mardi 29 septembre 2015

Rye l'australien





Aujourd'hui, je suis allé à Korat avec Rye, l'australien. Nous étions convenu qu'il me ferait signe s'il allait à la ville en voiture. Comme j'ai acheté une moto, sa proposition perdait beaucoup d'intérêt, mais j'ai décidé d'y aller quand même, histoire de voir.

Sur la route, nous avons discuté de choses et d'autres. Il est assez bavard, et il a une riche expérience. Il a vécu quelques années aux États-Unis, avec sa première femme. Il a aussi habité sur un catamaran pendant quelques années, sur la barrière de corail en Australie. Là, dans un mètre d'eau, il a pu tirer des poissons longs d'un mètre. Il a fait de la bouteille en profondeur. Comme il était dans l'armée, on lui faisait faire des tests de préparation, et il fallait qu'il écrive sans interruption jusqu'à ce que la baisse de la pression partielle en oxygène lui fasse écrire n'importe quoi - et le staff inversait aussitôt le débit… Sous l'eau, il a rencontré des requins - deux fois, et la seconde, il a vraiment eu peur, la bête était beaucoup plus grande que lui et a commencé à le prendre en chasse. Il a aussi fait du vol libre et il en a quatre cent sauts à son actif - je sais que c'est beaucoup. Je ne pense pas que ce soit du pipeau, étant donné les explications assez techniques qu'il m'a données sur les passages du brevet : on commence à sauter avec un moniteur à chaque bras, on se cogne le casque une fois avec le moniteur pour dire qu'on est toujours dans le coup, on tourne autour de lui… ensuite, on saute avec juste un moniteur etc. Très étonnant et très impressionnant. Un saut dure une minute - et si la chute se fait à deux cent kilomètres heures, j'en déduit qu'on est largué à environ trois mille trois cent mètres d'altitude. Une minute pour planer, puis prendre la décision d'ouvrir le parachute, c'est court. Il m'a dit qu'à la vitesse de la chute, un mouvement des doigts fait tourner, un petit mouvement des pieds fait partir en arrière. Certains, qui contrôlent mal, vomissent. Il y a de la casse, malgré les précautions.

Et Rye est même allé en France avec un copain qui a eu la mauvaise idée de sauter une barrière et d'entrer dans une zone interdite devant des flics. Il y a eu algarade, échange de coups de poing auquel il a participé. Étant donné sa carrure, ça a dû faire mal. Il s'est retrouvé au violon. L'histoire ne dit pas si les compères avaient abusé du beaujolais. On l'a pris pour un anglais, et de ce fait, il aurait parait-il risqué d'assez gros ennuis. Il paraît que les policiers ne semblaient pas avoir une sympathie prononcée pour les godons ! C'était il y a une trentaine d'année, et les supporters de football anglais s'étaient déjà fait une belle notoriété… Mais il a montré une carte militaire qui a semblé faire de l'effet, et il a excipé de sa nationalité australienne. Les impétrants se sont retrouvés à l'aéroport, dûment encadrés, et on les a mis dans le premier avion pour Londres.

Bref, Rye est un peu un aventurier - c'est sympathique.

Nous arrivons au Mall où il veut acheter un cadeau pour l'anniversaire de sa femme. La discussion tombe évidemment sur le degré d'intéressement des thaïs. Il évoque un ami australien qui s'est fait soutirer des milliers de dollars (australiens) par sa femme. Au retour, il voudra me présenter cet ami - manque de chance, l'ami est lui aussi parti à la ville. Nous tombons sur sa femme, qui présente manifestement une pathologie anxieuse. Rye me dit qu'elle est adorable… mais qu'elle est la dernière de la famille, et que ses frères et sœurs exercent sur elle des pressions difficiles à supporter. Notamment sur le plan financier. D'où l'hémorragie de capitaux sur le compte en banque du mari. Mais, m'explique Rye, il est lui-même très coupable. Il a offert un beau collier d'or à sa femme, qui l'a mis au clou pour donner l'argent à sa famille. Le copain est allé racheter le collier. Quatre fois… C'est donc tout autant de sa faute, conclut justement Rye, dont la position reste assez modérée : "le maître mot, chez eux, c'est le mot partage. La chance qu'a eu la petite sœur, épouser un farang, il est impossible que les autres membres de la famille ne la partagent pas. Comme si tu gagnais le gros lot au loto et que tu laissais tes parents vivre dans leur cabane à lapins.

