mercredi 29 novembre 2017

La terre de l'Isan et la généalogie de la misère


La récolte du riz : ambiance conviviale, mais je n'ai jamais entendu le chant des moissonneurs.

J'ai écrit dans mon post précédent que le père de Fon (ma compagne) possédait dix acres (quatre hectares) de terre à blé. C'est faux.

A qui peut bien appartenir une terre quand le propriétaire en titre est mort depuis dix ans ? C'est ce que je vais essayer de démêler.

A l'origine, la terre appartenait à la mère de Fon. Elle est morte après avoir eu huit enfants, six garçons et deux filles. Trois des garçons sont morts - l'un du sida que lui a transmis sa femme qui savait mais ne lui a pas dit, les deux autres d'accidents de la route - tribut à peine inhabituel d'une famille thaïe.

Il reste donc trois garçons et deux filles. Occupons-nous d'abord des filles (après un tirage au sort fait à l'aide d'une pièce non truquée afin de respecter l'égalité femme-homme et homme-femme).

L'une des deux filles vit solitaire à Bangkok, sans enfants. Elle ne veut pas entendre parler de la campagne et ne revient jamais à Donchompu. Elle se désintéresse donc totalement de la terre.

L'autre fille cultive dix autres acres qui appartenaient aussi à sa mère.

La sœur, avec son masque noir : le Zorro du champ de riz...

Pour les garçons, même schéma. L'un des fils est parti à Bangkok. Plus doué que les autres pour l'étude, il est devenu moine. Un peu plus tard, on l'envoie s'instruire en Inde. Là, il épouse une "femme qui a un point rouge sur le front" avant de revenir s'installer définitivement à Bangkok avec elle. Ils n'ont pas d'enfants. Il vient si rarement à Donchompu que Fon ne connaît pas sa profession. Enseignant, pense-t-elle, mais elle ne sait ce qu'il enseigne ni à qui.

Ce qui fait deux enfants à Bangkok sur les cinq survivants. Étonnant car ils auraient pu s'installer à Korat - quand même deux millions six cent mille habitants - à 38 km de Donchompu. Bangkok est distante de 280 km. La sin city of Asia attire même les populations autochtones ?

Bref, le professeur de Bangkok ne s'intéresse pas du tout à la terre. En revanche, le dernier frère s'y intéresse, mais il s'est arrangé autrement : sa femme est propriétaire, et c'est lui qui fait fructifier, sans réclamer quoi que ce soit à son frère ou à sa sœur qui exploitent la terre familiale.

Résultat, le père de Fon est le seul à cultiver les dix acres, et sans contestation. Ouf…

C'est la suite qui pourrait poser problème. Il y a bien des titres de propriété des vingt acres de la grand-mère. Le père de Fon en détient une partie, sa sœur l'autre. Mais la grand-mère est morte, il n'y a plus de propriétaire officiel.

La grand-mère avait avait hérité cette terre à une époque où une simple déclaration permettait l'octroi d'un titre de propriété. L'employé de l'amper (ou chef-lieu de canton) venait voir sur place, faisait quelques vérifications et l'affaire était faite.

Simple déclaration ? Ça semble trop facile… mais il aurait été imprudent de tricher dans un petit village. Imagine ce qu'il adviendrait d'un arnaqueur sous les faucilles des coupeurs de riz... pourrissant dans un fossé, moitié dévoré par les bêtes, retrouvé longtemps après... Même pour des terres laissées par un propriétaire sans descendance, des membres lointains de la famille ne les auraient pas laissées en jachère plus d'un mois : impossible de se faufiler sur des terres à l'abandon - ça n'existe pas.

Du gris et du vert à longueur de journée : une explication du goût des thaïs pour les couleurs criardes ?

Aujourd'hui, il faut obligatoirement passer par un juriste pour préparer les documents. C'est hors de portée des bourses de beaucoup d'héritiers potentiels. Alors le père de Fon continuera de cultiver la terre qu'il cultive depuis trente ans - une terre qui appartient à un fantôme. Et après sa mort, son fils Lamoun (le frère de Fon) pourra la cultiver. Et Fon elle-même si elle le souhaite.

