lundi 21 mai 2018

Le lugubre hurlement de l'huître quand arrive le Muscadet



Hier la marée découvrait plus qu'à accoutumée. Je suis allé me promener sur les rochers devant la maison et j'ai ramassé quelques bigorneaux. J'ai rencontré trois pêcheuses de coquillages du village. Et comme on ne trouve ni laurier ni de bouquet garni ici, j'ai abordé l'une d'entre elles et lui ai demandé comment on accommodait les bigorneaux à la mode thaïe. La dame m'a répondu avec une grande civilité. Il y avait deux gros bigorneaux juste à l'endroit où nous bavardions. Elle les a ramassés et les a mis dans mon seau. Et elle a ajouté une grosse palourde qu'elle a prise dans son sac - par parenthèse, ici, les palourdes sont moins appréciées que les coques, mais le geste était là.

Je ne me lasse pas de répéter à quel point les thaïs sont gentils dès qu'on quitte les pistes touristiques.

Autre exemple (?) Ce matin à l'aube, le pêcheur à la barque est revenu à terre. Il a une petite prame, et tous les matins, il relève un filet qu'il pose en travers de la baie. Je me demande ce qu'il peut bien prendre, car l'eau n'est vraiment pas profonde. Je vais donc le voir. Il passe son filet en revue. Pas de poissons mais plein de crabes dont les pattes sont empêtrées dans les mailles.  Il les extirpe et en rejette la majorité. Quand le crabe est assez gros et de la variété qui va, il l'attrape par les pinces, les casse au ras de la carapace, les met dans un seau et rejette le crabe désarmé sur le sable. La pauvre bête se redresse et court vers la mer vers un destin incertain.

Mais qui mange du crabe - à part toi ? Les poulpes, les poissons, les tortues… et les crabes se mangent entre eux, les forts dévorent les faibles et les mutilés !


Le crabe n'est pas considéré comme un intellectuel. Son système nerveux rudimentaire se réduit à deux groupes de ganglions en rapport avec ses organes sensoriels essentiellement. Il n'y a pas de télencéphale, donc pas d'amplification télencéphalique de la douleur. Si même douleur il y a, ce qui est contestable car il n'a pas de thalamus.

L'évolution n'a pas d'autre but que… l'évolution. Les crabes qu'elle sélectionne sont ceux qui se battent ou fuient à bon escient, ceux qui se nourrissent bien et ceux qui se reproduisent avec générosité. La douleur n'est pas une condition obligatoire pour survivre : il n'est pas certain qu'elle existe chez les crabes, d'autres signaux peuvent palier son absence.

Autrefois, Dieu nous disait qu'il ne fallait pas faire de mal à ses créatures. Maintenant, ce sont les végans. Ils justifient cet interdit par deux arguments. Le premier est écologique : l'élevage aurait un effet désastreux sur la terre. Intéressant, et sans doute à vérifier avec soin. Le second est éthique. Il transpose massivement le fonctionnement humain à l'espèce animale. Sa capacité à souffrir par exemple. Mais là, on a un problème de définition et de limite. D'abord parce que l'espèce animale a des confins flous. L'introduction des archées il y a moins de trente ans montre que le domaine est encore fluctuant. Donc définir l'interdit par l'appartenance au règne animal ne convient pas.

Bien sûr je suis hostile à tout traitement cruel envers des animaux dotés d'un système nerveux élaboré (encore faudrait-il pouvoir définir avec précision ce mot). Mais dès qu'il s'agit d'animaux chez lesquels les mécanismes de douleur, de stress, de mémoire durable ne semblent pas exister, j'ai des doutes. Les insectes par exemple - qui ne sont guère éloignés du crabe sur le plan phylogénétique, et dont les thaïs font une consommation importante, larves ou cafards. Ou les coquillages.

