dimanche 24 juillet 2016

Une tache bleue sur une carte...


Ce n'est pas un oiseau d'origamie au premier plan à gauche. Ce n'est qu'une feuille racornie de nénuphar.

Un jour, j’ai regardé sur Google Map, à la recherche de taches bleues pas trop loin de mon village.

J’en ai trouvé une… J'y suis allé plusieurs fois me promener.

Et j’ai longtemps rêvé en marchant sur les eaux.


C'est une tache bleue qui fait trois kilomètres de long, et un kilomètre de large.

Une retenue d'eau à quinze kilomètres au plein sud de Phimai et de ses ruines.

On l'appelle Lam Chamuak, et je ne sais pas si cela veut dire quelque chose.

Je ne sais pas si c'est le nom d'un village maintenant englouti.



Il y a deux villages pas loin, aucun n'est au bord de l'eau.

J'ai compté deux constructions bâties sur les rives - des abris en principe destinés aux promeneurs.

Ils sont maintenant fermés. Des barbelés les entourent. Le lac n'aime pas les promeneurs.

Il y a aussi une curieuse cabane basse accroupie au milieu des eaux.



Quelques pêcheurs fréquentent ce lieu. Ils pêchent du bord, les pieds dans l'eau, la tête dans le ciel gris.

L'un d'eux m'a dit que beaucoup de gens étaient morts dans les eaux du lac.

Pourquoi ? Il n'a pas su me le dire, ou je n'ai pas su comprendre.




Juste un petit bout de route court sur la butte de terre qui retient l'eau.

Pas de cale pour mettre à l'eau, pas de plage pour nager.

Je n'ai vu qu'une seule barque, dans les herbes - comme abandonnée.

A-t-elle heurté trop de cadavres blêmes dans ces eaux grises ?



Au village, j'ai demandé à qui appartenaient ces rives désertes.

Elles appartiennent au Royaume de Siam, m'a-t-on répondu.

De rares parcelles sont détenues par des particuliers, habitants des deux villages.

Ils ne veulent pas s'en séparer car ils n'auraient plus rien.


Mais il n'est pas nécessaire de posséder pour jouir...

Ou bien, à l'inverse : toute chose appartient à qui sait en jouir ?


Je suis reparti sur la route sinueuse. La pluie s'est mise à tomber.

Je reviendrai, Lam Chamuak, mon amour...



La longue quête du mystérieux point 15.153899, 102.359468



La pêche miraculeuse
J’ai déjà raconté comment les thaïs vident tous les ans des petites mares à l’aide d’un gros tube équipé d’un système de vis sans fin. A l’aide d’une courroie, on branche ce système sur le rotor d’un motoculteur, à la volée - ce qui me semble très dangereux - et on retire toute l’eau. C’est l’occasion d’une pêche miraculeuse où on finit par traquer les poissons qui se cachent sous le boue noire - et il y en a beaucoup. C’est aussi l’occasion de vider une ou deux bouteilles de Cygne d’Or, l’alcool de riz local au prix imbattable de cinq euros le litre.

Ici, tout le monde adore le poisson, donc tout le monde veut sa petite mare. Il n’est pas rare de voir une grosse pelleteuse creuser un trou à peu de distance d’une modeste ferme. Le fait que l’eau dormante attire les moustiques n’est pas un problème - de toute manière, la maison est déjà entourée de citernes et vases. Le palud, c’est beaucoup plus au nord, du côté de la frontière laotienne.

A la campagne, l’eau est la chose la plus importante. Elle doit baigner les champs de riz - mais pas trop. D’où des systèmes de canaux, de buses qu’on ferme avec les moyens du bord, de pompes, de réservoirs.

L’eau est partout. Le ciel en déverse brutalement des seaux. Elle imprègne la terre rouge. Elle forme des mares, des étangs, des ruisseaux, on la canalise, on la retient, on la dérive, on la recueille - des pièces d’eau, ici, il y en a encore plus que de temples !

Il y a une semaine, on m’a signalé l’existence d’un nouveau plan d’eau. A vrai dire, je le connaissais déjà, mais avant l'arrivée des pelleteuses, c’était un marécage immense, assez joli pour que je fasse quelques photos.


Un marécage qui a disparu et dont il ne doit pas y avoir beaucoup de photos

Aujourd’hui, c’est une fosse quatre mètres en contrebas de la route qui la longe. On a creusé cette réserve car l’eau de l’étang près du temple est utilisée par quatre ou cinq village, et la pression n’est plus suffisante. Il faut donc trouver d’autres sources pour le réseau.