Il s'agit simplement de savoir maintenir la saignée à un niveau raisonnable. Si tu prêtes de l'argent, sache que tu ne le reverras jamais. Je l'ai fait. Quand ma femme m'a demandé, au bout d'un certain, d'en prêter encore au même membre de la famille, j'ai simplement dit que je le prêterai dès que j'aurai été remboursé du premier prêt."

Rye est sans aucun doute un monsieur Tant-Mieux. Mais il n'est pas stupide, il est assez lucide sur son environnement. Maintenant, il me parle de sa femme. Il me dit sans ambages qu'elle n'a pas inventé la poudre.

"- Oui, bien sûr, il y a l'absence d'éducation, et la culture aussi, qui fait que nous n'abordons pas les problèmes avec la même logique. Mais il y a autre chose : elle ne comprend pas tout… Mais je ne l'ai pas épousée pour ses facultés intellectuelles... Et elle a un sens pratique qui lui permet de se débrouiller. Elle cuisine pour moi, elle est gentille avec moi, elle me rend heureux. En fait, avec elle, je suis seul, indépendant, libre.
- Seul…?
- Oui, seul, complètement seul. Mais je ne vis pas seul. Nisa est là, elle me donne sa présence, et je suis content de cet arrangement. Mais je reste seul et libre. Je n'ai pourtant aucune envie d'aller chercher une autre fille. Je n'ai pas pris une jeunesse de vingt ans non plus : j'ai envie de paix, de tranquillité. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai quitté l'Australie. Là-bas, on est harcelé par les flics, par toutes sortes d'obligations. Les gens sont stressés, ils sont dans une compétition générale à laquelle j'ai eu envie de me soustraire. Alors je suis ici, avec Nisa. Et nous sommes contents d'être ensemble, ça fonctionne."

Cette solitude dont parle Rye... je comprends bien ce qu'il veut dire. L'isolement culturel, intellectuel. Compensé par l'affection qu'on se porte en faisant la bête à deux dos, et d'autres tendresses. Le fait d'acheter la nourriture d'un côté, de la cuisiner de l'autre. Le partage d'un repas. Le vocabulaire moyen d'une femme thaïe en anglais ne doit pas dépasser les cinq cent mots. Quant au vocabulaire thaï du farang, c'est environ cent fois moins… Un secret de longévité conjugale ?

Dans le Mall

Dans le Mall, Rye m'oblige à faire un détour. Il évite un endroit que je connais bien car je passe devant chaque fois que je reviens de la piscine. C'est le rendez-vous des farangs, des sexagénaires retraités qui se retrouvent tous les jours pour prendre un café - ou des boissons plus fortes. "Ce sont essentiellement des allemands, quelques anglais et quelques australiens ; c'est étrange : ce sont pour la plupart des alcooliques", m'explique-t-il. Je le scrute à la dérobée. Malgré les trois bières qu'il se tape au bistrot du coin certains soir, ce type à la carcasse d'auroch n'a pas l'air démoli par l'alcool.

Je note qu'il n'y a pas de français dans le lot des acagnardés du bistrot. Font-ils comme les colons qui se sont enfoncés dans le Canada au dix-septième siècle, se fondant avec la population locale, épousant des indiennes, alors que les colons anglais restaient regroupés en forts, d'où leur supériorité militaire ?... En tout cas, les français expatriés en Thaïlande ne restent pas complètement isolés, ils interviennent sur les forums, ils envoient beaucoup de mails. Les mails sont souvent politiques. Essentiellement des tracts du Front. Il faut dire que la population des expats présente des caractéristiques particulières : le groupe des retraités est composés d'hommes plus âgés, souvent déçus de leur vie et de la médiocrité de leurs revenus en France (d'où leur expatriation). Dans cette sous-population, les 25% de frontistes sont sans doute largement dépassés.