En effet, les femmes peuvent prétendre aux mêmes droits que les hommes sur les terres et il n'y a pas de droit d'aînesse. J'ignore si le cas de la famille de Mai est banal. Mais apparemment, on s'arrange entre frères et sœurs, et la notion d'héritage est moins précise, comme celle de droit à faire valoir voire de propriété.

Il faut dire que le droit thaï ne prévoit pas de quotité disponible, puisqu'un parent n'a aucune obligation successorale vis-à-vis de ses enfants, il peut tout donner à qui il veut (sauf à son chien ou son chat - en tout cas cela ne s'est jamais vu). Et là, point besoin de passer par un juriste, un simple bout de papier signé et daté fait est reçu comme testament.

Qu'en est-il des maisons ? Ces (jolies) baraques en bois et en tôle ondulée ont toutes été fabriquées par leurs occupants. Difficile de leur en contester la propriété. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il existe une règle de droit qui permet de scinder la propriété de la construction de la propriété du terrain. A s'arracher les cheveux si on veut se porter acquéreur...

La maison de la tante - personne n'en conteste la propriété, sauf les moustiques !

Loin de moi l'idée de présenter sous un jour idéalisé les rapports de propriété dans la campagne thaïe. Toutefois, comme souvent dans les pays pauvres (je pense à l'Irlande d'autrefois), il existe une solidarité, survivre fait plus de sens que chicaner - et les pierres qu'on presse ne donneront jamais de jus. Ce qui n'empêche pas les jalousies et les haines - les O'Hara et les O'Timmins thaïs existent. La famille semble un tout petit peu épargnée. Non pas parce que les paysans thaïs seraient "meilleurs" que les paysans ukrainiens ou français, mais parce qu'ils ont une autre logique.

Toute chose appartient à qui sait en jouir, écrivait Gide. C'est un peu le principe de la logique thaïe : la terre appartient à qui la fait fructifier. A la limite, elle n'est pas considérée comme un bien immobilier (donc un objet spéculatif), mais comme un outil personnel de travail.

Et quand Fon et son frère seront morts (en admettant que le frère de Fon n'ait pas d'enfants, ce qui semble bien parti), ce sera ma fille Nam qui aura le droit de cultiver ces dix acres. Si elle n'en veut pas, il y aura toujours des enfants de cousins qui n'habitent pas très loin et qui prendront les terres - à bon droit. Car en Thaïlande, la culture du riz ne s'arrête jamais.

Bizarre, mais je la sens pas trop dans un champ de riz, Fon...


lundi 27 novembre 2017

Les tristes maths du riz




Ne jette pas ton mégot par la fenêtre, s'il te plaît !

Il y a comme une excitation qui parcourt ma campagne. La récolte du riz se termine. Des moissonneuses colorées montées sur des semis circulent un peu partout. On coupe la paille restante pour le fourrage des bêtes. Les femmes étendent le riz sur le sol pour finir de le sécher - tous les ans, les villages cimentent de nouvelles surfaces pour les cultivateurs. Sinon, c'est dans la cours de la ferme, et s'il le faut, carrément sur la route, je l'ai vu faire !

En rentrant de mon étang, je tombe sur un moulin communautaire (ou banal ? j'ai un doute) : une petite installation où les paysans apportent leur riz pour le faire battre. C'est gratuit, mais le propriétaire du moulin a droit de garder la balle (pour les animaux) et le reste de riz cassé par l'opération. Il n'en vivrait pas, il a d'autres métiers.

Dans l'amper  (l'arrondissement) où je me trouve, on ne fait qu'une récolte de riz par an : le climat est trop sec pour en faire deux comme du côté de Bangkok, bien plus arrosé.

