samedi 12 mars 2016

Le pick-up, conte farang en deux parties (suite et fin)

Ce post est la suite et la fin de l'histoire commencée ici.



Une sorte de petite cale en pierres et ciment permet d'approcher les bateaux de la mer. Le farang s'y croit déjà. Il fait une marche arrière et imagine la remorque bringuebalant sur les cailloux.

Ça glisse un peu à cause des algues vertes. Oups ! Un craquement. Il est allé un peu trop loin, ce qui n'est pas gênant. Il enclenche la première. Mais il y a comme une marche, derrière la fin de la cale. Il descend pour voir. En fait, il y avait un genre de bricolage en bois qui permettait aux barques de passer la première marche - voilà que sous le poids de la voiture, et sans doute de l'âge aussi, les planches se sont effondrées.

Le farang essaye d'empiler les bouts de bois pour faciliter le passage. Mais la voiture ne monte pas. Au contraire, elle a tendance à descendre, car le tas de bois se disloque. Soudain, on entend un bruit sinistre de fer qui racle - le dessous de la voiture. Zut. Le premier jour. C'est rageant. Si seulement il avait acheté un quatre-quatre, il serait sorti d'un bon coup d'accélérateur. Mais non, impossible, il n'aurait pas pu acheter la barque.

Le ciel était de plus en plus gris et menaçant. Il y a eu des coups de tonnerre et des éclairs énormes. Tout d'un coup, la pluie se met à tomber. Des seaux d'eau en continuité. Le farang se met à l'abri dans l'habitacle. C'est le moment de réfléchir calmement.

S'il continue à forcer, il va abîmer le dessous de caisse, ou le pont. Mieux vaut reculer un peu, trouver quelque chose pour bien caler les roues, et repartir. Au loin, la mer qu'on distingue mal du fait de la pluie battante, a commencé à monter. Ou peut-être qu'elle montait déjà quand il est arrivé. Mais ce n'est pas un problème.

Profitant d'une accalmie, le farang sort du pick-up et cherche des choses un peu solides à se mettre sous la roue. Mais il n'y a que misère sur la laisse de mer, morceaux de bois pourris, petits bouts de béton. Et bien sûr, aucune habitation, personne à qui demander de l'aide. Ça ne serait pourtant pas compliqué : une barre entre les deux voitures, bien caler le dessous de caisse - en tirant ensemble, tout devrait monter.

Mais ça tombe bien, voici deux silhouettes qui s'approchent. Elles deviennent très visibles. Hummm, non… Pas bien grandes, toutes minces, l'une plus grande que l'autre. C'est une femme avec sa fille, très probablement. Le farang s'approche. Il connaît quelques mots de thaï. Mais son vocabulaire ne contient aucun mot qui pourrait concerner la situation. La femme parle elle aussi. Il montre du doigt la roue arrière. Sans doute pas assez précisément, car la femme, sans s'arrêter, se borne à répéter, "souey, souey", il est beau, parlant sans doute du pick-up neuf dont la peinture métallisée scintille sous la pluie.

Le farang a beau parler, faire des gestes, elles s'éloignent. Peut-être même qu'elles commencent à avoir peur.

Tandis que la pluie reprend, encore plus forte, il fait le tour de la voiture. Et voilà la solution ! Pourquoi ne pas reculer carrément, descendre sur la boue qui semble assez dure, et remonter un peu plus loin, à cinquante mètres, par un passage qui semble avoir été cimenté et qui permet de gagner un genre de chemin côtier. Il se réinstalle derrière le volant. Voilà un plan qui se présente bien. Les roues arrières ont bien creusé une ornière dans le sable boueux, mais avec le poids conjugué à la marche arrière, le pick-up descend sans rien racler. Le voici le nez devant la cale. Il suffit de reculer maintenant. Le sol semble ferme. Tout va bien se passer. Heureusement, car la mer a rempli une cuvette de boue, et tout d'un coup, elle apparaît plus proche.