Le thème des tracts est souvent moral, ou plutôt moralisateur. Ainsi, tel chanteur d'un certain parti qui fait une prestation musicale au cours d'un meeting du même parti se voit reprocher de se faire payer sa prestation. Est-ce que ça veut dire qu'un parti devrait obligatoirement faire jouer des musiciens du bord politique opposé ? C'est idiot, mais ça passe. Car les tracts appellent souvent à la jalousie, à l'envie. Bien sûr, ils ne sont jamais signés. Ils ont une forme standardisée : un coup de gueule d'apparence spontané, une vertueuse indignation, avec un profil de vieux con rapidement esquissé qui permet à beaucoup de se sentir moins seuls… Livrés à eux-mêmes, ils n'auraient pas osé. Car ils ont quand même conscience que cela procède d'une mentalité un peu vile. Mais si d'autres pensent pareil, comme le laisse supposer le tract, le panurgisme fonctionne à fond.





jeudi 24 septembre 2015

Médocs, whisky thaï et petites pépées…



Le "wat" de Donchompu, tout près de chez moi



L'autre jour, je suis parti seul en bus à la ville. A l'arrêt suivant, une fille s'est assise à côté de moi, avec un grand sourire. Elle s'est tournée vers moi et m'a immédiatement demandé si j'étais marié avec une thaïe. Je lui ai demandé en retour pourquoi elle me demandait cela. Je n'étais pas du tout certain de la réponse, car les thaïs sont d'une curiosité qu'ils ne tentent pas de masquer. Mais à coup sûr, ma question la mettait dans une position embarrassante. Soit elle avouait cette curiosité, ce qui était gênant, soit elle avouait un quelconque intérêt pour moi, ce qui était impensable. Il y avait d'autres réponses possibles, mais sans doute trop dans l'esprit d'un marivaudage que les thaïs ne semblent pas avoir. Résultat, elle a baissé le nez, et elle a boudé pendant tous le reste de la route.

Plus tard, j'ai demandé à Fon ce que j'aurais dû faire. "Ne pas répondre à cette question, faire comme si elle n'avait pas été posée". Bien sûr… Tu sais comme moi qu'il n'y a pas de questions indiscrètes, il n'y a que des réponses indiscrètes.

Je suis arrivé à Korat trop tôt, et j'ai décidé d'aller lire dans l'espèce de jardin public (mais ce n'est pas un jardin) qui se trouve dans le centre commerçant, près de la statue de Yamoo, l'héroïne de la ville. J'ai trouvé un banc. Une jeune femme y était déjà assise et elle m'a fait un sourire - ce qui ne veut strictement rien dire. Sauf que… Sauf qu'un genre de mère maquerelle s'est approchée, et m'a proposé la fille (pour exactement douze euros cinquante). J'ai décliné poliment mais piqué de curiosité, j'ai regardé la fille de plus près : une figure banale, plutôt agréable ; des petites dents de devant genre lapin, sympathiques et presque sexy ; un corps juvénile ; une allure vestimentaire évoquant une jeune personne allant faire son marché le dimanche matin, très relax, et autant de maquillage que moi au réveil. Le degré zéro de la sophistication péripatéticienne.

Je suis ensuite remonté vers le but de mon voyage, la piscine olympique que j'affectionne. Passant devant une rangée de serruriers ambulants qui, pour certains, font encore les doubles de clé à la lime. Puis devant une rangée de couturières, avec leur machine à coudre sur le trottoir, abritée sous un parasol-parapluie. Dans dix ou vingt ans, ces métiers n'existeront plus. Le savent-ils ?

Ensuite j'ai longé le marché, avec ses profusions de fleurs dressées en bouquets sculptés, jaunes d'or et pointes blanches, ses fruits du dragon en tas, ses ngos rouges et hérissés. Et ses marchandes de poisson et de viande, aux étals couverts de mouches, aux parfums forts.