J'ai déjà fait ici l'apologie d'un livre de Franz de Waal qui nous incite à plus de prudence dans notre évaluation de la notion de conscience chez les animaux. Je maintiens. Encore faut-il qu'il y ait un minimum d'équipement neurologique chez l'animal pour qu'on puisse le créditer d'une conscience - même différente de la nôtre. Et ne pas faire l'erreur de penser que des comportements élaborés signifient automatiquement que le monde de l'affectif lui est accessible. Sensation n'équivaut pas à sentiment, et les voies neurales de la douleur sont totalement distinctes des voies de la sensibilité.

Thaïlande, exploitation du singe par l'homme : cinq heures de travail épuisant par jour dans les cocotiers, pas de congepés

Je considère le refus systématique de toute nourriture animale comme une démarche éthique plus fondée sur un dogme que sur l'état actuel de la science. La morale utilitariste (Mill, Bentham etc.) me semble beaucoup plus à même de faire du bien à l'humanité et à la terre que l'éthique vegan. Dommage, elle n'est ni cool ni funky.

Pourtant, les préoccupations de morale alimentaire et d'écologie ne sont pas que sympa. Elles sont fondées. Elles ne sont pourtant qu'un leurre toléré (sinon encouragé ?) par les puissances multinationales pour nous détourner du vrai problème - la mise en place d'une organisation politique unique, sociale, écologique, humaniste capable de légiférer à la tête de notre planète. Sans cette organisation, les meilleures causes seront toujours récupérées. Un but lointain - raison de plus pour s'en préoccuper le plus tôt possible.

Je lisais il y a peu un article listant l'appartenance des "petites sociétés" proposant des produits bio à des multinationales alimentaires et chimiques : retour à la case départ. Les consommateurs peuvent toujours changer leurs préférences, le marché s'adaptera. L'action doit être menée à un niveau plus élevé - au niveau politique, et certainement pas au niveau de la bonne conscience individuelle d'activistes bien sympathiques. Le problème, c'est que la politique, pour beaucoup de gens qui prônent des comportements alternatifs, c'est pas tendance, c'est pas mode, c'est caca et ça ne connote pas assez élite.

Sur la plage, nos pauvres crabes désarmés filent vers la mer. Ils n'ont pas conscience d'être mutilés. Ils ne souffrent sans doute pas. Ils ne sont pas tristes - ils ne sont pas outillés pour. Ils partent vers leur abri naturel sans états d'âme.

Ce qui n'est pas mon cas ! J'ai des sentiments partagés envers ce pêcheur. Mais il pense sans doute qu'après avoir arraché les pinces du crabe, ce serait cruel de le tuer pour rien. Car dans sa tête, il respecte la vie.



mercredi 16 mai 2018

Une belle histoire d'amour à l'horizon…


Sistership...

Comme elle est belle !

Je l'ai rencontrée sur catalogue. Son père m'a montré une photo de sa sœur. J'avoue avoir hésité. Plusieurs étaient jolies et semblaient pleines de qualités. Mais j'ai opté pour celle-ci. Avec son franc-bord élevé, sa tonture marquée, sa coque pas trop plate, elle semblait plus marine, prête à affronter les vagues et un vent grincheux sans mouiller son marin. Une jolie barque pour laquelle j'ai commandé une robe blanche à l'extérieur, grise à l'intérieur, pas salissante.

Pour le moteur, dilemme. Hors-bord, à l'européenne, avec un arbre coudé, ou bien "long tail" ? Le long tail, c'est un bête moteur dont on prolonge directement l'arbre jusqu'à l'hélice. A Bangkok, j'ai vu des moteurs de voitures énormes, des V8 montés sur des barques. Avec échappement libre… et la fumée… L'hélice attaque l'eau selon un plan un peu incliné au bout d'un arbre immense - la longue queue qui produit un beau panache d'écume comme la traîne d'une comète.


