jeudi 28 mai 2015

De Korat à la Guadeloupe via la rue Montorgueil







Ce soir, pour changer, nous allons dîner dans le petit restaurant en plein air, en face des halles, à Korat. "Pour changer" quoi ? Tous les soirs nous dînons dans un petit restaurant des halles. Mais aujourd'hui, nous ne sommes pas dans les halles, nous sommes dehors.

Il fait nuit. L'air est à peine moins chaud que dans la journée. Fon souffle. Presque six mois de grossesse, la petite (car c'est une fille) commence à se faire lourde. Elle surfe régulièrement dans le ventre de sa mère.

En attendant le riz frit au porc, je regarde la joyeuse animation du marché.

Dans la rue perpendiculaire qui mène à la maison, il y a un embouteillage. Une première rangée de voitures est garée en épi. Comme il n'y a pas assez de place pour tous les Isuzu et Toyota des marchands, bon nombre de pick-up se sont garés en double file, sans frein à main. Quand il faut sortir une voiture, c'est un jeu de Tétris, les municipaux en uniformes, chargés de la circulation poussent les voitures à la main pour dégager des passages. Ça avance, ça recule - ils ne ménagent pas leur peine, sifflent dans tous les sens, et agitent frénétiquement leur petite lumière, comme si c'était un nouveau jouet.

Le long des halles, les marchands de fruits ont installé des guirlandes de lampes à basse consommation en forme de tortillons, c'est joli. Entre le rouge vif des  ramboutans, le rose des fruits du dragon, le jaune des mangues et le vert des montagnes de pastèques, il y a des trous sombres d'où émergent parfois une ombre, un visage encadré de cheveux lisses et noirs, des mains.

Les vendeurs de fruits sont sous les halles, en limite. Mais la rue est très large, et une double rangée de chariots est venu s'installer en parallèle, pour former une nouvelle ruelle de boutiques. Les chariots arrivent tous en même temps, un peu avant huit heures, poussés à la main, avec leur barbecue déjà en route. Ils sont équipés d'un toit, et d'une ventilation pour activer les braises - un gros tuyau courtaud noir de quarante ou cinquante centimètres de large et un mètre de haut. On dirait des locomotives qui crachent leur vapeur, les unes derrière les autres. Je vois que mon chariot préféré est en train de se garer. Je vais aller y chercher trois brochettes de petits foies de poulets grillés - rares sont les soirs où je n'en achète pas, j'adore ça.

Debout derrière sa locomotive, la petite dame avec sa casquette de cheminot me fait un signe de reconnaissance. Je suis un bon client, et ce soir, elle m'offre une brochette supplémentaire. Je reviens à notre restaurant et pose les brochettes sans vergogne sur la table. Ici, on accepte avec des provisions. Comme presque partout dans les restos thaï.

Pourquoi ne trouve-t-on plus de foie de poulet en France ? Sans doute pas assez rentable - ça ne coûtait pas grand chose. J'ai souvenir que j'allais m'approvisionner dans la boucherie Bernard, juste à côté de la bourse du commerce, aux Halles, quand j'habitais à Paris. Et dans mon septième étage sans ascenseur de la rue Turbigo, je faisais des fricassées de foies aux oignons et aux herbes, je les jetais brûlants sur une laitue bien assaisonnée et j'invitais la voisine à dîner. Maintenant, on trouve des foies énormes de je ne sais quel volatile (ils ne précisent pas), dans des pots en plastiques, rayon frais des grands magasins. Pas grand-chose à voir.