En passant devant le magasin Yamaha, je me suis surpris à penser très sérieusement à l'achat d'une moto. Un farang m'avait déconseillé en raison du danger que présentent les chiens. Et j'avais fait une très mauvaise expérience dans le sud, sur une plage, à l'aube : en faisant mon jogging, j'avais été poursuivi par une meute de clébards vraiment enragés, vingt au bas mot, qui dormaient sur la plage et la considéraient comme leur territoire pendant la nuit. Les plus avancés retroussaient les babines, montraient les crocs, et semblaient prêts à mordre, j'ai dû quitter la plage en panique et faire des moulinets avec un bâton pour me débarrasser des plus obstinés qui m'ont suivi sur une quinzaine de mètres. Mais ici, près de Korat, j'ai circulé avec la moto de Lamoun dans les chemins de campagne, passant près des fermes, et j'ai pu observer qu'on avait plus de problème en faisant son jogging qu'en circulant à moto. Alors pourquoi se priver ? Demain je m'achète une bécane.

A la piscine, l'eau était vivifiante. Les pluies récentes torrentielles avaient descendu la température d'un bon quatre degrés. Une eau un peu fraîche est plus agréable pour faire des longueurs. Comme d'ordinaire, il n'y avait presque personne - juste cinq filles qui apprenaient la brasse, en travers du bassin, mais sans aller jusqu'à ma ligne d'eau. La pluie s'est mise à hacher l'eau pendant que je nageais. Somptueux.

En sortant, j'ai retrouvé Fon qui voulait aller à la pharmacie. Elle m'a emmené dans une étrange officine, où l'on vend des herbes, des médicaments, et diverses choses, notamment du "Cygne d'Or", ce faux whisky que les thaïs consomment massivement : un nouvel antidépresseur d'action rapide ? Imagine un rayon Pastis dans une pharmacie française…

Le potard, un petit homme calamistré et doucereux a commencé une longue conversation avec Fon. Plutôt que d'attendre, je me suis éclipsé pour acheter des bouteilles d'oranges pressées dont je connaissais un point de vente fiable pas loin (fiable, car le jus peut être coupé d'eau, ou sucré - ou les deux ; or cette vendeuse presse les oranges devant toi - je te dirai l'endroit si tu veux).

Quand je suis revenu avec mes bouteilles, Fon s'était fait refiler un médicament dont j'ai regardé la composition : essentiellement du curcuma. Cher, pour cette épice banale aux vagues effets digestifs : le prix d'une passe avec la petite prostituée de ce matin !



mercredi 16 septembre 2015

De la pluie à la bergamote


La bosse du zébu...


Aujourd'hui encore, il pleut. Il n'a jamais fait aussi froid et les premières minutes de la douche du matin nécessitent une détermination sans faille. Fon a mis un sweatshirt qui porte mal son nom. Par parenthèse, les français me font bien rire quand ils parlent de chemise sucrée (sweet shirt : "mets donc ta chemise sucrée, tu vas attraper froid"), plutôt que de cette bonne vieille chemise à sueur (sweat, espèce d'ignare, ne se prononce pas du tout swiiiiit).

Les heures s'écoulent et l'eau ruisselle du ciel glauque. Sur le chemin passe une moto. Le passager tient un parapluie rose et abrite le conducteur. L'équipage ne va pas un train d'enfer…

Le père de Fon revient sur son vélo, enveloppé dans une cape de plastique transparent. Sur son chapeau de paille, il a même attaché un genre de sur-chapeau de la même matière. Il est allé chercher de l'herbe pour les zébus.

