pas occupé. Il vaut mieux l'appeler de temps en temps… S'il n'a pas reçu le colis, peut-être est-elle restée dans la remise de stockage de la poste. On peut l'aller chercher : on est reçu avec amabilité.

L'air sérieux car il se fait honneur d'appartenir au service public - mais un bon mec - comme tout le monde dans ce bureau.

On sent que tout cela se fait à la bonne franquette, en toute simplicité. L'idée de rendre un service n'est pas ensevelie sous des strates de contrôles qualité et d'enquêtes auprès du public.

On devine aussi qu'en cas de perte, à moins d'avoir un colis suivi et encore, il n'y a aucun recours. Raison pour laquelle j'ai arrêté d'envoyer par la poste les caisses de diamants et d'or qu'on ramasse en abondance dans la montagne voisine - en se baissant. La poste ne me sert plus que pour aller chercher mes colis AliExpress… La vitesse de transit est correcte. Pour l'instant, je n'ai jamais eu de problème - touche du bambou !

Ma note globale est positive - alors qu'elle est négative en France - toujours peur d'attendre une demi-heure, sans parler de certaines postières, dont l'amabilité est moindre que celle du rottweiler mâle dominant. Aller à la poste en Thaïlande n'est pas une purge.