dimanche 27 décembre 2015

Luc Lampion : pourboires, bakchichs et corruption



La police de Thaïlande ne passe pas inaperçue

Quand on est en Thaïlande (ou souvent à l'étranger), on a tendance à donner des pourboires, plus que d'habitude. A cela il y a plusieurs raisons.

La première tient à la parité de l'euro avec les monnaies locales. En l'occurrence, on changeait il y a peu un euro contre quarante bahts. Ce qui en soi ne veut rien dire. Mais si on sait qu'on peut obtenir un plat copieux avec une soupe dans la gargote locale pour ces quarante bahts, on a déjà une idée. Et si on sait qu'un ouvrier travaillant en indépendant est payé cinq cent bahts par jour, soit treize euros au cours actuel, on approche la réalité économique du pays.

Alors laisser 25 ou 50 centimes d'euros et voir apparaître un sourire - alors qu'on susciterait  une grimace de mépris et de haine si on le faisait en France, c'est gratifiant.

Oui, gratifiant. On se sent facilement nabab, pour peu qu'on laisse l'équivalent d'un euro. L'ego vaguement colonialiste de certains se réveille. Il y a une forme de domination et de réassurrance.

Prenons Luc Lampion. Luc Lampion, agent d'immeubles à Pithiviers, existe dans sa ville, on connaît sa boutique dans le centre, sur la rue piétonne, on le voit parfois le soir au Pub qui se trouve à côté de la poste, buvant une bière belge - parce qu'à Pithiviers, un pub, ça sert de la bière belge. Mais ici, quand Luc Lampion est seulement vêtu de son slip que domine une bedaine qu'il n'a pas l'habitude d'exposer et dont l'importance le surprend, avec sa peau blanche qui fait un peu malsain sous le soleil tropical, qu'est-il ici, Luc Lampion ? Alors quelques courbettes le sécurisent : il est celui qui a de l'argent.

Et si Luc Lampion s'est offert une passe avec une professionnelle, il donnera encore plus, espérant sans y croire que la fille se souviendra de sa lamentable prestation - ou plutôt ne s'en souviendra pas ! Espérant dans le meilleur des cas avoir moins mauvaise conscience, pour tout ce qui peut se cacher de sordide dans ce qu'il vient de consommer à un prix défiant toute concurrence européenne. Espérant enfin ne pas être englobé dans l'universel mépris des putes pour les caves.

Une autre raison pour laquelle on "tippe", c'est qu'on est étranger. On porte une vague culpabilité de venir envahir le pays - même si on se dit en contrefeu que le pays vit largement du tourisme. On se répète qu'ils sont pauvres, et qu'il faut qu'ils profitent un peu du niveau économique de notre patrie. Alors on donne. Personnellement, je n'ai jamais vu un thaï donner un pourboire à un autre thaï, mais je sais - je n'ai pas tout vu, loin de là.

On "tippe" parce qu'on veut se faire aimer. A tout prix. Enfin quand même pas. Pour moins de deux cent bahts. On "tippe" aussi parce qu'on pense qu'un pays en voie de développement, c'est forcément un pays corrompu.

Et puis oui, il y a aussi des gens qui tippent comme ils le font en France, parce que c'est leur tempérament, et là-dessus, il n'y a rien à redire. Des gens qui ont eux-mêmes vécu des pourboires qu'on leur laissait, qui se souviennent et qui rendent la pareille.

En face qu'y a-t-il ? Des thaïs qui ne comprennent pas très bien le comportement des farangs. Mais qui décident d'en profiter. Qui exigent un pourboire, car c'est manifestement la règle chez les farangs. Des thaïs qui pensent qu'un farang, c'est un porte-monnaie ouvert, et que ça ne compte pas. Dès lors, tout est permis, puisque cet être sub-humain, manifestement d'une autre catégorie qu'eux-mêmes, semble indifférents à l'argent. Maintenant, passe derrière Luc Lampion, et tu verras la soupe à la grimace, si tu n'alignes pas…

Corruption...