Comme j'ai aimé cet appartement… A deux pas du trou des Halles et de ses RER. Et du père tranquille, bistrot où je donnais mes rendez-vous, rue Pierre Lescot. Les Innocents les pieds dans l'eau. Saint Eustache et son orgue. Montorgueil et ses fruits. Joe Allen et ses T-bones. La vieille boulangère acariâtre dont la baguette faisait surgir une file soviétique à cinq heures du soir dans la rue Tiquetonne. Quel délicieux quartier…

Deux chambres de bonnes réunies, un réduit qui servait de cuisine et une petite salle de bain coincée sous les combles. Derrière, vue sur Montmartre. Devant, sur toutes les tours, les coupoles et les églises de Paris. Il avait fallu faire monter mon piano à queue, un demi Yamaha. Non, je n'ai pas fait appel à des déménageurs. Non, je n'ai pas fait appel à des déménageurs de pianos. J'ai fait appel à un déménageur de pianos difficiles - ça existe… L'escalier de service était vraiment étroit, j'ai demandé à la locataire du sixième étage si je pouvais traverser son appartement en entrant par la porte principale et en sortant par la sortie de service. Elle a bien voulu. Le piano est arrivé de Nantes en camion. Les déménageurs "difficiles" sont arrivés. En dix minutes, le piano était au sixième étage et traversait l'appartement ! Le petit escalier qui montait au septième était tordu. Avec une scie à métaux, j'avais déjà scié la rampe. Les déménageurs ont fait monter le piano "sur le clavier", la queue en l'air. Un exploit… La rampe est restée sciée quelques jours, du fait de ma négligence. Sept étage plus bas, le carrelage froid et dur. Et quand la minuterie s'éteignait au milieu de la montée… Mais on m'a rappelé à l'ordre, et j'ai recollé et revissé rampe et rambarde.

Peu après mon arrivée, j'ai décidé d'aller saluer mes voisins. Madame Jurapa m'a ouvert. Incroyable ! Une antillaise que j'avais rencontrée quatre ans avant, en Guadeloupe, et qui travaillait dans mon service. Nous étions très copain.
- Quelle surprise ! Je ne savais pas que…
Je lui ferais presque la bise. Mais madame Jurapa me regarde d'un air interrogateur. Je m'arrête sec.
- Vous… vous…
Le regard devient suspicieux.
- Vous ne…
- Qu'est-ce qu'il y a, me demande-t-elle. Pourquoi vous me regardez comme ça ?
- Mais vous ne trouvez pas qu'il y a quand même une sacrée coïncidence…
Nous avons fini par comprendre. Madame Jurapa a une sœur jumelle, et c'est avec elle que j'ai travaillé à l'hôpital de Saint-Claude. Quant à madame Jurapa -Paris, elle est vendeuse au Prisunic de Montparnasse. Je ne savais même pas qu'elle existait. Et réciproquement.

Le pire a été quand j'ai vu arriver chez elle le mari de madame Jurapa-Guadeloupe. Je l'ai tout de suite reconnu - je l'avais rencontré lors d'une fête chez le chef de service, à Saint-Claude. Quelle situation scabreuse… Ce n'était quand même pas un jumeau, lui aussi ? Non, c'était bien le métro que j'avais vu à cette fête, et qui tenait tendrement par les hanches son infirmière de femme quand ils sont partis.

Là encore, les choses se sont éclaircies. J'ai su qu'il travaillait dans le tri postal et n'avait pas pu obtenir sa mutation pour les îles. Il venait régulièrement chez sa belle-sœur, en tout bien tout honneur je crois, et sirotait chez elle deux ou trois punch en souvenir du pays, avant de regagner son minuscule gourbi. Un homme bienveillant qui avait construit la maison de sa future retraite et laissé son cœur à Capesterre Belle-eau - en métropole, il campait. Lui aussi a gouté à mes foies de poulet grillés à l'estragon - comme j'ai sifflé ses ti-punchs.

Il est mort avant d'avoir eu sa mutation.

mardi 26 mai 2015

Retour à Korat





Mon retour en Thaïlande, après un mois d'Indonésie, a été instructif. Ce nouveau changement d'herbage a permis une petite évaluation comparative des deux pays. Ce qui m'a frappé, c'est l'aspect moderne de la Thaïlande par rapport à l'Indonésie. Les voitures, les routes, les buildings. Il est aussi vrai qu'on n'associe difficilement le modernisme aux voiles religieux dans la rue. Alors que les petits shorts en jeans au ras des fesses... Après la pruderie absolue de l'Indonésie, le teasing sexuel, même soft, qu'on voit dans la publicité me fait l'effet d'une gifle. Impressions aussi sur les gens. Les Thaï semblent plus légers, plus ironiques, moins respectueux.

