lundi 31 octobre 2016

Chroniques de Ko Kut (IV) : meurtre avec témoins


L'un des nombreux charmes de la série "Lost" : le décor, un lieu de rêve, comme ici.

On a tous rêvé de ce genre de plage, avec l'eau turquoise, les cocotiers, le sable blanc et… personne dans l'île ! J'en ai rêvé, Koh Kut l'a fait. Mais pas pour longtemps.

Cette plage magnifique cerclée de collines, bordée d'arbres, est encore préservée. Il n'y a que trois hôtels, tous les trois ont la sea view, mais pour deux d'entre eux, les bâtiments sont en retrait, bas, à peu près cachés par les arbres. Celui du milieu, d'un standing bien inférieur, s'étale sur la plage. Est-ce pour cette dernière raison qu'il est au même tarif que les autres (alors qu'il n'a pas de titre autorisant les constructions) ?

Au bout de cette plage, il y a une ria, avec un petit pont - j'ai déjà utilisé cette photo, mais je la remontre - juste pour le plaisir.


Sur la ria, des pêcheurs ont construit des maisons sur pilotis - donc sur le domaine public. Ils n'ont pas de titre de propriété, juste le tapian baan, document administratif qui les localise, comme tout citoyen thaï. Les pêcheurs sont pauvres, ils n'ont pas de bateaux pontés comme à Ao Yaï, juste des barques - des "long tails". Ils pourraient se faire déloger par l’État d'un jour à l'autre, sans indemnité. Ça s'est vu à Pattaya.

Au-delà de la ria, il y a un terrain à vendre, en bordure de mer (rectangle jaune-vert ci-dessous). Le terrain est grand, 6400 m2, mais la moitié n'a pas un vrai titre de propriété, il n'est donc pas possible d'y construire une maison. Il est en vente plus de 460 000 euros, ce qui n'est pas considéré comme exorbitant.

Plan plus qu'approximatif. En rouge, les terrains lotis, en noir, une maison de pêcheur. Et les 3 hôtels.

Entre la ria et les hôtels, il y a un terrain planté de cocotiers qui aurait été vendu à quatre hôteliers, associés pour tout acheter. Il serait divisé en quatre bandes allant vers la mer, et on devrait y construire des "homestays". Tout au conditionnel, car dans l'île, l'ennui aidant, les bruits les plus ridicules peuvent courir.

Maisons de pêcheur, sur le klong. Ça fait rêver. Mais il y a beaucoup de maintenance.

L'un des quatre propriétaires a déjà commencé à construire, et la densité des bâtiments est importante - je l'ai personnellement constaté. Il projetterait de construire un mur pour séparer son terrain de la route qui longe la ria - mur qui priverait donc les pêcheurs de la vue de la mer. Si ça t'intéresse, il y en a sept qui vendent leur maison... mais sans titre de propriété. Les maisons à vendre, ça, ce n'est pas au conditionnel, c'est sûr. Pourquoi ils sont si nombreux à vouloir s'en débarrasser, mystère...

Il paraîtrait que les pêcheurs ne seraient pas contents de perdre la vue sur la mer. Si maintenant les pêcheurs se mêlent d'esthétique, où va la Thaïlande ?

Tu vois mon hôtel au bout du wharf ? Il est totalement invisible, caché dans les arbres. Bravo au concepteur !


jeudi 27 octobre 2016

Le moustique thaï : un ami qui te veut du bien


Moi, ils me rendent dengue...

On critique trop souvent le moustique thaï, animal subtil mais mal aimé dont on ne perçoit pas forcément les qualités. Je dois donc me faire son avocat.

C'est d'abord, un être d'une grande délicatesse. Tu ne le verras jamais s'attaquer à la corne de tes talons. Il préfère la partie sensible du cou-de-pied, aussi près que possible des orteils, et celle qui recouvre les malléoles internes et externes de la cheville, là où la peau est très fine.

Pourquoi aime-t-il tes pieds ? Parce qu'il est malin. Imagine : tu attends tranquillement les fruits de mer que tu as commandés dans ce sympathique restaurant au bord de la plage. Il aimerait bien te piquer les paupières. Mais s'il tournicote autour de ta tête, il va attirer ton attention. Alors il se dirige vers tes pieds. Car ce grand anatomiste sait qu'on a rarement les pieds près des oreilles. Surtout au restaurant.