L'autre jour, je parlais du service d'immigration à Rye, mon ami australien, et je lui racontais que mon copain de Phitsanulok se vantait d'avoir les meilleurs relations avec les employés administratifs. Son secret ? Il leur met entre les mains un dossier où des billets servent d'intercalaires.
- Quoi, me dit Rye, indigné, mais il s'agit de corruption. Je ne jouerais pas à ce jeu avec eux.
- Mais pourtant, quand je m'étais fais arrêter par un flic parce que je ne roulais pas sur la file de gauche de l'autoroute (désert), Fon est tout de suite montée au créneau pour ramener l'amende de 1000 bahts à un montant qu'elle estimait plus raisonnable. Et elle a eu gain de cause, je n'ai payé que 300 bahts.
- Pas la même chose, me dit Rye, sans m'expliquer cependant pourquoi les flics sont des fonctionnaires différents des autres. Je subodore qu'il ne tient pas cet uniforme en grande estime - rappelle-toi, c'est un ancien militaire. Et à Paris, au cours d'une virée, il s'est durement castagné avec eux… ça rapproche, mais ça diminue forcément le prestige…

Rye vit en Thaïlande depuis longtemps. S'il avait eu vent par ses copains d'une possibilité de corruption, il m'en aurait parlé. On dirait que cela ne se fait pas chez les sujets de sa gracieuse majesté. C'est rassurant.

Les expats français se vantent souvent de connaître toutes les ficelles du pays. Ils racontent comment ils obtiennent leur prolongation de visa en une demie heure grâce à des bakchichs judicieusement distribués. Mais ils sont aussi les premiers à se plaindre de la corruption des administrations et traiter le pays de république bananière, méprisable à ce titre. Comprenne qui pourra.

Pour eux, la corruption est un fait établi, dont la racine est un vice intrinsèque de l'esprit ou de la culture des thaïs. Pas la peine de rechercher plus avant les causes de cette corruption. Rares sont ceux qui voient dans ces transactions occultes le moyen de rémunérer des salaires trop bas, ou d'organiser une autre forme de vie sociale, de hiérarchie locale, voire de rendre le sourire à des fonctionnaires qui s'ennuient - raisons qui sont d'ailleurs tout aussi discutables que la corruption pure et simple.

Je rencontre Rye quelques jours plus tard. Un grand sourire :
- Je suis passé à l'immigration… Je n'ai pas donné d'argent avant, donc il n'était pas question de corruption. En revanche, j'ai donné un billet de cent à la fin, pour remercier. Tu aurais vu la vitesse à laquelle la fille a embarqué le billet et l'a planqué dans son tiroir, tout en faisant un large sourire… j'ai compris que c'était... monnaie courante !

Oui, avec un peu de chance, quand Rye repassera à l'immigration, il sera précédé d'un souvenir positif et bénéficiera d'un traitement de faveur. Je suis content pour lui.

La Thaïlande, un pays corrompu ? Trente-trois teutons têtus t'ont tâté ta tête, ô titan tentateur…


dimanche 20 décembre 2015

Un ladyboy rue de l'Egalité


Ladyboy ? Quelqu'un me l'a dit. J'ai peine à le croire...

C'est samedi soir. Fon et moi, nous allons faire un tour chez Rye l'australien, avec des bières et un sac de concombres tout juste cueillis. Rye est égal à lui-même, bienveillant, content de lui et des autres. C'est rassérénant. Il est là avec sa femme Nisa, son beau-frère et quelques ouvriers pour le coup de l'étrier du samedi soir. Ni Mark l'anglais, ni Winnie le skipper australien ne sont venus. Nous sommes en petit comité.

Rye note que je suis allé chez le coiffeur. "Tu vas chez le ladyboy, dans la rue ?" me demande-t-il. Non, je suis allé à Korat, je ne savais même pas qu'il y avait un coiffeur dans notre rue.
"Fon, savais-tu qu'il y avait un coiffeur ?"
Fon le savait, évidemment. Mais non, elle n'a pas envisagé une seconde de m'emmener chez le ladyboy.
- Je ne savais pas qu'il coiffait aussi les hommes… plaide-t-elle.
- Nisa est très jalouse, et sans doute Fon aussi" m'explique Rye. "Elle a eu peur que…" Il boit une gorgée de son whisky, ce qui l'incite manifestement à des révélations : "le ladyboy ne coiffe pas que les hommes, il coiffe aussi les femmes. Et d'après ce qu'on m'a dit, quand il coiffe une femme mariée, il lui dit…"


