jeudi 7 janvier 2016

Scènes de pornographie et de sang à la ferme




Depuis quelques jours, la situation est électrique chez les chiens. Ils ont hurlé à la mort plusieurs fois - et même une fois en plein jour. Il faut dire que nous avons la chance d'avoir parmi nous une grande cantatrice en la personne de Mimi, la vieille chienne noire. C'est elle qui monte le plus haut dans les aigus et tient la note. L'autre chienne, Bou, est vaguement en chaleur. Vaguement, parce qu'elle a eu une injection destinée à lui couper ses envies - l'administration du village distribue gratuitement les seringues anticonceptionnelles pour les chiens, mais ça ne marche qu'à moitié. Bou s'allonge sur le sol un peu émue - mais pas trop, juste comme une diva qui a ses vapeurs. Le chien blanc des voisins n'arrête pas de traîner aux alentours, ce qui exaspère le jeune mâle de la maison, Banane (Krouei), qui a lui aussi des vues. Ça se chicorne à tout bout de champ. Tan, la troisième femelle, a la trouille. Elle déambule l'échine basse, les oreilles en accent circonflexe - l'air parfaitement grotesque.

On jette des seaux d'eau sur le flambard blanc. J'essaye le lance-pierre, cadeau du beau-père, sachant que le chien ne risque pas grand-chose, je suis trop maladroit. Mais il a très peur. La dissuasion, ça marche aussi chez les chiens. A se demander si ce n'est pas génétique : je n'ai jamais vu un chien ne pas réagir par l'inquiétude et la fuite quand je me baissais en faisant semblant de chercher un caillou - ou un bâton - par terre. Or, tous les chiens n'ont pas cette expérience, ils n'ont pas tous appris à craindre le bâton et les pierres.
La journée s'avance. Les ouvriers débauchent. Comme sur tous les chantiers du monde, il faut parfois lever le coude avec eux - et j'ai décidé que ce sera ce soir. Sur le conseil de Fon, j'ai acheté de la bière et du cochon. La-Moun a préparé un barbecue. Tout le monde est là, y compris le boss. C'est manifestement une petite entreprise, car le boss est quasiment toujours sur le chantier. Je suis actuellement son seul client. Et ça travaille tous les jours. Parfois, il y a une journée de pause. Mais elle ne tombe pas souvent le dimanche.

Quand je passe sur le chantier, je les regarde. Il y a un rythme de travail tranquille et régulier. Ça non, ce ne sont pas des ouvriers polonais, qui finissent le boulot en un rien de temps - parfois trop vite, un peu bâclé. Mais ici, il fait plus chaud, il y a une autre culture… et je paye au forfait, pas à la journée, alors je m'en fiche un peu, s'ils traînent. Je sais qu'en revanche, le patron a intérêt à tout finir le plus rapidement possible. On verra plus tard si c'était un bon deal, au moment des finitions. C'est toujours là qu'il y a des problèmes.

Le boss est un type solide, assez enveloppé, au visage grêlé. Manifestement, il a de l'autorité même si je ne l'entend jamais gueuler sur ses ouvriers - au contraire il sourit tout le temps. Je te défie de trouver ce modèle en France. Non, en France, le patron a toujours l'air ennuyé de celui qui est triste de devoir t'annoncer une mauvaise nouvelle… parce qu'il a toujours une mauvaise nouvelle à l'annoncer. La mauvaise nouvelle n'est pas pour lui, elle est pour toi, il va falloir une rallonge. Mais il prend quand même l'air triste : sympa… C'est pourquoi je n'ai travaillé qu'avec des polonais pendant les vingt ans durant lesquelles j'ai fait des rénovations. Alors les réunions d'après chantier, avec la vodka et le pâté, je connais par cœur.

Moins facile d'échanger avec les thaïs, à cause de mon accent. Au moins les pollacks comprenait mon polonais bredouillant, kourva ! et les anciens, qui avaient été à l'école soviétique, comprenaient un peu le russe. Ajoute des bribes d'anglais pour les plus jeunes, quelques mots de français chez ceux qui travaillent dans la région depuis longtemps, le tour est joué, on peut s'entendre. Pour les thaïs, c'est nettement plus compliqué.