Le retour linguistique a été une catastrophe. Le premier soir, j'étais dans un état inquiétant de sidération. Impossible de retrouver des mots thaï simples comme "bonjour", "je voudrais", "merci". Tout était remplacé par de l'indonésien, impossible à réfréner - il fallait bien saluer et remercier d'une manière ou d'une autre - phrases que je bredouillais à voix basse sous l'œil rond de mes interlocuteurs.

Ce n'est que le lendemain, quand j'ai revu Fon, que les choses ont commencé à se remettre en place. On dirait vraiment que la parole quotidienne, réflexe, dépend d'une sorte de buffer où la mémoire propre de la langue dépose ses éléments les plus utilisés, prêts à être envoyés à la moindre sollicitation. Manifestement encore une tâche que notre cerveau accomplit inconsciemment. Ce qui m'étonne un peu dans cette hypothèse, c'est que j'ai trois buffers : un en français, un dans la langue du pays où je me trouve et que j'apprends, qui change régulièrement, et un en anglais, toujours prêt à dégainer. J'en conclus qu'il peut y avoir plusieurs buffers, autant qu'il y a de langues qu'on connaît vraiment bien. On n'est pas limité à deux.

J'ai tout de suite retrouvé la routine de Korat, la piscine déserte du matin au Mall, et nos dîners aux halles de la ville, chez l'homme-dragon. Ce soir, la télé n'attire pas l'attention. D'habitude, il y a au moins une ou deux personnes accrochées au soap qui raconte les malheurs de trois amoureux. Du Marivaux à deux balles. Curieux comme le romantisme bonbon anglais imprègne les thaï. Ont-ils toujours vu l'amour sous ces couleurs ? J'ai peine à imaginer qu'il ne s'agisse pas d'un import occidental, vieux de quarante ans tout au plus. Mais comment le savoir ?

Aujourd'hui, c'est l'anniversaire du coup - privé de soap ! Le chef du gouvernement fait un très long discours qui n'intéresse personne, à part moi. Je me plante devant le vieux poste, espérant entendre parler de tout ce qui est important pour la Thaïlande, avoir un résumé de ses problèmes actuels. Et lire dans ce discours le style du nouveau pouvoir.

L'homme est debout, derrière un pupitre, et je ne vois rien de particulier dans son apparence. Il ne sourit jamais, il ne varie pas beaucoup son style, mais il est efficace, assez direct, proche, didactique sans être pédant. Il dit qu'il va supprimer des emplois de fonctionnaires. Que 38% des thaï travaillent dans l'agriculture mais ne constituent que 8% du PNB, et donc qu'il faut aider et réformer l'agriculture. Il veut revoir les relations entre propriétaires et métayers, manifestement déséquilibrées, entre autre du fait de l'absence de baux. Il évoque les problèmes d'eau, trop souvent gaspillée, et pourtant rare - il va aider, mais il faut envisager de modifier le plan des cultures, pour qu'elles s'adaptent aux capacités locales d'irrigation. Pour la vente des récoltes, il demande qu'on table enfin sur les prix à l'export, non sur le prix de revient, et prévient que l’État n'aidera pas, car sa vocation n'est pas de stocker des produits invendables. C'est aux fermiers de réduire les coûts. Ils peuvent s'associer, s'intégrer dans des coopératives, ce qui permettra de produire meilleur marché. Propos valables pour les producteurs de riz, mais aussi de caoutchouc, produits en grandes quantités dans le pays.

Pour ce qui est des aides au business et au commerce : l'Etat n'aidera que les entreprises qui sont vraiment profitable, pour les faire travailler à l'export. Chacun doit le comprendre, et ne pas attendre une politique d'égalitarisme. Ceux qui sont peu rentables doivent en tirer les conséquences et ne rien espérer.