Je demande combien coûte un zébu. Entre 15 000 et 30 000 bath, soit quatre à huit cents euros. Le prix d'une moto d'occasion. Proportionnellement au coût de la vie, c'est énorme. Lors de l'accident de Fon en 2013, la famille a dû subvenir à ses besoins pendant son mois d'hospitalisation, et la vente d'un zébu a servi en partie à éponger les frais. Elle était dans un hôpital public et n'a pas payé les soins (notamment l'ostéosynthèse d'un fémur bien éclaté, avec pose d'un clou, intervention parfaitement réalisée). Mais il fallait payer la nourriture, les compresses, les médicaments. Alors qu'en France, on paye un forfait journalier, censé couvrir les dépenses hôtelières - exclusivement.

Le système de paiement direct des prestations autres que médicales se retrouve aussi en Ukraine et en Russie (mais dans ces pays, on doit aussi donner un bakchich au médecin). C'est inégalitaire, mais simple à comprendre et donc jamais contesté. Il faut que les médicaments ne coûtent pas trop cher ou qu'une assurance les prennent en charge. Certes, ce système ne permet pas le contrôle de ce qu'ingurgite le patient. Est-ce si grave ? Une de mes amies, hospitalisée à l'Assistance Publique pour une intervention très sérieuse, a repris des forces de façon miraculeuse à l'aide d'un régime spécial subrepticement introduit tous les soir par des complices. Régime à base de foie gras, de vin de Bordeaux, de tartes aux fraises et autres delikatessen, destinés à remplacer le jambon purée desséché, la petite boule de pain caoutchouteuse, les yaourts aux arômes synthétiques et les sinistres bouteilles d'eau minérale proposés par l'hôpital.

A propos, la mère de Fon est une cuisinière remarquable. Même si nous ne prenons pas les repas ensemble (ce qui se confirme comme une pratique vraiment normale et banale), elle cuisine aussi pour nous. Aujourd'hui, c'est un régal. Il y a trois plats : le reste d'aubergines rondes d'hier soir (des billes vert clair, marbrées, grosses comme des balles de golf), un plat d'aubergines longues, et un autre de potiron nain, particulièrement délectable. Chacun accompagné d'herbes et de petits morceaux de porc dégraissés. Quant au riz, il joue le rôle que jouait le pain chez nous autrefois lorsqu'il accompagnait tous les plats, comme une basse continue - dans la classe moyenne comme dans la classe pauvre.

Dans la famille de Fon, jamais un mot plus haut que l'autre. Je n'ai jamais senti l'ombre d'une tension. Est-ce qu'ils se forcent ? Le fils, Lamoun, a manqué deux jours de travail la semaine dernière, du fait d'une sévère soulographie - paraît-il, je n'ai rien vu. Fon m'en a parlé incidemment. Elle était catastrophée. Mais cet évènement éminemment dangereux pour l'équilibre financier de la famille n'a donné lieu à aucune manifestation visible de mécontentement.

Aujourd'hui se révèle un mystère. Il y a près de la cuisine un arbre qui produit des fruits qui ressemblent à des citrons verts, sinon que leur peau est toute verruqueuse et gaufrée. Tu me diras que les citrons verts n'ont pas toujours une écorce lisse, ils sont parfois bosselés. Mais ces fruits sont vraiment très bosselés.

Ils sentent bon, un peu comme un citron, et j'en essaye un avec de la vodka, un jour de pénurie - résultat décevant. Alors quel en est l'usage ? La mère de Fon coupe le fruit en deux, et frotte son linge avec quand elle le lave. Pourquoi ? Pour qu'il soit plus propre (et parfumé). Elle en utilise aussi pour faire la vaisselle. De quoi peut-il s'agir ?

Tout à l'heure, Fon est venue vers moi avec un petit bout de papier sur lequel elle avait écrit "bergamote". Jamais je n'aurais fait le rapprochement avec l'Earl Grey. Et pourtant, en y réfléchissant…

mardi 15 septembre 2015

La mousson (chroniques de Thaïlande - 6)




Longtemps je me suis couché de bonne heure… Ici, je vais au lit vers sept heures et demie du soir, et j'éteins mon ordinateur vers neuf heures, parfois plus tôt. Je suis sur pied vers quatre heures du matin, et dans la ferme, tout le monde est réveillé, en attendant l'aube, à cinq heures et demie. Je vais pouvoir traîner quelques heures, écoutant un podcast, lisant un livre, terminant la série sur laquelle je me suis endormi la veille, bûchant un peu de thaï, voire ajoutant une virgule à cette chronique.