Pour l’instant, les berges ne sont pas couvertes de végétation. J’ai voulu aller nager - la terre était dure et irrégulière, à la descente j’ai fait le dernier mètre en catastrophe et je me suis étalé dans l’eau. Bon, de toute manière, c’était le projet.

Et la remontée, vu la pente, j’ai cru que je n’y arriverais pas. Tout ça pour une nappe d’eau de cinquante centimètres de profondeur, bien insuffisante pour nager agréablement. Dommage, elle fait environ quatre cent mètres de long, c’est honorable, pour une piscine... Fon me dit qu’avec les pluies, le niveau devrait sensiblement monter. Je surveille…

Car l’étang de Nonsung où je vais faire mes longueurs est à une quinzaine de kilomètres. La route de l’intérieur n’est plus praticable avec les pluies, il faut passer par la grande route - une plaie. Certes, j’en profite pour faire quelques courses au Big C. Mais quand même, c’est un peu loin. Ce nouveau réservoir, à un kilomètre à vol d’oiseau, pourrait constituer une heureuse alternative.

L’autre nuit, il a plu des cordes. Le matin suivant, je suis quand même parti faire un tour à moto avec Nam sur les genoux. Nous avons longé la nouvelle réserve d’eau. Un peu plus loin, une route que je n’avais jamais explorée jusqu’au bout - trop mauvaise, avec des passages boueux terribles. Je ne sais pas ce qui m’a inspiré ce jour-là, mais j’ai pris cette route. Deux portions en étaient complètement inondées. L’avantage de porter des crocs en permanence, c’est qu’on ne craint pas d’en ruiner le cuir s’il faut mettre pied à terre ! Nous avons roulé dans l’eau, en faisant de grandes gerbes. C'était joli, mais un peu angoissant.

L'étrange clocher (sans cloche)
du temple Kook
Plus loin, la route était un peu meilleure que dans mon souvenir. J’ai quand même pensé à rebrousser chemin. Mais l’idée d’emprunter en sens inverse tous les passages difficiles que nous avions réussi à franchir - non. J’ai poussé, poussé. Et finalement, j’ai reconnu l’étrange tour jaune du temple Kook. Sauvés ! La route du retour était très praticable.

Et c’est alors que nous sommes passés à côté du point 15.153899, 102.359468 ! C’est à dire par 15° de latitude Nord et 102 degrés de Longitude est. Et des poussières[1].

Sur Google Map, ce point ne correspond à rien. En réalité, c’est un petit plan d’eau de deux cents cinquante mètres de long sur quatre-vingts de large. Si on passe en street view, on le voit tel qu'il était il y a quelques années.

Il est bordé tout du long par un charmant rideau d’arbres. Assez encaissé pour être à l’abri du vent. Doté de quatre volées de marches, au quatre coins cardinaux. Apparemment exempt de nénuphars et de plantes aquatiques envahissantes.



Entrée libre toute l'année. Un rêve de nageur ! A trois kilomètres de la maison… Et j'en suis l'unique usager - à moins que tu ne me fasses le plaisir de venir nager avec moi ?


__________________


[1]Le meilleur gag de tous les Tintin, selon moi, est dans le Trésor de Rakkham le Rouge. Les Dupon(dt) ont entrepris de faire le point au sextant et soumettent le résultat de leurs calculs au capitaine Haddock. Celui-ci enlève sa casquette, joint les mains et prend l’air recueilli :



"Découvrez-vous, mes amis, car d’après vos calculs, nous nous trouvons en ce moment dans la basilique de Saint Pierre de Rome…"


jeudi 21 juillet 2016

La mort



Un crématorium dans un temple de campagne

En Thaïlande, il n’y a pas de cimetières. Oui, bien sûr, c’est à cause de la métempsychose : les êtres se réincarnent en d’autres êtres, animaux ou humain. Mais il y a quand même un problème. Si tu te réincarnes en chat - même un gros matou bien gras - tu fais quoi de l’excédent de viande ?

Non : s’il n’y a pas de cimetières, c’est qu’on brûle les cadavres. Quand on se promène dans la campagne thaïe, on voit partout ces petits bâtiments en forme de locomotive à charbon, avec une immense cheminée, juste à côté des temples. C’est là. En France, je n’ai jamais vu un crématorium. Ici, j’en vois un tous les cinq kilomètres. Apparemment, l'évocation de la mort ne fait pas peur.