Heureusement, les relations à l'international ont été rétablies, et il est important de coopérer avec les pays voisins, particulièrement dans le cadre de l'économie. Mais les immigrés qui cassent le marché du travail (à mon avis, il parle des birmans) seront reconduits chez eux : "nous sommes en accord avec les principes des Nations Unies… mais nous donnons la préférence à la croissance de notre pays, nous cherchons le bien-être de ses habitants. Nous ne construirons pas d'autres centres d'accueil pour ces immigrés, il y en a déjà huit, et le plus incroyable est que certains l'ont déjà oublié !" L'immigration clandestine semble un gros problème, et devant ces propos défensifs, on se demande si le gouvernement n'a pas déjà été taxé d'inhumanité envers les immigrés clandestins.

Devant la nation, deux ans difficiles, annonce-t-il. Deux ans durant lesquels il fera son possible pour la relance économique et l'export, éventuellement par des subventions. Pour l'instant, il y a un taux de croissance à 3% qui serait dû avant tout à la consommation des ménages. Il faut aussi arrêter d'emprunter des technologies venues de l'étranger, l’État va subventionner l'éducation et la recherche. Sur ce sujet, le propos se fait très volontariste et presque naïf.



Pour ce qui est du tourisme, il demande à tous les thaï de se montrer très accueillants : "c'est une ressource importante, et nous avons réussi à redonner la confiance aux étrangers qui viennent visiter notre pays - plus trois pour cent d'augmentation…". En fond, des photos de farangs sur des éléphants, des plages… mais pas de gogo bars, évidemment.

Dans l'ensemble le discours est positif. Il y a quand même plusieurs moments où l'orateur montre les dents. Le propos ratisse large, c'est presque le discours de l'état de l'Union. Très explicatif et détaillé quand il s'agit d'agriculture, qui occupe plus du tiers du pays. L'homme ne se pose pas en "cher compatriote", mais en chef : pas grand chef suprême, plutôt genre boss de l'usine locale ou de la coopérative. Il dit par exemple : "si vous avez des problèmes, vous pouvez toujours vous adresser à moi…" comme s'il était dans le bureau d'à côté. Je trouve ça assez fort, on y croit presque. Aussi quand il en appelle au bon sens et à la compréhension des thaï, souvent par l'absurde : "vous comprenez bien que… car dans ce cas, comment pourrait-on…".

Très étonnant, il n'hésite pas à engueuler ceux qui se chamaillent : "Pour son bien-être, pour sa stabilité, la nation avait naturellement besoin d'une union des uns et des autres. Que chacun fasse taire ses revendications personnelles. Mais est-ce que c'est ça que j'ai vu ?" Plus loin, il demande qu'on informe précisément le gouvernement : "On ne pourra pas vous aider si on n'a pas une connaissance précise des situations…". Et il invite à la dénonciation des irrégularités. Il demande aussi aux médias d'être équitable dans le traitement de l'information, il cite un exemple de désinformation, et conclut en demandant à cette presse de participer à l'effort de redressement national par son objectivité. Les mots d'union de la nation revient souvent.

Il justifie le coup d'état : "Nous avons tenté plusieurs fois, à travers la publication de lois, de restaurer l'ordre, et mettre fin à la gabegie qui régnait dans le pays depuis au moins dix ans. Ces lois ont échoué à remettre le pays sur les rails. Il a donc fallu prendre des mesures plus fortes… Et si ce désordre se reproduisait encore, le pays serait alors dans une grande souffrance, car il a besoin de stabilité pour pouvoir se développer, et pour que chacun puisse d'enrichir.[1]"

Finalement, après avoir une fois de plus demandé le soutien et l'union sacrée du peuple, il s'arrête. La musique officielle entonne "ce n'est qu'un au revoir", un peu étonnant dans le contexte. Cette chanson est-elle directement venue d’Écosse (son pays d'origine), ou par la version Beethoven ? Je crois plutôt qu'elle a transité par le Japon, qui en fait usage intensif depuis la fin du XIXème siècle - c'est la chanson des remises de diplôme - ou par la Corée dont elle a été naguère l'hymne national.

Évidemment, je n'ai pas retenu le nom de ce chef du gouvernement. Fon me dit qu'il s'appelle Prayuth Chan-ocha, et j'apprendrai plus tard qu'il est aussi militaire, et commandant en chef de l'armée depuis 2010. Bien sûr.

