lundi 27 août 2018

Un bonheur et trois malheurs sur le golfe de Thaïlande (histoire)


 

Ce matin, comme tous les jours, j'ai regardé la mer. Elle était plate. Avec des reflets argentés et mordorés. Elle avait quelque chose d'invitant, je ne saurais dire pourquoi.

Sans réfléchir, j'ai décidé d'aller faire un coup de chasse à Koh Sak. Une petite île rocheuse, à deux bons nautiques de la côte.

Avant de partir, j'ai jeté un œil à la météo. Elle n'annonçait pas plus de 5 Beaufort dans les rafales. Sinon, un petit 4 très navigable qui s'établissait dans la matinée. Onze à dix-neuf nœuds, à prendre au pied de la lettre - on pouvait même avoir plus fort.

Je suis breton, et les temps à grains, je connais ça par cœur. Il y en a beaucoup en Thaïlande. Sans doute en raison des forts gradients de température entre l'air, la mer et la terre. Ce qui donne un temps imprévisible, des mini-tornades - les météorologues thaïs ne sont pas plus mauvais que les autres, mais leur job est impossible.

J'ai pris mon matériel et je suis descendu au bateau. Sans oublier le téléphone dans une pochette rose étanche qu'on m'avait donnée un jour de Songkran - cadeau publicitaire. Je ne l'avais jamais mise à l'épreuve et pour tout dire, elle ne m'inspirait aucune confiance. La couleur rose, peut-être ? Je l'ai accrochée à l'arrière, sous le moteur, au-dessus du fond pour qu'elle ne soit pas mouillée - ni par une possible ondée, ni par des embruns.

Premier coup du lanceur, le moteur part. La mer n'est plus aussi plate, elle est encore très calme. La Dédaigneuse avance bien. L'eau ne semble ni claire ni trouble : on verra près de l'île.

Il faut quand même que je te dise. Koh Sak fait partie d'un parc naturel national et il est strictement interdit d'y pêcher. Je vois pourtant des embarcations thaïes s'arrêter dans ses eaux pour poser des casiers, jeter des filets. Mais la loi ne s'applique pas de la même manière pour les farangs et pour les locaux… Et l'on voit parfois à la télé un groupe d'occidentaux piteux avancer menottes aux poignets vers un panier à salade de papaye...

Mon bateau est tout petit - si petit que le fonctionnaire des affaires maritimes n'a pas voulu l'enregistrer. Il n'est pas très marin, je trouve que le franc-bord est trop faible au cul. En cas de déferlantes, il embarque. Il suffit d'être prudent : deux nautiques par mer calme, aucun problème. En principe...

J'arrive près de Koh Sak que je contourne par le nord. J'ai déjà observé qu'à la pointe sud, il y a une intéressante concentration de poissons… à laquelle je n'ai pas fait grand mal, j'y ai toujours trouvé une eau turbide. Alors je descends dans cette direction, côté large pour ne pas me faire remarquer de la police maritime et des gardiens du parc naturel.

Inhospitalier...

La mer est plus agitée de ce côté, mais tant pis. Je mouille et j'attends en prenant des alignements pour être sûr que l'ancre ne dérape pas. Rien ne bouge. J'en ai profité pour finir de m'équiper. Je me jette à l'eau. Elle est un peu fraîche : comme l'eau de la douche à la maison, au point que je ne me suis pas rasé depuis plusieurs jours. Faute impardonnable : les poils de barbe empêchent le masque de faire ventouse, l'eau rentre, impossible de chasser comme ça. Tant pis : je serre la lanière, j'aurai mal à la tête dans une heure et c'est tout.

Ce qui me frappe tout de suite - et me rend fou de joie - c'est que la mer est transparente. Genre cinq ou six mètres. Je vois plein de petits poissons, c'est bon signe et c'est joli. Si longtemps que je n'ai pas trouvé l'eau si claire. Je pense à mes dernières sorties, retour bredouille. Le plaisir de descendre, de se poser comme une fleur sur un roc et de regarder est immense… mais il ne me comble pas. A la maison, Poon se moque de moi, disant que je prends soon quand je vais à la pêche. Soon, zéro…

Quand je chasse, je perds la raison et le sens du temps. Je suis un mauvais chasseur, mais j'aime ça à la folie. Au bout d'une heure et demie, j'ai tiré quelques poissons, de quoi faire deux repas en famille. Je n'ai pas envie d'en attraper d'autres : pour quoi faire ? Les donner ? Ça connote, genre gros vantard. Alors je palme vers le bateau.