Quand quelqu'un est décédé, on célèbre le défunt pendant au moins trois jours. On met de la musique très fort et très traditionnelle. Je sais : le jeune fils bourré d’un voisin s’est pris un arbre en voiture et les ding-ding m’ont pris la tête nuit et jour avec une trop courte accalmie (minuit-quatre heures) pendant presque une semaine. Quand ce n'était pas les ding-ding, c'était les moines qui psalmodiaient leurs prières dans le haut-parleur en 80 décibels.

Le cadavre est toujours apporté à la maison, quel que soit le lieu de la mort. On l'allonge dans une boîte en bois. Il y a un mois, j’en ai vue une par hasard, posée sur un pick-up - une boîte très simple, pas du tout travaillée. Il y a sans doute plus riche. J'ai été surpris car elle était toute petite - évidemment, la taille du thaï...


Un autre. Les bâtiments religieux sont presque toujours dans un état impeccable

Les voisins passent, les amis - tout le village. La famille du mort doit nourrir tout le monde, il faut parfois emprunter à un voisin pour pouvoir acheter des provisions - tenir son rang, même le dernier dans la société, à tout prix. Les visiteurs aident à préparer les repas - qui sont simples, ici, à la campagne. Ils donnent aussi de l’argent pour le défunt (c’est à dire à sa famille), c’est une preuve de "mérite" : acquérir du mérite pendant sa vie est un élément essentiel pour un bouddhiste.

Le jour de la crémation, la boite en bois contenant le corps est emportée au temple, dans le bâtiment ad hoc. Le corps est brûlé avec sa boîte.

Après la crémation, on recueille les petits bouts d’os qui n’ont pas brûlé, on les met dans un genre d’urne. S’il y a un fleuve dans la région, on jette ces restes dans l’eau. Sinon, on les garde, et on peut les emporter au temple quand on va faire ses dévotions.

Trois mois après la crémation, il y a un rappel, avec invitation des voisins, et location de moines. Alerté par la musique, je suis passé devant la maison du type qui s'est tué en voiture. Il y avait un grand nombre de chaises de location alignées sous un dais. C'était tôt le matin, il n'y avait pas grand monde, on empilait les baffles énormes, je crois bien que c'était la fin des cérémonies.

La durée des festivités, la décoration éventuelle de la maison avec des fleurs, la location de chaises, de baffles, tout est fonction de l'aisance ou de la pauvreté de la famille du mort. Seules restent constantes la bouffe et la participation des moines.

Et bien sûr la crémation. Il se dit que l'âme d'un corps non brûlé reste à hanter les vivants, il devient un "phi", un mauvais esprit. Dans l'intérêt de tous, mieux vaut passer par la jolie locomotive.

Je trouve ces bâtiments magnifiques, je me retiens de les photographier tous - ils sont très répétitifs. En réalité, si j'écris cette page, c'est juste pour trier mes photos de crématoria et avoir un prétexte pour les montrer !


Encore un autre. A quoi peuvent donc bien servir les fenêtres
sur le côté du corps de chauffe ? A surveiller la cuisson ?

mercredi 20 juillet 2016

Erlkönig


Le vert clair Caran d'Ache...

La semaine dernière j’ai acheté une citerne de deux mille litres (la semaine dernière ou il y a deux semaines ? Je crois que mon temps est tombé en panne, et comme il est déjà vieux, je ne suis pas sûr que cela vaille le coup de le faire réparer). Un objet impressionnant qui tenait à peine sur le plateau du pick-up. Le dispositif pour récolter l’eau du toit est installé, avec l’énorme entonnoir en fer blanc, enrobé d’un morceau de moustiquaire pour faire filtre. Il ne reste qu’à enfoncer le tuyau dans l’opercule. Je ne l’ai pas encore fait, il manque un petit montage pour puiser l’eau dans la citerne, deux coudes, un demi-mètre de PVC et un robinet.. Mais pour couper le tuyau, il faut la scie que La-Moun a emportée  chez des amis.

Ce n’est donc pas encore aujourd'hui que nous allons remplir la citerne d’eau de pluie, ni la boire - alors qu’elle sera certainement délicieuse, mis à part le petit goût de colle à PVC qu’elle ne manquera pas d’avoir les premiers jours. Dommage.

Ce matin, il fait un jour gris, menaçant.  Avant qu’il ne pleuve - car nous sommes au cœur de la mousson, il va certainement pleuvoir - je vais faire un petit tour à moto. J’emmène Nam dans le harnais que Fon a acheté, et dont nous n’avons jamais eu vraiment l’usage. Il est maintenant un peu trop petit, mais comme Nam est assise sur mes genoux, le harnais la maintient à peu près. Nous partons, tous deux tête nue. C’est si agréable de rouler à moto sans casque, avec ce petit vent qui siffle dans les oreilles et fait voler les cheveux !