Le père de Mai possède quatre hectares (10 acres). Le riz est de qualité variable selon les années, en fonction du climat et de la voracité des insectes. Quand il vend 12 ou 13 baht le kilo (non battu), il est content. Mais quand le riz est médiocre, les prix descendent à 8 ou 9 baht au kilo, soit 20 centimes d'euro.

Le séchage du riz - sinon, il sent mauvais

Il ne possède aucun équipement. Il doit donc faire appel à une moissonneuse qui lui prend 6000 bahts pour l'ensemble de sa terre. Et au camion du cousin qui prend 1200 bahts car les champs sont loin de la ferme. Ne t'inquiète pas, je traduirai en euros plus tard si tu es noyé.

Plus tard, il devra faire labourer les champs, ce qui lui coûtera 6000 baht - il suivra derrière la machine, accomplissant l'auguste geste du semeur. Il faudra aussi acheter du fertilizer, pour 5000 baht. Bien sûr, la semence est prise sur ses réserves - peut-être 200 kg.

Au total, les frais annuels s'élèvent à 6000 + 1200 + 6000 + 5000 sans compter le prix de la semence. Donc 18 200 baht, soit au cours arrondi de 1 euro pour 40 bahts, 455 euros. C'est 40% de l'ensemble de son revenu.

Elle a l'air flambant neuf. Mais regarde les chenilles : elle a déjà bien servi.

Car ses gains sur l'année ne monteront pas au delà de 30 000 bahts, soit 750 euros nets par an - 62 euros par mois, oui, tu as bien lu. Les mauvaises années, ses gains plafonnent à 20 000 bahts (500 euros). On est proche de la disette.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que cultiver le riz n'est pas pour lui un moyen de gagner sa vie, c'est le moyen de remplir son assiette. Le surplus est vendu quatre ou cinq fois par an - avec un cours du riz fluctuant et totalement imprévisible.

Après, il faut payer l'électricité et l'eau (non potable). Peu, mais encore trop pour le foyer. Il n'y a pas d'impôts, pas de taxes, pas de voirie, évidemment pas de chauffage - mais parfois une bouteille de gaz qui complète le feu de bois pour chauffer l'eau et cuire le repas.

Avec ce qui reste, le père de Mai nourrit sa femme qui s'occupe des bêtes et fait la cuisine. Autrefois, il fallait subvenir aux besoins de ses enfants. Maintenant, le fils a un travail à la ville à la DDE, et aide la famille.

Le père de Mai a un autre moyen de gagner un peu d'argent : les saillies de son zébu, à 500 baht la saillie (12 euros). C'est intéressant... dommage, le zébu ne va pas à radada tous les jours, loin de là !

Sinon, rien. Ils ne vendent pas les œufs de la ferme, ils les mangent. Ils trouvent du poisson en asséchant des mares - une fois par an. Le jardin produit quelques fruits, on se nourrit beaucoup de lianes, de feuilles - qui ne sont pas très bonnes.

C'est comme ça qu'on vit ici.

Le riz est omniprésent à table - comme autrefois le pain était la base sinon l'essentiel de tout repas français. Mai m'a préparé un plat exotique - pour eux et pour moi : de délicieuses pommes de terre au curry, accompagnées de riz. En thaï, pommes de terre se dit man-farang, qu'on traduira librement par "truc d'étranger".

dimanche 19 novembre 2017

Chassez les marchands du temple !



Selon les canons européens, ces paquets sont flashy, moches, cheap et tristounets.

Il y a en Thaïlande des petits magasins qu'on aurait autrefois appelé bazars en France. On y voit des statues de bouddha, des chapelets de fleurs à vocation religieuse. Mais ce ne sont pas pour autant des magasins de bondieuseries. Si on regarde bien sur la photo plus bas, on aperçoit des moustiquaires, une table pour enfant…

Dans ces bazars, on trouve des choses qu'on ne trouvera nulle par ailleurs au monde. Je vois que tu dresses l'oreille. Tu sens que je vais te livrer le secret de certaines raretés thaïes, des productions artisanales extraordinaires - trésors qu'il faudra précieusement rapporter en France comme la tête du Bouddha que tu as volée à Angkor Vat.