Le moustique thaï a un goût prononcé pour le farang. L'occasion de rappeler à Fon qui l'oublie trop souvent à quel point je suis bon et suave - car il existe forcément un lien entre l'exquise douceur de mon caractère et le fait que je sois un mets si prisé. Le moustique thaï m'aime. Le problème, c'est qu'il est un peu comme ces enfants qui ne savent pas s'arrêter, j'ai parfois de la peine à contenir son affection débordante.

Des pisse-vinaigre lui reprochent de piquer. A cette critique, deux objections. D'abord, que la personne piquée se concentre sur ce qu'elle ressent : un feu léger, stimulant, un picotement qui ne fait pas mal, avec au fond, si l'on fait vraiment attention, un petit quelque chose d'agréable. Voire, à la limite, érotique.
 
Surtout, ce n'est pas le moustique qui est mal fait, c'est toi. Si tu étais mieux fabriqué, tu sentirais tout de suite qu'il enfonce sa trompe sous ta peau. Alors que tu ne sens rien avant plusieurs minutes - quand il est déjà parti, le ventre plein. Ce n'est pas de sa faute, si tu es mal foutu. Tu n'as qu'à faire attention.

Le moustique thaï sait être fair-play. Quand il veut jouer avec toi le soir, dans la chambre à coucher, il te fait un petit signe amical. Tu viens d'éteindre la lumière, et tu entends alors le facétieux zin-zin de son vol qui augure un match joyeux, une sympathique partie de chasse. 

Une championne que je regarde jouer tous les soirs  
Le moustique est bon joueur : il ne vole pas très vite, surtout après le repas (le sien, pas le tien). Avec un peu d'entraînement, tu peux facilement l'écraser en claquant des mains, et même avec une seule main. Mais là, attention, il faut aussitôt aplatir la main sur une surface plane : combien en ai-je attrapés qui se sont ensuite libérés, à peine froissés, quand j'ai ouvert le poing !
 
Le moustique, on peut l'écraser à la main, mais aussi à la raquette. C'est un véritable sport auquel se livre tous les soirs Fon dans la chambre, dans la bonne humeur. Elle a acheté une raquette de la forme et de la taille d'une raquette de squash, engin électrique qu'il faut recharger périodiquement. En vente dans tous les bons magasins d'électricité.

La chasse à la raquette est un régal pour le corps et l'esprit. Je me demande pourquoi on n'organise pas de compétitions. Quand un moustique est touché par le grillage, on entend un crépitement, qui peut parfois durer plusieurs secondes, avec des saccades. On voit aussi des petits éclairs très jolis. On a le sentiment délicieux d'avoir passé ce salaud à la chaise électrique. Qu'il est bon d'exprimer sans honte ses pulsions sadiques ! La répétition des craquements laisse imaginer l'insecte secoué de spasmes, dans une agonie prolongée : c'est une vengeance qui ne se mange pas froide, mais grillée à petit feu ! Qu'elle crève dans d'atroces souffrances, cette ordure !

Il y a aussi les fondamentaux : la technique du mur. Écraser le moustique dans la chambre à coucher, debout sur le lit, après avoir exécuté quelques rebonds sur le sommier (et fait participer son partenaire), donne d'intenses satisfactions sportives. C'est comme du beach-volley, mais en trampoline - bien moins austère.

Le bonus, c'est quand le moustique est plein de sang : tu l'as aplati comme une crêpe et une belle tache rouge orne maintenant le mur. L'ordure venait de se gaver sur ton compte. Une impression de soulagement, d'équité te remplit le cœur. Tu sens qu'il existe quand même une justice immanente dans cette vallée de larmes.

Une grosse tache de sang sur le mur, ça passe. Dix ou quinze, ça fait retour d'Afrique, trophées de chasse, têtes de rhinocéros et d'antilopes. Bref, prétentieux. Alors finalement, les taches de sang sur le mur, c'est quand même mieux dans les chambres d'hôtels que chez soi.

J'oubliais. Le moustique est un être intrinsèquement bon. Jamais tu ne verras chez lui les signes de la haine violente que j'ai pu observer à son endroit chez certains humains. Peace and love.




lundi 17 octobre 2016

La vie en rose



I am a girl !