Mais ils font circuler un petit verre rempli de l'alcool de riz jaune, le lao qu'ils aggravent d'une larme du Red Bull local. Chacun boit à son tour, cul sec, comme un polonais. On grignote, le porc grillé est vraiment bon et tout le monde semble content. Ils me demandent si je vais rester longtemps ici, en Thaïlande. Et d'autres questions classiques que je devine autant que je les comprends. J'annonce que j'ai une bonne nouvelle - je vais pouvoir continuer de les payer. Ils pigent tout de suite et rigolent.

Je ne suis pas mécontent de leur travail. En revanche, je suis très surpris de voir à quel point leur méthode de construction est différente de la nôtre. Alors que notre principe est de faire une fondation comportant des chainages de treillis métallique noyés dans du ciment, pour bien tenir la base de la maison, bien l'immobiliser, eux plantent des piquets de béton dans le sol à distance régulière (après avoir bien assuré la fixité des piquets par une semelle métallique elle aussi noyée du ciment), et construisent des murs entre ces piquets qui sont assez rapprochés (3.5 m.). Mais bon, trêve de technique.

Pendant qu'on essaye de se comprendre, les thaïs et moi, on entend soudain des aboiements de rage, le bruit d'une grosse dispute. Sur le chemin, deux ou trois chiens sont en train de se battre, un vrai corps à corps, ils font monter tant de poussière qu'on les voit à peine.  C'est du sérieux, et il peut y avoir des blessés. Je regarde autour de moi, ouf, nos chiens sont là - ils accourent en curieux ajouter leur grain de sel.

La vie sociale des chiens, ici, c'est assez extraordinaire. Parfois j'en vois une dizaine qui se poursuivent en aboyant sur le route - expression collective d'une grosse déconnade ? Ou rixes entre factions - j'ai vu des alliances se créer entre bandes voisines contre un groupe plus éloigné. Le plus curieux était que l'alliance aurait eu du sens pour les maîtres-humains, qui étaient parents, contre le tiers qui n'appartenait pas à la famille.  Vu de loin, tout cela m'a l'air cool et passionnant...

Mais la bagarre est déjà terminée, les chiens se dispersent. J'en profite pour m'éclipser moi aussi. Je fais le "wai" et je quitte le chantier, c'est l'heure du second et dernier repas de la journée.

Nous dînons sous la maison, entre les pilotis sur lesquels est construite la ferme. Et voilà qu'éclate un énorme charivari. Les chiens encore. On se lève, on va voir. Le spectacle est intéressant. Banane a la bite fichée dans les organes de la chienne en chaleur. Tu sais que les chiens ne peuvent pas se retirer facilement, il y a deux cartilages dans leur membre, et quand ils sont en érection, les cartilages s'écartent, comme l'ardillon d'une flèche. Il faut attendre la détumescence complète pour que l'ardillon se replie.

Le chien blanc des voisins est furieux de voir qu'il s'est fait coiffer au poteau, il profite de la situation pour attaquer férocement Banane - en bien mauvaise posture pour se défendre. Les aboiements sont tels qu'ils rameutent le voisinage, y compris le chien noir calamistré d'un autre voisin, celui qui a mauvais genre - je parle du chien. Le calamistré se met aussi de la partie et commence à attaquer Banane, toujours cul à cul avec la chienne. La mère de Mai saisit un bâton et tape à bras raccourcis sur le dos du flambard blanc et du calamistré. Banane prend quelques coups au passage - pour le faire débander plus vite.
 
C'est compliqué de niquer, ici, pour un klebs. C'est pas Plus belle la vie, c'est carrément Breaking Bad ou les Sopranos. Mais je sais, ce ne sont que des histoires de chiens : cela ne valait peut-être pas un billet, d'autant que ces histoires de culs cyniques auraient tout aussi bien pu se dérouler en France. Peut-être… il y a cinquante ans… ou encore plus vieux, à l'époque de Delphine et Marinette, les délicieuses héroïnes d'un écrivain qui tombe dans l'oubli, l'immense Marcel Aymé.

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