Alors que nous sommes au beau milieu des halles, je vois une moto se frayer un chemin au milieu des piétons. Personne ne râle. J'aime bien cette tolérance. La moto se gare juste en face de nous, de l'autre côté de l'allée, et les gens la contournent sans broncher. Tu as remarqué que les béquilles des motos sont toujours à gauche ? Pourquoi à ton avis ? Allez ! Il y a des questions qu'on doit quand même se poser au moins une fois dans la vie !

Penses-tu que la raison est la même qui fait que les coquillages tournent toujours vers la droite ? Quoi, tu n'avais pas remarqué que les coquillages tournaient toujours dans le même sens ? Bon. Et tu dis quoi ?... Qu'est-ce que la force de Coriolis a à voir avec les coquillages ! Ils ne tournent pas à gauche au premier feu en passant sous l'équateur ? Glissons...

Alors ma béquille ? Parce qu'on monte à cheval par la gauche ? Et pourquoi on monte à cheval par la gauche ? Parce qu'on porte l'épée à gauche, et que dans l'autre sens, on est obligé de passer l'épée au dessus du cheval, ce qui est compliqué ?

Ou bien parce que les anglais et les japonais roulent à gauche. Et alors ? S'ils roulent à gauche et se garent, ils ont intérêt à dégager côté bord de route plutôt que milieu de route, c'est moins dangereux. Oui, pas mal comme explication. Ça me semble moins tiré par les cheveux que les chevaliers du moyen âge. Peine à imaginer que ça excite beaucoup les ingénieurs japonais, les histoires d'épées…

Le riz frit arrive. Ah oui, j'oubliais, retour en Thaïlande : bonjour le riz un peu collant, bye-bye le riz presque croquant d'Indonésie…


[1] je cite vraiment très approximativement, et dans le désordre, je dirai même que j'essaye plutôt de transcrire les idées exprimées durant ce long discours - du moins ce que j'en ai compris ; donc à prendre avec toutes les réserves qui s'imposent

mardi 12 mai 2015

Chef de village (Jepara)





L'avion a du retard. C'est une constante pour les compagnies de la région - ces petites compagnies qui sont blacklistées par les aéroports d'Europe et d'Amérique. Tandis que gens s'agitent en posant cinq fois la même question à l'hôtesse, je repense à la conversation que j'ai eue hier avec une femme de Jakarta à propos du mariage. Tout a commencé lorsque je lui ai raconté ce qui s'est passé lorsque je suis allé chez mon ami S.T.

S.T. est un bulé qui habite à Jepara, la ville aux mille menuisiers. Ces artisans fabriquent des copies de meubles anciens en utilisant les méthodes de l'époque - ils font tout à la main. Les meubles sont envoyés partout dans le monde, et Jepara est un lieu unique, connu de tous les professionnels. S.T. y travaille dans l'export. Il est marié avec une indonésienne. Pour arrondir les angles, sans y croire, il est devenu musulman et s'est même fait raccourcir la quéquette à cinquante ans.
- Ça a dû faire mal…
- Oui… il fallait en passer par là… mais maintenant, plus de problème.
Je ne sais pas s'il fait allusion à sa situation sociale ou à la cicatrisation de son membre - je préfère ne pas demander.

Il m'explique que si j'étais venu avec Fon, il aurait pu m'accueillir sans problème, juste une démarche auprès du chef religieux du village à accomplir. Mais que je n'aurais pas pu arriver chez lui avec une indonésienne - même chrétienne ou bouddhiste. Un autre bulé qui habite dans le quartier vivait maritalement avec une indonésienne d'une autre île. La femme s'est fait agresser sur le chemin du village. Agresser - je ne veux pas dire frappée, tuée, mais on l'a bousculée, insultée.

Le soir de mon arrivée chez S.T., je suis convoqué chez le chef religieux du village avec mon ami et sa femme. Bien évidemment, le chef a été informé - et je serais arrivé en pleine nuit qu'il en aurait été de même. Dans ce quartier, on est sous surveillance constante. Et l'utilisation des clés est bien illusoire, il y a toujours possibilité d'entrer chez quelqu'un. Les gens ne s'en privent pas, il arrivent chez vous n'importe quand, sans y être invités - et sans s'excuser. Et ils regardent ce que vous faites avec une curiosité d'enfant, extrêmement agaçante.