Non ! Ce sont des conglomérats de banalités. Des paquets qui contiennent des tas de petits trucs, enveloppés dans du plastique transparent ou des feuilles de bambou découpées et tressées. Mais ces paquets attirent l'œil, car ils sont ornés de gros nœuds jaunes ou roses.

Alors je m'arrête et je liste : du liquide vaisselle, des médicaments contre la toux, d'autres contre la douleur, de la tisane, un versoir en métal cuivré, du Nescafé, des cotons-tiges une boîte à savon et le savon qui va avec, de l'eau potable en bouteille (un quart), une lampe torche, des bâtonnets d'encens, des bougies, des brosses à dent, du dentifrice, des spirelles à brûler pour écarter les moustiques, des kleenex, du lait en boîte métallique, du chocolat à boire, des boissons au gingembre (hum... c'est pourquoi ?)

Aucun paquet n'est semblable à son voisin, et il y en a pour toutes les bourses, en gros de cent à trois cent baht, soit deux euros cinquante à sept euros cinquante : assez cher pour un porte-monnaie rural, qui laissera sortir vingt baht au wat lors d'une visite pieuse. 
- Alors c'est quoi ? Un kit de survie pour naufragé de rizière ?
- Presque. Ce sont des colis que les gens achètent pour offrir au temple.

Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.                          Ici, la porte est large.

Est-ce que le commerçant, du fait de la destination sainte du colis, renonce à faire des bénéfices particuliers et vend le paquet un prix décent, sinon bradé ? Je n'en sais rien, je n'ai pas fait le calcul du coût de la somme des objets achetés individuellement. Je sais que les populations locales ne le feront pas non plus. D'abord parce que souvent, dans les campagnes, on calcule avec difficulté. Ensuite parce qu'en Thaïlande, ce qui est, est, et n'est donc pas contestable, car tout ce qui est devient du fait même une institution (tu peux rigoler, mais il y a plusieurs années de Thaïlande derrière mon charabia). Enfin parce que discuter du prix d'un ex-voto, ça sent déjà le sacrilège.

Peut-être le commerçant profite-t-il de l'absence de contrôle pour fourguer tous ses vieux rossignols et produits en voie de péremption ? Ou non, peut-être qu'il participe à la ferveur populaire par une offrande d'autant plus méritoire qu'elle reste secrète ?

Déception. Selon Mai, c'est vendu plus cher que cela ne devrait, car ces produits qu'on offre au temple sont vraiment de qualité très médiocre. Tout vient d'un genre d'usine spécialisée dans la confection de ces paquets. Avec tout ce qu'on trouve au rabais. Et tant pis pour les moines.

Voici venir une femme au visage cuivré, complètement ridé par le soleil. Elle a à peine dépassé les cinquante ans. C'est ma voisine, la femme d'un cultivateur local dont le fils est mort - un accident de la route, évidemment, ils n'arrêtent pas de se tuer en voiture, ces cons, totalement bourrés au lao. Six mois se sont écoulés depuis la crémation au temple et la petite fête avec les voisins, plutôt source d'humiliation que de réconfort, car ils ne roulent pas sur l'or.

Elle passe devant le magasin et voit les paquets flashy. "Ce serait bien de faire tamboon", se dit-elle - tamboon, c'est une offrande propitiatoire : acheter des grâces pour la vie future.
"- Comme c'est joli..".

Alors elle ouvre le porte-monnaie où elle serre quelques billets de la sainte farce. Oui, en ajoutant les billets verts, elle en aura assez pour acheter le paquet à cent bahts. Elle entre dans le magasin, pleine de ferveur…

Je sais, c'est dans l'ordre des choses. Mais voir la médiocrité humaine dans tous ses états, l'exploitation de l'innocence, même pour une cause qui est loin d'avoir ma sympathie - ça me fait monter les larmes.