Tu aimes le rose ?

En occident, et je crois, particulièrement en France, nous avons une prévention contre la couleur rose. Les anglais sont moins bégueules. Depuis les années 30, le rose est réservée aux petites filles. Couleur délicieuse quand elle n'est pas passée. Mais la différentiation des sexes par la couleur a été mal perçue par les féministes.

Y a-t-il un problème à indiquer à l'aide du rose que le petit humain qui dort là est pourvu d'un coquillage ? Peut-on m'interdire d'avoir des émotions et donc - involontairement - des comportements variés suivant que ce petit être a un coquillage ou un petit robinet ? Mais oui, je sais bien que le coquillage et le robinet ne veulent pas tout dire... Non, manifestement, je n'ai pas le droit : j'agresse l'enfant, j'obère sa sexualité future. On m'envoie sur les... roses... et on me demande de tirer au large, ce que je fais sans rouscailler, mais en plaignant l'enfant.

Bref, en France, le rose connote terriblement. Associé aux ballets roses, au minitel rose, au carré rose, il n'a pas la cote. On le considère comme mièvre, alors qu'il est simplement doux. Ou bien pervers et sulfureux, quand il est si pur. Il n'y a pas de milieu.

Le rose à Bangkok : OXO - gagné !

En revanche, en Thaïlande, on utilise très largement le rose. Pour les vêtements, les voitures, les maisons. Je n'y suis pas habitué, et je trouve cela laid. Difficile de se défaire d'un préjugé. Pourtant, quand j'étais petit, je me rappelle parfaitement que j'aimais la couleur rose... jusqu'à ce qu'on m'en dégoûte... car pour un petit garçon... Les historiens affirment pourtant qu'au moyen-âge, le rose était symbole de virilité !

Plus que les BD de Blek-le-Rock, j'aimais les romans-photos à l'eau de rose. Je les lisais en me cachant dans la chambre de notre bonne qui en avait toute une pile, jusqu'à saturer. Il en aurait cuit à mon amour-propre si j'avais été découvert !

Mais il est où, le rose, ici à Koh Kut, entre le bleu du ciel et de la mer, le vert des cocotiers...?

Dans cette charmante bonbonnière à Ao Phrao - Koh Kut ?

A Korat, je me sens déjà un peu en vacances. En tout cas à distance de la France et des mille problèmes qu'elle s'ingénie à me procurer. La France, pour moi, ce sont les petites lignes. Celles qu'il faut lire impérativement, mais qu'on te dissimule "un peu". Rien que de les voir, tu es épuisé. Si tu ne lis pas, tu auras peut-être de mauvaises surprises. Mais il en aurait fallu, de l'énergie, pour découvrir le pot aux roses ! Alors il faut regarder attentivement, se méfier, vérifier. Comme je hais toutes ces petites ruses - ces dissimulations minables qui ne sentent pas la rose.


Qu'on me redonne du rose, vite ! Celui de la bibliothèque rose, et même celui des pages roses du Larousse d'autrefois, consacrées aux citations latines - mystérieuses, éclectiques, magistrales. Qu'on me donne une société et un avenir roses où le risque existe clairement. Où il n'est pas dissimulé par des montagnes grises de paperasses fallacieusement censées nous protéger. Tigres en papier, éléphants peu roses qui accouchent de hideuses souris grises.

Le bar des ami(e)s


A Koh Kut, je me sens en vacances de vacances, encore plus loin des petites lignes qu'à Korat. Oui, ici, entre la mer et le ciel bleus, les cocotiers verts, je vois la vie en rose.



C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes ,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.




jeudi 13 octobre 2016

Chroniques de Koh Kut (III) : plus dure sera la chute...



Le village de pêcheurs pas loin de l'hôtel

Je suis trempé comme une soupe, car je suis sur ma moto et il pleut sans discontinuer depuis une heure. A Koh Kut, la mousson, c'est bien plus sérieux que dans l'Isan : il y a l'humidité de la mer, le relief qui fait écran aux nuages.