J'ai choisi un 13cv Honda dont j'ai vu qu'il était utilisé dans des scieries dans l'Ontario, des tondeuses dans le Connecticut, des karts aux Émirats, des nettoyeurs haute pression au Pakistan, des pompes à eau en Inde... Il y a une version inox pour la mer. Monté en long tail, il est très utilisé par les pêcheurs locaux, et sa revente sera simple. Il pèse 33 kg à vide, comme un hors-bord de la même puissance à refroidissement à air - il n'est donc pas très lourd.

Pas bruyant en image... et dans la réalité

La question des avirons n'est pas simple : ici, les gens se fient exclusivement à leur moteur. Il faut donc que j'en commande du côté d'Ayutthaya, l'ancienne capitale de l'empire, car dans cette région couverte de marais, on en fabriquerait encore. Le problème, c'est qu'ils ne font que des tailles minuscules, pas au-delà de 1.8 mètre, alors qu'il faut 2.2 mètres minimum. Vais-je être obligé d'en apporter dans ma valise ?

Je n'ai pas pu résister. J'ai demandé au constructeur de fixer à la verticale un bout de tube de PVC dans de la résine à l'avant du bateau, contre le coffre : une parfaite emplanture pour un mat de planche ou une tige de bambou sur lesquels j'enfilerai une vieille voile. Le fabriquant trouvait l'idée sympa, on ne lui avait jamais demandé. Il est vrai qu'on ne voit jamais de voiles sur l'eau, ici. Comment faisaient-ils autrefois ? Le mot voile existe pourtant, c'est baï leua, feuille de bateau - comme une feuille d'arbre.

J'ai dit au constructeur que je ne pourrai faire que du grand largue et du vent arrière, et il m'a tout de suite proposé de fabriquer un petit safran en résine. L'idée est bonne - on verra pour la réalisation. De toute manière, je n'aurai pas de dérive, juste une pagaie que j'enfoncerai sous le vent. Alors le près, ce sera forcément : "une fois la route, deux fois le temps, trois fois la grogne".

Pour la ligne de mouillage, on ne trouve ici que des ancres plates. Elles sont efficaces dans le sable mais médiocres dans les rochers. Il faudra aller la vérifier en plongeant. Dans l'eau à 28°, ce n'est pas trop pénible.

J'ai demandé qu'on prévoie quatre trous pour installer un toit en toile. Je verrai si j'en ai vraiment besoin. Je n'ai pas l'intention de rester pêcher des heures sous le soleil - je ne pêche pas. Mais pour la chasse et le snorkeling, il y aura une échelle en inox à l'arrière avec un seul longeron, de manière à pouvoir remonter avec des palmes.

Échelle à (hommes -) grenouilles. Il suffisait d'y penser.

La longueur que j'ai choisie permet encore de charger le bateau sur le plateau du pick-up, même s'il va largement déborder. En l'arrimant bien et en roulant régulièrement, on devrait pouvoir le transporter sur des longues distances. Mais pour le monter et le descendre, je n'ai pas encore de solution. Il faudrait une rampe, un treuil et des rouleaux, ou quatre bonnes volontés musclées.
J'ai demandé au chef du village si j'avais le droit de mettre un corps-mort devant la maison pour mouiller le bateau. Il m'a répondu qu'il n'y avait aucun problème. Quand on voit le bordel que c'est en Bretagne ! Je le mouillerai tête et cul, ça devrait tenir. Avec un marnage d'un mètre cinquante, il n'y aura pas trop de mou dans les aussières. Et je l'aurai devant les yeux en permanence - de ce bureau où j'écris maintenant.
Quand j'en serai complètement propriétaire, je devrai le déclarer aux affaires maritimes. Je devrai passer un petit examen théorique, genre balises et signaux. Il parait que j'aurai un an pour le préparer - avec le droit d'utiliser le bateau pendant ce temps. C'est un peu étrange mais sympathique...

Dans huit jours, la coque sera moulée et j'irai la voir - juste pour le plaisir. J'ai hâte...

Ici, les mats servent à tenir les perches couvertes de lampes : on pêche l'encornet au lamparo - on a le droit.