C'est la saison des pluies, la mousson. Il pleut généralement pendant les heures sombres - le soir, et pendant la nuit. Le déluge s'annonce par des coups de tonnerre en fin d'après-midi. La température est suffocante, et les mouches deviennent folles. Les moustiques attaquent sans sommation… Et puis la nuit tombe, avec des cataractes d'eau.

Aujourd'hui, par exception, il pleut pendant la journée. L'air est lavé. Tout baigne dans une lumière verte, le ciel lui-même est vert. Il fait bon. C'est très apaisant.

Dans les pays tempérés, on voit la pluie de loin, à travers des vitres. Ici, on vit dans son intimité. On en est abrité, mais tout est ouvert, il n'y a pas de fenêtres : doux chuintement des gouttes sur le toit, qui font des trous sur le sol sablonneux, et parfums végétaux qui montent.

Je réfléchis à ce qui s'est passé hier. Alors que je me promenais seul dans la campagne, je suis tombé sur une femme en chapeau de paille qui semait du riz. Une femme qu'on aurait pu imaginer plutôt jolie si elle était un tant soit peu parée. Elle semait son riz à la main, tout simplement. Elle m'a abordé en riant, m'a parlé, m'a posé des questions que je n'ai pas comprises. J'ai souri, j'ai vaguement répondu, et je suis passé. Je l'ai vue au retour. Elle était un peu plus loin dans la rizière, mais continuait de répandre la semence blanche sur son champ détrempé. De nouveau elle s'est arrêté, elle m'a fait des signes enthousiastes, elle m'a parlé encore et je sentais de l'insistance dans sa voix. Je me trompe sans doute, mais il m'a semblé qu'elle aurait bien aimé voir la mienne, de semence blanche. Ce qui m'a un peu étonné, car les femmes sont en général très prudes, et les relations entre hommes et femmes, pour ce que je peux en voir, sont très peu érotisées. Mais il n'y a pas de tentation, juste un regret. Fon est encore très fatiguée, elle ne se sent pas très bien dans son corps, et elle ne manifeste aucun désir. Résultat, je dors comme un voilier à marée basse dans un port breton : sur la béquille.

Nam a fêté hier son premier mois d'existence. Sa santé - qui n'est pas excellente - va s'améliorant au fil des examens. La voilà qui s'agite dans son hamac et pleure. Je vérifie son fond de culotte : tout est clair. Je la berce, elle se rendort cinq minutes. Puis recommence à crier. Je la berce encore, rien n'y fait. Pourtant, elle ne donne pas de coups de tête sur le côté, ce qu'elle fait quand elle a faim. Je la prends, sans aucun succès. C'est une sirène a bout portant dans les oreilles. Fon est occupée et me dit qu'elle arrive dans une minute. Comme rien n'y fait, paroles, bercements, guilis, je la repose sur la natte de bambou et je reprends mon livre. Toujours Pinker ("The Better Angels of Our Nature") - j'en suis à la moitié. Difficile de se concentrer quand une pile chargée à bloc vous délivre du soixante dix décibels en continu. Pourtant, le passage est passionnant. C'est une citation de Harry Milner, qui a fait une enquête sur l'infanticide dans le monde :

"…one of the most "natural" things a human being can do is volutarily kill its own offspring when faced with a variety of stressful situations" ("…une des choses les plus "naturelles" qu'un être humain peut faire volontairement, c'est tuer sa propre progéniture lorsqu'il est soumis à diverses situations de stress").

Fon arrive, et presque par magie, la sirène s'éteint. Avec son bonnet D, elle a des arguments avec lesquels je ne peux pas rivaliser. Mais bon, le stress se dissipe : ce n'est pas encore aujourd'hui que je vais jeter ma fille à terre et la piétiner rageusement…