Rye s'interrompt encore. Il regarde suspicieusement ses glaçons et secoue son verre. Et reprend mezzo voce :
"Les femmes thaïes n'aiment pas trop le faire… Y'know what I'm talkin' bout… Disent que c'est pas bon pour leur santé… surtout avaler… et pourtant, les thaïs aiment qu'on leur fasse… pareil que nous… Alors le ladyboy dit aux femmes qu'il coiffe que si leur mari a envie, et qu'elles ne veulent pas le faire, ils peuvent venir le trouver ; il leur fera… sans problème, contre un peu d'argent… Il a d'ailleurs passé une annonce quelque part, je ne sais plus très bien."
Je me ressers et je vide la Chang. Il s'en passe des choses, dans notre rue !


"Et je suis certain que ça marche, il y a plus d'une femme thaïe qui emmène son mari chez le coiffeur pour qu'ils lui fasse… pour ne pas avoir à le faire... et parce qu'elle veut que son mari soit content… La tolérance des Thaïs est quelque chose d'extraordinaire…"


J'ai l'esprit un peu embrumé. Je me demande si une "Sir-girl" (est-ce que cela existe vraiment ?) pourrait aussi facilement proposer des cunnilingus aux dames thaïes qui aiment qu'on leur chante la tyrolienne, mais dont le mari n'est pas adepte du broute-minou ? J'ai des doutes.

Oui, une société ouverte, tolérante, mais pas vraiment égalitaire. 

Plus tard, Fon me dira qu'il y a bien des filles habillées en garçon et que cela ne pose aucun problème.
- Oui, mais il me semble qu'il y en a beaucoup moins. On voit des ladyboys dans le Mall, où elles sont vendeuses. Mais je n'ai pas remarqué de sir-girls.
- Il y en a moins, je ne sais pas pourquoi. Et puis on les voit moins parce qu'elles travaillent plutôt à l'usine - c'est un univers de femmes. On les appelle des "thom", elles ont une coupe de cheveux caractéristique, avec les oreilles bien dégagées. Il y a un autre terme pour les lesbiennes qui restent habillées en filles, mais je ne me le rappelle pas.

- Mais pourquoi souris-tu quand j'aborde ces sujets ? Tu trouves que c'est risible ?
- Non, mais je me demande bien pourquoi tu t'intéresses à tout ça...


 


mercredi 16 décembre 2015

Petite cosmogonie à l'usage thaï


Enfin de retour à Bangkok...


Après un séjour particulièrement pénible en France pour obligations diverses, je suis de nouveau à la ferme. Pauvre France ! C'est pour moi le lieu de tous les problèmes, tout simplement parce j'y ai passé une bonne partie de ma vie, que j'y ai encore mes sources de revenus et trop d'obligations administratives. Et aussi parce que j'y ai ma sinistre famille - celle dont je viens, pas ma postérité qui est source de nombreuses satisfactions. Bref, la France est pour moi un vrai repoussoir.

Mais je suis sur ma petite moto et je fonce à quatre-vingt kilomètres à l'heure sur la route qui relie la ferme à la ville, vers le mall et le bassin olympique désert où je vais faire mes longueurs : j'oublie tout et je suis heureux. D'autant que Fon est assise derrière moi.

Après la piscine, j'ai pu goûter les premières fraises de la saison, des petites fraises thaïes très parfumées (au prix prohibitif pour la Thaïlande de cinq euros le kilo). Fon achète une boisson rafraichissante : du thé vert aux chrysanthèmes - excusez du peu, monseigneur...

A la ferme, on est en pleine récolte des concombres. Je ne suis pas sûr qu'il y ait plus d'un français sur cent qui sache ce qu'est un concombre. Je ne parle pas de ces longues bites molles de martien qu'on trouve dans les supermarchés. Elles sont au choix : insipides ou amères. Avec une texture parfois si infâme qu'on doit jeter tout le centre de la bête. Non, je parle de ces petits concombres, dix centimètres de long tout au plus, appétissants, craquants, avec un goût doux, subtil mais marqué.

Les travaux pour la nouvelle maison ont commencé. Ce qui me surprend le plus, c'est que les ouvriers font tout à la main. Décharger les camions. Creuser. Mais aussi tresser les longues tiges d'acier en grilles ou parallélépipèdes pour les fondations. Il y a eu quelques mises au point avec l'entrepreneur, et ce n'est sans doute pas fini, mais pour l'instant, tout est calme.