Le pick-up longe maintenant la plage. Il faut descendre encore un peu, pour arriver sur du dur - sinon, on patine sur le sable. Une mare. Faut-il la contourner ou la traverser ? Peut-être éviter trop de projections d'eau salée sur la caisse… surtout là où ça a raclé. Il faut donc contourner. Le farang ralentit, faute regrettable. En descendant, il est arrivé à une zone de boue molle, et le pick-up s'immobilise, une roue enfoncée d'un tiers dans l'eau et la boue. Le farang commence un peu à paniquer. Tantôt il accélère très doucement, ce qui ne sert à rien, tantôt il appuie fort, la roue patine, le moteur fait un bruit de souffrance - et cette souffrance, le farang la ressent dans tout son corps.

Alors il saute hors de l'habitacle. Il a de la boue jusqu'aux mollets - ça va faire plein de saletés sur le tapis de sol. Mais maintenant, ce n'est pas le plus important. Il retourne à la cale, emporte les bouts de bois qui se sont effondrés quand il est descendu, il les entasse devant les roues, il remonte, redémarre. Doucement d'abord, puis plus fort. Le pick-up s'ébranle, il monte un peu, et reste immobile, la roue tournant follement contre le bois qui fume. Mais dès qu'il diminue les gaz, il retombe dans son ornière. Une fois, deux fois, trois fois.

Il retourne à la cale, pour rechercher encore des planches, des bouts de n'importe quoi. Et là vient enfin la solution. Des phares percent la pluie. C'est un autre pick-up, blanc crème, assez vieux. Il s'approche et le reconnaît. C'est celui de l'entrepreneur, celui qui a fait la maison. Il lui fait signe. L'autre baisse la fenêtre, l'air aimable. Il lui montre le pick-up gris. L'entrepreneur a l'air de le comprendre. Il a un bon sourire. Mais il ne bouge pas. Alors le farang tire son portefeuille, et sort une bonne poignée de mille. Il les lui tend en lui montrant son pick-up, qui sera rejoint par la mer dans un quart d'heure, guère plus, s'il reste sur place.

L'entrepreneur semble surpris. Il prend les billets, il les compte soigneusement. Il en rend quelques uns au farang qui pense "voilà un homme bien honnête, que j'ai eu tort de sous-estimer. Six mille bahts pour un dépannage, c'est nettement moins que ce que j'aurais payé à Nice… En fait, tout était de la faute de Lam. Pourquoi parle-t-elle aussi mal anglais…?"

Toujours un grand sourire. L'entrepreneur fait des signes avec les mains. Le farang comprend qu'il s'agit de le tracter après avoir fait le tour pour descendre sur l'allée pavée qui se trouve plus loin. Le quatre-quatre fait une marche arrière, et manœuvre pour prendre le chemin. Du moins c'est ce que pense le farang qui court rejoindre son pick-up. En fait, quand il reprend place dans l'habitacle, les phares ont disparu.
- Pas la peine de s'inquiéter. Les thaïs sont très honnêtes. Il a besoin d'une corde, d'un treuil, de je ne sais quoi, peut-être d'un autre thaï pour aider à la manœuvre. Il sera de retour dans cinq minutes.

Dix minutes passent. La mer commence à lécher les roues. "Il faut qu'il se dépêche, il va finir par se mettre lui-même en difficulté…"

Mais l'entrepreneur ne revient pas. Le farang est totalement paniqué. Il donne des grands coups d'accélérateur, ça fait de grandes giclées d'eau derrière le véhicule qui se plante petit à petit. L'eau monte à l'essieu. Et les vagues arrivent, qui éclaboussent tout. Il coupe le moteur. Comme un capitaine qui ne veut pas quitter son navire, il ne bouge pas. Les vagues frappent de plus en plus fort les portières. Il reste sur le beau siège de cuir, où l'eau de mer commence à faire une grande tache sombre.

Le bruit s'est répandu dans le village voisin. En haut de la plage, malgré la pluie, ils sont là, hommes, femmes, enfants qui regardent le farang, le nez sur son volant, qui pleure.

A l'écart de la foule, il y a un autre farang. Il prend des photos avec un gros appareil : c'est si beau et si insolite à la fois, ce pick-up perdu dans la mer, avec ce ciel plombé, et au loin, ces pains de sucre couverts de végétation tropicale qui montent vers le ciel. 

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