Je suis à l'arrêt, j'attends que Fon sorte de l'épicerie et je trouve le temps long sous les trombes d'eau. Un monsieur hoche la tête et m'adresse un sourire. Je lui renvoie son bonjour et lance :
- Atja fon dja tok ! Peut-être qu'il va pleuvoir !
Il me regarde bizarrement…

Et toi, au lieu de me lorgner comme un chien un évêque, réfléchis un peu ! Il n'est pas certain qu'il pleuve encore dans une heure. Peut-être qu'il va pleuvoir. Atja fon dja tok. Mais peut-être que non… Peut-être qu'on va enfin fermer le robinet de cette p... de douche !

- La pluie est en train de te dissoudre le cerveau, mon pauvre... Qu'achète Fon dans l'épicerie ? Pourquoi est-elle si longue ?

- C'est un mystère. Fon est toujours longue dans les épiceries. C'est un genre de pause mystique... Là, elle achète un cordial pour nous remettre de nos émotions.

- Que vous est-il donc arrivé ?

- Je roulais tranquillement dans une grande descente sur la route du Nord. Soudain, un triporteur conduit par l'homme invisible déboite à gauche et me coupe la route. Très impressionnant... Le propriétaire a oublié de mettre un frein à main qui n'existe pas, et le triporteur est parti tout seul... Alors je ralentis comme je peux sur la route mouillée... Le propriétaire s'élance, il court derrière le triporteur vide qui prend de la vitesse. Mais l'homme réussit à sauter dessus, il écrase le frein. Tout va bien… puisque je réussis à l'éviter in extremis et que nous ne partons pas dans le décor !

- Rencontrer l'homme invisible à Koh Kut ! Que d'émotion... Mais qu'alliez-vous faire dans le Nord ?

Les chutes d'eau, les plats qui font bien mal en sautant des rochers glissants : un des charmes de l'île


- Nous étions partis nous baigner dans une des trois chutes d'eau de l'île. Quand nous sommes arrivés, nous avons été accueillis par un panneau en quatre langues. Car à Koh Kut, les quatre puissances mondiales sont représentées : l'Amérique avec sa Guerre des Etoiles, la Russie, patrie du Spoutnik, la Chine et ses super-missiles, la Thaïlande et ses terribles piments. Je lis l'anglais et le russe, Fon me traduit le thaï en mimant l'enfilage d'un élégant cardigan. Et pour le chinois, je suppute. Apparemment, les quatre phrases sont identiques. Ce message unanime est très étonnant et ne peut s'expliquer que de deux manières différentes.

a/ la première interprétation fait la place à l'art consommé des thaïs à ne pas te prendre en défaut, ne pas te faire perdre la face. Il témoigne d'une extrême politesse. Il utilise un moyen détourné pour te faire comprendre une interdiction qu'il ne voudrait pas t'envoyer sèchement dans la figure.

b/ il s'agit d'un texte codé (cf. mon précédent post, la société des chiens) destiné à des chiens d'autres pays.

- Bon, mais que dit le panneau ?

- Il recommande poliment de bien vouloir enfiler une brassière de sauvetage quand on se baigne sous la chute d'eau.

- Une brassière de sauvetage ? Il y en a peut-être sur la côte, dans les bateaux des plongeurs ou sur la navette de l'île. Mais près de la chute d'eau ? Il n'y en a pas. J'ai peine à comprendre.

- Que tu es bête ! Quel idiot oublierait d'emporter sa brassière de sauvetage quand il va voir une chute d'eau ? Quel imprudent viendrait à Koh Kut sans sa brassière ? Quel(le) touriste étourdi(e) arriverait en Thaïlande sans emporter dans sa valise ses capotes anglaises, son plus beau bikini et son matériel de survie en mer ?

Sur le fond, la recommandation est loin d'être absurde. La chute d'eau a deux étages. Glisser sur les pierres gluantes, se faire rouler par le courant et tomber du second au premier peut être mortel. Mais ce n'est pas une interdiction déguisée. Juste un avertissement. Puis chacun prend ses responsabilités.

Oh, liberté chérie !... Ah, délicieuse Thaïlande…



Une histoire qu'on racontait quand on était petit : quelle est la différence entre une nourrice et un vieux pont.
Réponse : la nounou montre son sein et le pont s'affaisse. Oui, je sais...

mardi 11 octobre 2016

Chroniques de Koh Kut (II) : la société des chiens



Coutume locale : une habitante du village fait les courses sur son caddie

Aujourd'hui, entre deux averses, nous sommes allés dans le port de pêcheurs qui se trouve sur la côte Est. Ao Yaï est un village lacustre, gentiment touché par le tourisme : il ne vend pas encore de bols avec le prénom inscrit dessus (Médor, Rintintin...), mais propose des fruits de mer et des poissons à des prix qui peuvent effrayer le thaï moyen. Et la bière y est vendue 200% du prix qu'on paye à Korat.