L'un des ouvriers arbore un t-shirt sur lequel est écrit : the army motorcycle - the motorcycle of victory. Dessous, on voit effectivement une moto ancienne d'un vert kaki caractéristique. Mais on reconnait le flat-twin très identifiable des BMW. La moto de la victoire ? J'ignorais que la firme bavaroise travaillait pour les Alliés. Douces approximations thaïes...

A propos d'alliés, Ray est revenu d'Australie, après un séjour médical assez décevant. Nous nous retrouvons avec plaisir. Il lance une invitation pour un raout qu'il organise tous les samedis sur son chantier avec quelques amis. J'y rencontre Mark, un anglais assez discret, dont Fon connaît bien la compagne car elle habite depuis toujours à deux cent mètres de la ferme. Mark a une entreprise d'entretien de jardins dans le pays de Galles, et il ne peut venir que sporadiquement en Thaïlande. Il a connu sa femme à Pattaya, dans un salon de massage… paraît-il tout à fait "honnête". Fon me dit que la fille n'a pas franchi la ligne. En tout cas, elle a de la constance, car il s'écoule généralement cinq mois entre les passages de son godon (tu ne sais pas ce qu'est un godon ? Un très vieux terme qui date de l'ancien régime, époque où les marins français entendaient leurs homologues anglais ponctuer leurs phrases de multiples "God damn". D'où la déformation "godon").

Je fais aussi la connaissance d'un australien dont j'ai déjà parlé sans l'avoir rencontré. C'est lui dont la femme légèrement dépressive vend régulièrement ses bijoux chez ma tante sous l'influence de sa famille. L'australien va alors chez ma tante et rachète. Il l'a déjà fait deux fois. C'est un ancien skipper, qui a passé une bonne partie de sa vie sur les reefs de l'hémisphère sud, mais aussi trempé son aileron aux USA. Il est grande gueule et sympathique. Nous partageons un point de vue : les skippers et les bords américains sont tout à fait civils et agréables.

Ce qui est amusant, c'est la manière dont se déroule la soirée (qui commence à 16:30). Les farangs sont à une table. Les femmes à une autre. A une troisième, il y a le frère de Nisi, la femme de Ray et deux ou trois thaïs, les ouvriers qu'il emploie de longue date pour ses constructions pharaoniques. Il est vrai que parmi les farangs, à part moi, et encore, personne ne parle le thaï - alors pourquoi faire semblant ? Ce qui me trouble (car j'ai faim), c'est qu'on nous sert des chips et des lamelles de cochon grillées, alors que les autres ont un vrai repas thaï, avec du riz et de la salade de papaye. "C'est parce que c'est bien trop épicé pour les farangs qu'on ne vous a pas servi" m'explique Fon.

Ce matin, je ne sais pas quel petit diable m'incite à l'interroger sur sa conception du monde. Elle me dit qu'elle sait bien que l'homme descend d'un ancêtre lointain du singe - les bouddhistes n'ont pas les blocages créationnistes des américains. En revanche, en cosmogonie, ses conceptions laissent à désirer. Après réflexion, elle me dit que le soleil tourne autour de la terre, et que la terre est très grosse (sans doute plus que le soleil). Je lui fais part de conceptions plus récentes, qu'elle accepte sans problème.
- Etait-ce important de savoir que la terre tournait autour du soleil ? lui demandai-je.
- Oui.
- Tu en parleras à tes amies ?
- Non. C'est juste un peu important. Nit noi... dit-elle en montant très haut sur le "niiit" et dégringolant sur le "noi", ce qui m'amuse toujours.
Quant à lui expliquer que le froid de l'hiver ne tient pas à la rotation de la terre sur le périhélie de son orbite elliptique, mais à la variation de la position de la terre sur le plan de l'écliptique, c'est trop compliqué pour mon faible niveau de thaï. Une autre fois… De toute manière, Fon arbore aujourd'hui un joli t-shirt neuf, avec un très mignon trou-trou en forme de cœur au niveau de la naissance des seins. Je vais plutôt m'employer à lui démontrer que si le bonobo est un lointain cousin de l'homme, ce dernier a en commun avec lui quelques comportements primitifs. Pour la Science.

Taxis à Bangkok : couleur bure de bonze...