En ce moment, la campagne est très belle. Les rizières sont inondées, le riz est vert, comme le crayon vert clair de chez Caran d’Ache, saturé à l’extrême. C’est la période où les paysans sont les plus actifs, ils enlèvent les mauvaises herbes avant la récolte, ils transvasent l’eau du champ dans le petit canal qui le longe, ils coupent du fourrage pour les gnous.




Nous allons jusqu’au pont. En amont, en aval, les eaux calmes et vert-de-gris ne font pas de remous. C'est une rivière que ne borde aucune maison, aucun sentier, et qui se termine de chaque côté par un mur vert.

La campagne thaï est à nulle autre pareille : elle est en désordre, avec des arbres n’importe où, et aussi n’importe quelle sorte d’arbres, des palmiers comme des acacias ou des prunus. Bien que ma région soit plate comme le dos de la main, elle ne manque pas de charme, surtout sous cette lumière grise.

L'eau est partout pendant la mousson
Tandis que nous roulons paisiblement, je pense à ce beau poème de Goethe, le Roi des Aulnes (der Erlkönig). L’histoire d’un homme qui chevauche dans la nuit avec son fils serré dans les bras. L’enfant voit des ombres effrayantes, il croit entendre des chuchotements menaçants, et le père tente de dissiper ses craintes. Ni l’adaptation de Nodier, ni la traduction de Porchat n’en rendent le charme mystérieux et terrible. Tu ne te rappelles peut-être pas la fin :
In seinen Armen das Kind war tot
(Dans ses bras, l’enfant était mort) 

J’aime la musique de Schubert, mais je n’accroche pas aux lieder, je trouve le chant artificiel et la voix ne m’émeut pas. Je préfère le poème récité à l'allemande, avec sa scansion, une syllabe sur deux.

Au retour, nous croisons un de ces curieux véhicules colorés, sans vitesses, qui sont utilisés par les agriculteurs. Il y a un chien dedans, et son maître coupe des herbes. Je le prend en photo - il ne lève même pas la tête pour voir ce qui se passe. Et nous repartons.

Le chien sous le volant regarde son maître avec désespoir

Nam aime bien se promener. Elle regarde le paysage défiler, sans rien dire. Ce n’est qu’à l’arrivée qu’elle s’anime et fait des commentaires - des vocalises qui ne sont pas encore un langage, mais expriment sans aucun doute son bonheur.

Et le mien.


mardi 19 juillet 2016

Bouddha et les marchands du temple


Les marchands du temple ont leurs étals au pied du crématorium.
Mais la fumée qu'on voit vient du barbecue...

Aujourd’hui mardi, en pleine semaine, c’est la préparation d’une grande fête bouddhiste, asaha boucha, qui célèbre le premier sermon de Bouddha. Nous devons partir à six heures. Fon nous lève tous à cinq heures pour nous préparer. Nam n’a pas assez dormi, elle restera avec la gueule de travers pendant toute la matinée. 

Les thaïs font un usage très modéré du dimanche. Ce jour n'a pour eux aucune connotation. Les musulmans se reposent le vendredi, les juifs le samedi, les chrétiens le dimanche, mais il ne faut pas croire que les bouddhistes ne se reposent jamais ! Les administrations et les banques sont fermées le dimanche. En revanche, commerces et services sont ouverts en grand nombre. Fon m'explique que cette fermeture dominicale est un emprunt au monde occidental - commun à tous les pays de l'Asie du Sud-Est (y compris Malaisie et Indonésie qui sont musulmans). Mais j’aurais bien aimé savoir comment s’organisaient les repos il y a un siècle en Thaïlande. Peut-être trouverai-je un indice dans la langue, et précisément la signification des jours de la semaine ?

Non : ils sont aussi astronomiques que les nôtres. Lundi est le jour de la lune, mardi celui de Mars, mercredi celui de Mercure, jeudi celui de Jupiter, vendredi celui de Vénus, samedi celui de Saturne et dimanche celui du soleil. Mot pour mot - j’ai tout vérifié. Impossible de savoir depuis combien de temps cette nomenclature céleste est utilisée. Étonnant quand même qu’elle se superpose aussi exactement aux appellations occidentales, il y en a forcément une qui s’est répandue sur les autres.

Acheter des légumes pour les moines, mais aussi pour la maison !