Au restaurant, on choisit dans le vivier ce qu'on va manger. La seafood est dopée au Maxiton : les crevettes agitent frénétiquement leurs pattes, les poissons sautent dans tous les sens, les crabes dressent leurs pinces avec fureur. Je craque sur des coquilles Saint-Jacques préparées au fenouil... Au moins, je n'entendrai pas leurs petits cris quand on les jettera sur le feu ! Alors que les hurlements du poisson qu'on égorge... le regard pathétique que te jette le crabe qu'on plonge dans l'eau bouillante, juste avant de couler... le visage lourd et douloureux de la gambas qu'on coupe en deux vivante...

On m'a dit qu'ici, les gens étaient très durs. Comme dans toutes les îles. Et parfois très bêtes. Tel vend petit à petit ses terres, il en a beaucoup et elles valent de l'argent. Il achète une voiture de sport, une montre en or à dix mille euros et toutes sortes de choses qui font qu'un beau jour, il a vécu dix ans et se retrouve pauvre comme Job. Histoire véridique.

On a vu la même chose à Belle-Île, Houat ou Hoëdic : quand des imbéciles se retrouvent par hasard riches à millions, du fait du bond formidable de l'immobilier. Mais ici, les gens sont infiniment plus aimables que dans mes îles bretonnes où l'été, un sourire coûte beaucoup plus cher qu'un coup de Père Julien au café du Port ou une crêpe dentelle.

On dit que dans Koh Kut, tout se sait. Ça, j'ai très vite compris pourquoi. Il y a partout des chiens allongés au beau milieu de la route, l'oreille collée contre le ciment. Impossible de les déloger, on a beau klaxonner, ils ne bougent pas. Honneur à ces héros anonymes (Médor, Rintintin, c'est des noms, ça ?) qui risquent leur vie en service commandé ! Mais que font-ils donc ? Ils écoutent. C'est le système d'information de l'île. Un véritable réseau secret, une toile mystérieuse qu'ils ont tissée... Ils se tiennent au courant, ils épient tout ce qui se passe. Il doit y avoir des ondes aussi. Des ondes électriques. Peut-être magnétiques. Je ne serais pas étonné qu'ils communiquent avec les militaires...

Les enfants du pêcheur : espiègles !

lundi 10 octobre 2016

Chroniques de Koh Kut (I) : une jolie fille



Derrière l'épicerie, la lagune.

Tu prends un mètre-ruban, tu le jettes en vrac dans une petite boîte, et tu auras une idée de ce que sont les routes à Koh Kut : des montées et des descentes, des virages dans tous les sens. Le tout est encaissé entre deux murs d'arbres de chaque côté, qui montent sur la montagne, avec des troncs immenses pour gagner en lumière. Tu circules au fond de la gorge du géant vert.

A vrai dire, je parle de routes, mais je devrais plutôt utiliser le singulier : la route qui va de l'embarcadère au nord jusqu'à un dernier hôtel, au sud, et se termine en un chemin difficile dont je ne connaitrai jamais la fin. Sans doute dans la forêt vierge qui couvre tout l'Est de l'île.

Il paraît qu'autrefois - il y a trente ans - des îles comme Koh Samui étaient comme Koh Kut : boisées à 97%. Quel désastre ailleurs ! Quel privilège ici !

On me dit qu'il n'y a que deux mille habitants originaires de l'île. Les autres seraient des continentaux venus pour travailler dans les hôtels et les restaurants, et des farangs. Deux mille habitants pour une île dont on me dit qu'elle est la quatrième en taille des îles thaïes, ça ne fait pas beaucoup, on se rapproche de la densité du paradis originel.

Nous sommes logés au sud de l'île, et comme ce n'est pas la saison, nous sommes seuls dans l'hôtel. Pas la peine de se dépêcher le matin pour le petit-déjeuner, la table devant la mer sera toujours disponible. Nous avons soigneusement évité le petit bourg de farangs au centre, sans doute plus animé, probablement moins cher, mais d'une grande laideur et banalité, avec ses boutiques pour touristes et ses restaurants les uns à côté des autres.