Nous sommes arrivés chez le chef du village. Il nous fait entrer et asseoir. Il m'inspecte, il me pose cent questions, prenant son temps, que fais-je ici, combien de temps ai-je l'intention de rester, quelle est ma profession, qu'est-ce qui me lie avec S.T., suis-je marié, ai-je des enfants, etc. Satisfait par nos réponses, et fatigué sans doute par les difficultés de communication, il nous laisse partir.

En rentrant chez S.T. j'exprime mon déplaisir à me sentir ainsi questionné, contrôlé et surveillé. Oui, répond-il, mais ne crois-tu pas qu'il y a une surveillance et un contrôle tout aussi important dans les pays d'où nous venons ? Simplement, ce contrôle est plus discret, il reste caché, et tu n'es même pas au courant ! Grâce au téléphone portable et à la géolocalisation... Je lui répond qu'il s'agit d'une autorité religieuse et non civile.
- Quelle différence ?...
Réponse à interprétations multiples qui me plonge dans une sombre réflexion.

La jeune femme de Jakarta à qui je raconte cette histoire prend l'air entendu :
- Je connais… oui, ils font toujours ça.
- Ce serait bien pire si nous y allions tous les deux, en tant qu'amis." lui dis-je.
- Sans doute, répond-elle. Mais je sais pourquoi il y a toutes cette procédure. La région de Jepara est peuplée de gens très à cheval sur les questions religieuses...
- Ce n'est pas comme cela chez vous ?
- Si si ! C'est la même chose dans ma ville (elle habite pourtant tout près de Jakarta, dans une bourgade importante).
J'en profite pour lui demander si elle-même croit en Dieu.
- Oui, bien sûr. Je suis musulmane.
- Mais vous m'avez dit que vous buviez du vin et de la vodka, parfois...?
- Je fais bien d'autres choses ! Mais comme je fais souvent la charité aux pauvres, je sais que ces pauvres prient pour moi. Ils intercèdent. Et quand viendra le moment du jugement, on mettra d'un côté ce que j'ai fait de mal, et de l'autre, tout ce que j'ai donné, tout ce que j'ai fait de bien, cela devrait contrebalancer...
Elle fait le geste de soupeser avec ses deux mains... Encouragé par ces propos, je me dis qu'il y a peut-être moyen de passer outre les contrôles à Jepara :
- Pour pouvoir rester chez mon copain, si nous venions ensemble comme de simples connaissances, peut-être y aurait-il un mensonge qui marche…?
- Ah non, il vaut mieux dire la vérité ! C'est tout simple : expliquer que nous sommes seulement amis, et que nous allons en vacances quelques jours…
- Mais vous savez bien que si on dit la vérité, le chef du village restera sur ses soupçons et pensera que nous dormons ensemble.
- Eh bien oui…
- Et l'un d'entre nous deux devra coucher à l'hôtel.
- Oui, c'est juste… Pour ne pas avoir ce genre d'ennui, il faut se marier. On va voir l'imam. C'est facile. En Indonésie, c'est le mariage religieux qui compte, pas l'autre, celui "du gouvernement".

Elle n'a pas tort. Et l'homme peut répudier la femme comme il veut, sans donner de raison. Le coran ne laisse pas d'ambigüité sur l'infériorité de la femme. C'est si simple qu'il n'y a aucune raison pour que l'homme ne se marie pas : il peut défaire très simplement les liens qu'il a contractés. Raison pour laquelle les indonésiennes s'étonnent de la réticence des bulés à s'engager dans le mariage. Elles ne savent pas qu'en occident, les enjeux ne sont pas les mêmes.

- Oui, reprend-elle, si vous voulez éviter les problèmes en Indonésie, il faut vous marier !
Elle me regarde en souriant. Mais elle ne me dit pas s'il faudra que je me fasse raccourcir la zigounette.