C’est moi qui emmène tout le monde au temple avec mon pick-up. Le père de Mai ne vient pas, soi-disant parce qu’il n’y aurait personne à la maison. Je pense qu’il se fout un peu de la religion. D’ailleurs, au temple, la population est féminine à quatre-vingt pour cent, sinon plus.

L’an passé, La-Moun, le frère de Fon est allé faire une retraite d’une semaine au temple. Il s’est rasé la tête, il a fait des offrandes - et bien forcé, il a arrêté l’alcool de riz ! Pourquoi cet élan religieux soudain ? En fait, c’est une obligation morale pour tous les jeunes hommes. Il s’agit de marquer sa gratitude à ses géniteurs à travers une période de prières à leur intention. On est mal considéré au boulot si on ne le fait pas.

La-Moun était d’ailleurs très tardif, par rapport à ses copains de travail. Il n’a demandé qu’une semaine - il aurait peut-être pu en obtenir deux. Rares sont les employeurs qui accordent plus, mais cela arrive. En fait, même s’il est croyant, La-Moun n’est pas intéressé par les manifestations de la foi - et surtout, il préfère boire le lao avec ses nombreux copains.

 Ce matin, j’emmène donc Fon, sa mère, sa tante et Nam au temple dans mon pick-up. 

Cela me rappelle les punitions au collège, chez les bons pères - avec un Gaffiot dans les mains.

Je ne m’habitue pas à l’absence de civilités thaïes. Personne ne me dit bonjour, personne ne me regarde, j’ai l’impression d’être un chauffeur… ou un chien qui conduit. Au retour, quand je déposerai tout le monde, avec toutes les provisions, personne ne me dira au revoir et personne ne me remerciera. Je demande une fois de plus à Fon, qui m’assure que c’est tout ce qu’il y a de plus normal - mais justement, je la soupçonne de normaliser un peu trop tout ce qui tourne autour des relations avec moi. Elle m’explique que c’est précisément parce qu’on me trouve "dii" (bien, bon, gentil) que les choses sont ainsi simplifiées. Elle sait bien qu’on appelle la Thaïlande le pays des mille sourires. Elle se rappelle aussi, quand elle était vendeuse, comme on lui répétait qu’il fallait dire bonjour, sourire sans arrêt. Mais c’était uniquement pour vendre mieux. Ici, pas besoin, il n’y a rien à vendre… Alors la politesse orientale...? Les salutations à n'en plus finir...? Tout cela, du pipeau pour les étrangers ? Et ce miroir sans tain derrière lequel on m'a enfermé...? Parano, quand tu t’en mêles…

Au temple, il y a une grosse animation. Les marchands du temple sont très nombreux. C’est un vrai marché, et ils ne vendent pas que des objets pieux, loin de là. Il faut dire aussi que toute fête religieuse est l’occasion d’offrandes importantes. Et comme la religion prévoit explicitement que les moines vivent des aumônes offertes par les fidèles, on achète de la nourriture pour faire la charité... et préparer la soupe à la maison en rentrant.


Transvasements à la queue. Ces monceaux de bouffe me donnent un peu la nausée...

L’offrande elle-même est ritualisée. On ne jette pas l’argent dans un tronc, on ne dépose pas les offrandes dans un coin, on les "présente". J’ignore à quoi pensent exactement ceux qui présentent ces paniers, ces bouteilles d'eau, ces plats de riz.

Fon me dit qu’elle souhaite le bien des défunts et des vivants et espère s’attirer ce qu’elle me traduit par "merit" (phonétiquement boun, vertu, mérite en français). Il ne s’agit pas seulement d’un calcul sur l’avenir, d'une indulgence : ce mérite aboutit, paraît-il, à un état de bonheur intérieur immédiat.


L'arbre à billets : l'insertion du billet sur un bout de bois fendu, le choix de l'endroit
où on le pique prend bien cinq minutes : on en a pour ses 20 bahts - ou 50 ou 100.

Fon a cassé la tirelire, acheté d’énorme bougies, apporté pas mal de nourriture. Elle me demande si elle peut en plus abonder l’arbre à billets. J’acquiesce, bien sûr, tout en pestant contre ce choix sociétal. Le temple est immense et parfaitement entretenu - c'est tout sauf une bicoque en bois comme la ferme de ses parents. Des temples, il y en a un tous les six kilomètres carrés, même en pleine campagne, et ils sont tous en très bon état.