A l'hôtel : la plage
On raconte qu'avec les militaires, il n'est plus trop question de construire. Que le maire de l'île a décidé de la préserver et exerce une surveillance farouche. Que les prix au bord de l'eau ont pris une ampleur astronomique. Je vois une grande maison sans étage, en bois sur pilotis, qui semble "dans son jus". On m'annonce qu'elle a été vendue soixante quinze mille euros à des australiens. Pour un tas de planches qui prend l'eau, avec les moustiques qui font Woodstock tous les soirs, c'est cher. D'autant qu'elle est d'un accès très difficile. Mais vu l'emplacement - à l'embouchure d'une petite rivière donnant sur une baie charmante - on peut réfléchir.

Si le bord de mer est devenu cher, c'est à cause des farangs, car les thaïs n'aiment pas la plage en général. Ils se baignent mais ne nagent pas : ils ne savent pas. Comme les bretons d'autrefois - je l'ai lu dans Bécassine, une source fiable. En revanche, les thaïs aiment les terrains et les maisons au bord de la route, là où il y a du passage, cela ne les dérange pas, et ils payent très cher pour avoir le bruit des motos dans les oreilles !

Une chose étrange : ici, beaucoup de filles sont très jolies. Comparativement aux filles de l'Isan. C'est surprenant. Hier soir, nous dînons dans un petit restaurant sur la route. Une fille splendide est entrée dans le magasin-cuisine de l'auberge. Je ne vois que la partie gauche de son visage, elle est à moitié cachée par un poteau. Elle s'avance un peu, et maintenant, je vois la partie droite. Oui, vraiment charmante ! Elle achète ce qu'elle doit acheter, revient à sa petite Honda, l'enjambe : je vois alors son visage de face, et complètement. Elle louche comme ce n'est pas permis, elle louche comme on louchait en France avant que tous les strabismes ne soient opérés. Mais elle reste belle...

Encore une autre...



dimanche 2 octobre 2016

Ivresse des profondeurs à Sattahip




La salle de jeu, je l’avais découverte par hasard la veille en me promenant avec un ami, mais nous n’avions rien sur nous - nous n’étions certainement pas équipés pour profiter de l’endroit. Même pas habillés correctement. Nous avons juste pu entrevoir qu’il y avait beaucoup de monde… du beau monde… et que ça jouait gros, très gros ! Alors nous sommes rentrés chez nous, dépités, mais nous promettant de revenir le lendemain faire des ravages... peut-être faire sauter la banque !

A l’heure dite, je suis revenu. Ce jour-là, mon ami s'est trouvé pris par des obligations de famille. Il m’a quand même fait un bout de conduite, presque jusqu’à la salle de jeu, avant de rentrer sagement.

Cette fois, je m’étais équipé, j’étais décent… mais il me manquait le nerf de la guerre… Je t’expliquerai... Je suis entré dans la salle, très excité. J’en avais vu sortir quelques sujets isolés… ils filaient furtivement, et je ne pouvais pas lire sur leurs faces impénétrables s’ils avaient passé du bon temps ou s’ils étaient désespérés, s'ils s'étaient fait menacer, braquer par les gros bonnets de l'endroit…

Très belle salle, murailles de pierre, tapis sable ultra chic, lumière tamisée bleutée, un peu comme un aquarium… et plusieurs alcôves emplies d’ombre glauque, où je me suis promis de me payer du bon temps.

Mon entrée n’est pas passée inaperçue. J’étais tout habillé de noir, ganté de gris, chaussé dans le style italien, très long et fin… Une ceinture noire ornée de trois lourds cabochons soulignait ma taille mince. Et j’arborais un masque noir qui rendait sans doute mon regard profond et mystérieux.

Elles, je les ai tout de suite vues en entrant. Elles dansaient un genre de danse des sept voiles, tantôt avec des gestes brusques pour lancer leurs hidjabs colorés, tantôt avec des mouvements ondoyants, follement lascifs. Elles étaient trop belles, avec leurs robes colorées, Elles se tournaient vers moi avec curiosité sans arrêter de danser et me dévisageaient. Mais je n’y ai pas vraiment prêté attention. Je n’étais pas venu pour elles… Honnêtement, je ne les trouvais pas assez en chair… et leur allure me laissait penser qu’une fois ramenées à la maison, c’étaient sans doute d’affreux poisons, qui me laisseraient une arrête dans la gorge... Il ne faut pas se fier aux apparences...