Au retour, en mettant en ordre mon fusil, je croise un beau poisson, cinquante centimètres au moins, plus de cinq kilos. Je ne l'identifie pas avec précision, mais sa famille, les carangues, est tout à fait honorable, jamais moins de deux fourchettes ! Dommage, mon fil est en pelote, je n'ai pas le temps, il passe près de moi et disparaît en sens inverse. Au moins j'aurais eu le plaisir de le saluer.

Vingt mètres plus loin, je descends, histoire de… Rien. En remontant, qui je vois ? Ma carangue qui s'approche avec curiosité. Elle a fait demi-tour. Elle est à la distance, je la tire, je la transperce en plein au milieu du corps. La trouille, avec une bête un peu grosse, c'est qu'elle casse la flèche ou le fil. Il faut lui laisser le temps de saigner et de s'épuiser, tout en allant assez vite pour assurer la prise.

Pour une fois, je fais un sans-faute. Je me retrouve à tenir la flèche emplanture posée sur moi, le poisson prisonnier entre poitrine et main qui tient la flèche. C'est drôle de sentir une bête contre sa peau, un animal sauvage qui bouge. Ça n'arrive pas tous les jours. Sensation puissante.

J'attrape mon poignard de ma main libre, et je tue le gros poisson de plusieurs coups dans le cerveau - pas simple, il a le crâne dur, il faut tourner le couteau. Très vite, il ne bouge plus. L'affaire a bonne tournure. Je ne suis pas loin du bateau, je monte le poisson à bout de bras au-dessus de ma tête et je le lance dans la barque. Voilà… Je suis tout joyeux. Depuis Madagascar que j'en avais pas pris un si gros. Je me rappelle ce beau mérou que j'avais fléché dans la gueule, en long, ce qui l'avait immobilisé de la tête à la queue.

Mais le vent a monté, et de ce côté, l'île reçoit des vagues assez fortes. J'enlève ma ceinture de plombs, mes palmes, je balance tout sur le bateau. Il ne reste plus qu'à monter par l'arrière, ce qui est toujours délicat. Au moment où je me rétablis sur le panneau de poupe, une vague soulève l'avant et le bateau embarque d'un coup cinquante litres d'eau. Cinquante kilos !

Il penche très dangereusement du cul et risque de couler. Je me précipite vers l'avant, je réussis à passer par-dessus le moteur en me brûlant et je m'écrase au milieu des palmes, la tête dans le poisson, le nez sur la flèche. Une nouvelle vague soulève l'avant et le bateau embarque encore cinq litres par l'arrière.

Il faut faire vite. J'attrape l'écope et je commence à vider l'eau comme un fou, la trouille au ventre. Je ne pense pas risquer ma vie : au pire, si le bateau coule, je peux me débrouiller pour regagner l'île à la nage, même si elle est très inhospitalière avec ses rochers à-pic. Un pêcheur passera bien par-là, je me jetterai à l'eau et j'irai le rejoindre. Il me déposera où il voudra. Longueurs et complications, perte du bateau, du moteur et du matériel de chasse, sans parler du téléphone et des lunettes.

Ah oui, le téléphone ! Je pensais l'avoir mis en lieu sûr. Il était encore là, pendu dans sa pochette, tournoyant dans les remous, au gré des mouvements du bateau. A tous les coups, il a pris l'eau.

Le niveau descend mais il en reste encore beaucoup à vider. Je n'ose aller vers l'arrière, je suis obligé de tendre le bras pour écoper. Finalement, l'affaire semble sauvée. Mais la mer est mauvaise. Je démarre le moteur qui ne rechigne pas, et je me hale sur l'ancre, hélice à l'air. J'avais vérifié en partant chasser qu'elle n'était pas coincée au fond - j'espère que je vais pouvoir la sortir sans difficulté. S'il faut que je plonge pour la libérer, puis que je regrimpe dans le bateau, avec le risque de le remplir encore par l'arrière, cette fois avec le double de profondeur sous la quille - pas du tout chaud.

Pincement au cœur : en arrivant à-pic, ça coince… Je tire, j'essaye sur le côté, je dépasse… et l'ancre finit par se libérer, je la ramène à bord et je me précipite vers le moteur. Le bateau s'est mis en travers dans la pire des directions, nez vers les rochers. Je laisse couler l'hélice en espérant virer assez sec pour ne pas m'écraser sur les récifs pâles qui menacent à travers l'eau. Le bateau obéit, je soulage un peu le long tail pour éviter qu'il n'accroche un corail… la Dédaigneuse et moi filons enfin vers le large, au sud-est, évitant la pointe où je viens de chasser.

Sauvé ! Pour l'instant…

(suite en suivant ce lien)

La Dédaigneuse a un moteur de compresseur avec un "long tail", arbre de deux mètres qui porte l'hélice - à la mode thaïe.

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