Si seulement tout cet argent était consacré aux écoles et aux universités !






dimanche 3 juillet 2016

Humour thaï et citronniers



Hier, en revenant de l'étang, Fon m'a arrêté au bord de la route devant une maison sans rien de particulier. Sinon quelques plantes devant. Un homme avec une queue de cheval est sorti et Fon m'a dit qu'on allait acheter des citronniers. Très bien. Il y avait des citronniers à gros citrons, d'autres à moyens citrons, d'autres encore à petits citrons. Il fallait croire l'homme sur parole, car aucun citron n'était en vue, pas même sur des arbres à très petits citrons. Ni à très gros citrons - ils auraient dû être visibles.

L'homme à la queue de cheval parlait étonnamment bien l'anglais, ce qui m'a tout de suite rendu suspicieux. J'ai demandé au bout de combien de temps nous aurions des citrons. Huit mois, a répondu l'homme – ce qui m'a paru bien peu.

Fon a choisi deux citronniers (ton manao), elle a acheté du terreau. J'ai tenté de faire une plaisanterie, en demandant si maintenant, on pouvait acheter deux arbres à vodka (ton wodka), mais ma plaisanterie n'a eu aucun succès : ces barbares s'imaginent que je fais pousser du citron pour arroser mon Khao pat Kai, ils ne connaissent pas le lien organo-tellurique qui lie la vodka au citron vert. Après une explication de Fon, l'homme s'écrie : « alors vous êtes russe ! », moitié interrogatif. Vexé, j'adopte l'air impénétrable du bonhomme de Line :

Et nous voilà repartis.

J'ai demandé quand on planterait les arbres. Fon m'a dit « ce soir ». Mais le soir, un couple d'amis est passé, et nous n'avons rien planté, nous nous sommes contentés de boire de la vodka avec les citrons cueillis sur l'arbre du frère de Fon.

Ce matin, j'ai demandé à Fon quand elle allait planter les ton manao.
- Ce soir a-t-elle répondu.
- Mais pourquoi ?
- A cause du soleil.
- Il n'y a pas de soleil. C'est la saison des pluies.

Je n'ai pas voulu citer l'ecclesiaste [11-6] : Dès le matin, sème ta semence…, car j'ai remarqué qu'elle n'était pas très concernée par l'ancien testament. Finalement, on a planté les citronniers le matin – quand même selon l'ecclésiaste.

Je les ai trouvés très petits, ces arbres. J'ai dit à Fon qu'il faudrait sans doute attendre bien plus de huit mois avant de voir le premier citron.
- Un an, tu penses ? Plus ?
Je lui ai expliqué qu'en réalité, on avait acheté des arbres à papayes. Peut-être même des arbres à fraises.
- Je sais quand même ce que c'est, un arbre à papayes. J'en ai planté deux de l'autre côté de la maison, répond Fon, offusquée.
Je prends l'air fin et entendu, et je lui glisse qu'alors, si ce ne sont pas des arbres à papayes, il s'agit forcément d'arbres à éléphants. Elle me regarde d'un air dubitatif...

A la fin, elle me demande d'aller chercher deux vieux pneus dans le garage de son frère. Elle a installé les deux pneus. Voilà, maintenant, si tu viens, tu verras comme c'est joli, les citronniers au milieu de deux pneus dans le jardin. Ça tombe bien, ils sont du côté par où on arrive. On les voit tout de suite.

Je me demande si je ne vais pas en mettre dans la maison...

J'en parle à Fon. Elle me dit qu'on peut, mais qu'on aura peut-être des problèmes avec les éléphants.



vendredi 1 juillet 2016

L'étang de Nonsung



Presque une piscine privée...

C'est triste à dire, mais je suis très heureux que les thaïs ne sachent pas nager. Oui, sans doute, il y en a qui savent. Moins au nord qu'au bord de la mer. Moins dans les campagnes profondes que dans les villes. Le résultat, c'est que dans la grande ville d'à côté, il y a cette piscine olympique dont je t'ai déjà parlé, avec presque personne dedans. Il est vrai que les tarifs sont prohibitifs pour les thaïs : quatre ou cinq euros l'entrée selon que l'on a la carte du centre commercial ou non. A moins de prendre un abonnement. Mais comme aucun thaï ne veut venir régulièrement à la piscine, à certaines heures on a plusieurs lignes d'eau par personne.

Je n'y vais plus. J'ai trouvé mieux. J'ai découvert à quinze kilomètre de la ferme un plan d'eau manifestement public, où jamais personne ne se baigne. On y pêche un peu, avec des lignes de fond ou des tramails, et les pêcheurs sont d'un tempérament pacifique – ça change de la France.