Alors je me suis posté tout au fond de la salle, et j'ai attendu, aux aguets. Je me sentais zen, comme un poisson dans l'eau, regardant tourbillonner le nuage des laquais en gilets rayés noirs et jaunes, du plus bel effet. Et j’ai vu les gros joueurs arriver. Ils m'ont tout de suite repéré. Sans doute, ils espéraient profiter de moi, trouver quelque chose à se mettre sous la dent… Ils passaient, curieux, tranquilles... Un vrai défilé, Et que du beau monde. Ils étaient habillés de gris perle, parfois d’un genre de chemise aux tons délicats, avec des camaïeux de rose et de vert, ou d'une veste avec un galon jaune. J'ai reconnu un chirurgien avec d'autres confrères. Tandis qu'il passait tout près, j’ai vu par dessus son épaule un gros perroquet bleu, Le perroquet s’est arrêté… Il me regardait de profil, d’un œil calme, avec une pointe de curiosité. Et peut-être aussi, de défi : "Allez, viens jouer avec moi, ose…"

Il a continué à me regarder de travers, s'offrant comme une cible, me narguant… Il attendait... J'ai vu qu'ils remuait les lèvres, les grosses lèvres de sa bouche en cul de poule.
- Vous me parlez...? Je suis toute ouïe... lui ai-je lancé avec une politesse agressive.
Mais il continuait de m'observer d'un œil torve, ce gros, sans rien dire...
Alors là, j’ai perdu mon sang-froid. J’ai sorti mon fusil, que j’avais déjà armé, et le bras tendu, j’ai visé, et j’ai appuyé sur la gâchette… Je tirais, tirais, tirais… J’étais fou, je voulais l’avoir, ce perroquet, je voulais les avoir tous, les tuer, rapporter triomphalement leurs dépouilles… j’étais ivre...

Et le perroquet répétait d’un ton monocorde en me regardant : "Il est pourri ton fusil… C’est peut-être ton sandow qui ne vaut plus rien, tu ne peux plus le bander… c’est ton sandow… sandow trop mou… tu ne peux plus le bander...

Il ne s’est rien passé. C’était un fusil imaginaire, une arbalète de la sainte farce. Je n’avais rien dans la main, et mon index en crochet se tordait sur l’eau bleue. Il est interdit de chasser ici. Pêche sous-marine strictement prohibée.

Je suis remonté en surface, au bord de l’asphyxie, j’ai lâché mon tuba pour aspirer l’air plus vite. J’ai repris ma respiration. Dès que j’ai pu, je suis redescendu voir le défilé des gros poissons. Ils ont longtemps joué devant moi, tournant et virant entre les patates de corail, à cinq mètres de fond, guère plus… Et je continuais de crisper l’index, bras tendu, exorbité, les yeux injectés de sang...

Ici, c’est la base militaire de Sattahip, l’amirauté. C’est le Brest et le Toulon réunis de la Thaïlande. Les marins sont partout. Et tout est réglementé. La chasse sous-marine est interdite. J’aurais dû y penser avant...

En rentrant à pied le soir après dîner, j’ai vu des filles près de mon hôtel. Elles attendaient. Des morues, sans doute, juchées sur leurs plates-formes en corde tressée, avec leur petit short en jeans taille basse qui laissait voir leur raie. Un type avec une grosse moto tripotait les fesses de celle qui avait un dauphin tatoué sur l’épaule. Il avait la gueule dure d'un petit maquereau.

Quand je suis passé, la seconde a jeté son châle devant moi d'un geste gracieux et m’a fait un grand sourire : "What is your name, honey, how are you tonight…?"

Je l'ai regardée en passant. Elle était très jolie. Mais... je lui donnais seize ans, guère plus... Jail bait ! Interdiction de tirer... encore... No thank you… J'ai continué ma route.

Et je les ai entendues qui ricanaient avec le maquereau : "C’est son sandow qui est tout pourri, il ne vaut plus rien, il ne peut plus le bander… bander… bander !"