Ce plan d'eau fait approximativement six cent mètres par quatre cents. Il faut s'accommoder des plantes aquatiques qui poussent au bord, ou se mettre à l'eau dans les rares endroits dégagés, si on n'aime pas leur contact. On y perd très vite pied, les gens pensent qu'il est trop dangereux, d'autant que l'eau est trouble et qu'on ne voit pas le fond, même dans trente centimètres.

Je vais là presque tous les jours soigner mon arthrose des épaules. Ceux qui souffrent du même mal que moi trouveront peut-être intéressante cette expérience. Plus je fais de sport, moins j'ai mal. Au point de ne plus avoir mal du tout pendant de longues périodes (plusieurs mois). Mais si je laisse un peu tomber, les douleurs reviennent assez vite. Je ne sais pas trop comment expliquer ce phénomène. Peut-être la laxité musculo-ligamentaire qui s'installe quand on ne fait pas de sport laisse-t-elle une latitude suffisante pour que les surfaces ostéo-cartilagineuses usées frottent les unes contre les autres ? Alors qu'avec un bon tonus, la glène serait plaquée dans sa cavité, et la correspondance anatomique rétablie ?

Mais la natation n'est pas une cure de jouvence et la mobilisation de l'articulation ne stimule pas la fabrique de cartilage : ce tissu ne se régénère jamais. La nage permet juste un soulagement anatomique de la douleur. Pour être parfaitement précis, quand je reprends après un arrêt, les douleurs ont tendance à augmenter quelques jours. Il faut forcer et passer le cap. Bien sûr, il faut être certain du diagnostic (IRM à l'appui). De l'exercice en cas de problèmes sur la coiffe des rotateurs pourrait être catastrophique.

Quand j'étais petit, je passais mes vacances au Pouliguen, petit port de pêcheurs posé juste à côté de La Baule, en Bretagne. Comme tous les enfants de la plage, j'avais appris à nager la brasse, et je nageais convenablement. J'avais même obtenu mon brevet de mille mètres – le CRS maître-nageur nous avait emmené sur son zodiac, mon copain et moi, jusqu'à une tourelle couverte de bigorneaux, au milieu de la baie et nous avait jetés à l'eau. A nous de nager vers le rivage – dans l'eau bretonne encore froide. Quelle aventure ! Et quelle gloire, quand ma grand-mère nous a dit qu'il lui semblait avoir vu des petits dauphins nager au milieu de la baie...

Un soir d'été – je devais avoir dix ans – je traînais encore sur la plage, près du port. C'était marée descendante. Il fallait que je me dépêche si je ne voulais arriver à l'heure du dîner et ne pas me faire gronder. J'ai alors vu un vieil homme à cheveux blancs, mince comme un fil, se mettre à l'eau. Il nageait le crawl, comme dans un rêve, avec des mouvements lents, mais il se déplaçait très vite. Derrière lui, un petit sillon d'écume – pas de mousse tapageuse. Je l'ai regardé une ou deux minutes, puis je suis rentré chez moi en courant à moitié, avec des étoiles dans la tête...



Le crawl pour les [vieux] nuls


Mais je n'ai pas appris le crawl. J'ai fait quelques tentatives, et j'ai été découragé par des moniteurs sans finesse. Puis j'ai eu d'autres priorités. Ce n'est que sur le tard que je m'y suis mis. Je ne nage certainement pas très bien ni très vite. Apprendre à nager le crawl à l'âge mûr ajoute une difficulté : un homme adulte mis dans l'eau est plus dense qu'un enfant, et surtout, sa flottabilité se concentre plus haut. Résultat, au repos dans l'eau, il a tendance à se verticaliser très vite, et les jambes descendent. C'est une catastrophe hydrodynamique. Prenons un homme de 1.80 m. Horizontal, il pousse l'eau avec sa tête, ses épaules, tout ce qui dépasse. C'est normal. Mais s'il prend un angle de 10° avec l'horizontale, il construit immédiatement un « mur » de résistance, qui fait sin10° x 180, soit environ 30 cm de haut. Si l'angle du corps est de 20°, le mur fait 60 cm. C'est dire à quel point il faut être attentif à bien rester horizontal.

Pour illustrer le problème, prends un bateau avec un moteur hors-bord puissant. Au départ, à petite vitesse, le bateau est horizontal et il consomme peu d'essence. Puis vient la transition : il pousse de l'eau, il se cabre, il consomme énormément. Passé une certaine vitesse, il revient à l'horizontale, et on dit qu'il « plane » (c'est à dire qu'il dépasse sa vitesse critique qui est fixe et dépend de sa longueur à la flottaison). Paradoxalement, il va plus vite et consomme moins. Les propriétaires de hors-bord connaissent parfaitement le phénomène, leur porte-monnaie aussi.

Alors comment faire ? Il y a là un cercle vicieux. En effet, pour rester horizontal, il faut faire comme un avion, utiliser sa portance, donc aller vite. Et pour aller vite, il faut être bien musclé. Autant dire qu'au départ, quand on ne sait pas trop s'y prendre, quand on n'a pas beaucoup de muscle, et donc qu'on est bien en pente dans l'eau, on souffre ! La bonne nouvelle, c'est que les progrès sont exponentiels. Plus on a du muscle et plus on sait s'en servir, plus on va vite, plus on s'horizontalise, et moins c'est fatigant.

Ce qui est drôle, c'est que le corps sait bien ce qu'est la portance – particulièrement les jambes. Comme elles ont tendance à couler, elles vont naturellement faire comme un avion à géométrie variable au moment du décollage : elles vont avoir tendance à s'écarter de l'axe, à se déployer, avec des petits mouvements parasites. Le résultat, c'est que oui, on a plus de portance, mais ça freine épouvantablement, et donc ça fait autant de mal que de bien !

Imagine maintenant un bout de madrier long d'un mètre que tu pousses dans l'eau dans le sens de la longueur. Une petite pichenette et il va parcourir plusieurs mètres. Pourquoi pas moi ? Imagine maintenant un vieux bateau pneumatique un peu crevé et au trois quart dégonflés. Ça, c'est moi dans l'eau. Pour faire avancer ce truc, il faut vraiment se démener. C'est toute la question du gainage en natation. Il faut être, comme une bûche, le plus immobile et tendu possible... mais sans être raide !

Il y a une erreur que j'ai longtemps faite, et qui est mortelle pour cette question d'horizontalité : prendre de grandes respirations. Je gonfle alors d'air le haut de mon corps qui pivote aussitôt selon un axe transversal (passant grossièrement d'une aisselle à l'autre), et mes jambes plongent. Coup de frein ! Il faut respirer modérément. Tu me diras que tu es essoufflé et que tu as besoin de respirer.

Mais tu n'es pas essoufflé comme s'il y avait un obstacle qui empêchait l'éjection du sang pulmonaire vers le cœur, et donc que tu avais de la peine à respirer – essoufflement physique, qui survient quand on court trop vite et que le cœur ne suit plus. En fait, le problème est plutôt chimique : des capteurs dans ton corps trouvent que le taux d'oxygène dans le sang n'est pas assez important, ou le taux de CO trop élevé. C'est la conséquence de ta respiration entrecoupée, et non de l'intensité de ton effort. A toi de trouver une péréquation entre ton envie de prendre une grande inspiration et le coup de frein que cela va entraîner.

Quand on nage, l'effort cardio-respiratoire est moins important qu'on ne l'imagine. On est porté par l'eau, et le cœur doit faire circuler du sang réparti horizontalement, il n'a pas à pomper, un mètre quarante plus bas, des litres de liquide qui viennent de passer dans les jambes. Des études sérieuses ont d'ailleurs montré que les champions de natation n'étaient pas d'énormes consommateurs d'énergie. En termes de consommation énergétique, ce sont les sports les plus cardio-vasculaires comme la course à pied, l'aviron qui tiennent la corde.

En fait, je crois être passé par toutes les erreurs. En voici une grosse. Elle consiste à appuyer sur l'eau quand on entre la main devant soi, comme une roue à aube. Tu te représentes ces roues, sur un vieux bateau sur le Mississipi ? Ou Donald poursuivi par des requins faisant des moulinets ? Ça fait plonger les jambes par bascule – toujours le même problème. Non, quand le bras est devant, il faut ramener l'eau sous soi comme une pelleteuse, ne surtout pas faire un arc de cercle et appuyer vers le fond, même en tangente.

Pendant cet effort, l'autre bras passe tranquillement au dessus de l'eau, coude en l'air, doigts affleurant la surface le long du corps... L'observateur extérieur ne voit que ce mouvement. Le travail de bagnard du bras sous l'eau lui échappe. Il a l'impression que tout est simple et fluide. C'est là toute la magie et la beauté de cette nage...

Mais en réalité, le crawl, c'est vraiment bourrin !

Ici, pas question de nager. C'est joli et c'est sur la route en allant à l'étang.