dimanche 2 octobre 2016

Ivresse des profondeurs à Sattahip




La salle de jeu, je l’avais découverte par hasard la veille en me promenant avec un ami, mais nous n’avions rien sur nous - nous n’étions certainement pas équipés pour profiter de l’endroit. Même pas habillés correctement. Nous avons juste pu entrevoir qu’il y avait beaucoup de monde… du beau monde… et que ça jouait gros, très gros ! Alors nous sommes rentrés chez nous, dépités, mais nous promettant de revenir le lendemain faire des ravages... peut-être faire sauter la banque !

A l’heure dite, je suis revenu. Ce jour-là, mon ami s'est trouvé pris par des obligations de famille. Il m’a quand même fait un bout de conduite, presque jusqu’à la salle de jeu, avant de rentrer sagement.

Cette fois, je m’étais équipé, j’étais décent… mais il me manquait le nerf de la guerre… Je t’expliquerai... Je suis entré dans la salle, très excité. J’en avais vu sortir quelques sujets isolés… ils filaient furtivement, et je ne pouvais pas lire sur leurs faces impénétrables s’ils avaient passé du bon temps ou s’ils étaient désespérés, s'ils s'étaient fait menacer, braquer par les gros bonnets de l'endroit…

Très belle salle, murailles de pierre, tapis sable ultra chic, lumière tamisée bleutée, un peu comme un aquarium… et plusieurs alcôves emplies d’ombre glauque, où je me suis promis de me payer du bon temps.

Mon entrée n’est pas passée inaperçue. J’étais tout habillé de noir, ganté de gris, chaussé dans le style italien, très long et fin… Une ceinture noire ornée de trois lourds cabochons soulignait ma taille mince. Et j’arborais un masque noir qui rendait sans doute mon regard profond et mystérieux.

Elles, je les ai tout de suite vues en entrant. Elles dansaient un genre de danse des sept voiles, tantôt avec des gestes brusques pour lancer leurs hidjabs colorés, tantôt avec des mouvements ondoyants, follement lascifs. Elles étaient trop belles, avec leurs robes colorées, Elles se tournaient vers moi avec curiosité sans arrêter de danser et me dévisageaient. Mais je n’y ai pas vraiment prêté attention. Je n’étais pas venu pour elles… Honnêtement, je ne les trouvais pas assez en chair… et leur allure me laissait penser qu’une fois ramenées à la maison, c’étaient sans doute d’affreux poisons, qui me laisseraient une arrête dans la gorge... Il ne faut pas se fier aux apparences...

Alors je me suis posté tout au fond de la salle, et j'ai attendu, aux aguets. Je me sentais zen, comme un poisson dans l'eau, regardant tourbillonner le nuage des laquais en gilets rayés noirs et jaunes, du plus bel effet. Et j’ai vu les gros joueurs arriver. Ils m'ont tout de suite repéré. Sans doute, ils espéraient profiter de moi, trouver quelque chose à se mettre sous la dent… Ils passaient, curieux, tranquilles... Un vrai défilé, Et que du beau monde. Ils étaient habillés de gris perle, parfois d’un genre de chemise aux tons délicats, avec des camaïeux de rose et de vert, ou d'une veste avec un galon jaune. J'ai reconnu un chirurgien avec d'autres confrères. Tandis qu'il passait tout près, j’ai vu par dessus son épaule un gros perroquet bleu, Le perroquet s’est arrêté… Il me regardait de profil, d’un œil calme, avec une pointe de curiosité. Et peut-être aussi, de défi : "Allez, viens jouer avec moi, ose…"

Il a continué à me regarder de travers, s'offrant comme une cible, me narguant… Il attendait... J'ai vu qu'ils remuait les lèvres, les grosses lèvres de sa bouche en cul de poule.
- Vous me parlez...? Je suis toute ouïe... lui ai-je lancé avec une politesse agressive.
Mais il continuait de m'observer d'un œil torve, ce gros, sans rien dire...
Alors là, j’ai perdu mon sang-froid. J’ai sorti mon fusil, que j’avais déjà armé, et le bras tendu, j’ai visé, et j’ai appuyé sur la gâchette… Je tirais, tirais, tirais… J’étais fou, je voulais l’avoir, ce perroquet, je voulais les avoir tous, les tuer, rapporter triomphalement leurs dépouilles… j’étais ivre...

Et le perroquet répétait d’un ton monocorde en me regardant : "Il est pourri ton fusil… C’est peut-être ton sandow qui ne vaut plus rien, tu ne peux plus le bander… c’est ton sandow… sandow trop mou… tu ne peux plus le bander...

Il ne s’est rien passé. C’était un fusil imaginaire, une arbalète de la sainte farce. Je n’avais rien dans la main, et mon index en crochet se tordait sur l’eau bleue. Il est interdit de chasser ici. Pêche sous-marine strictement prohibée.

Je suis remonté en surface, au bord de l’asphyxie, j’ai lâché mon tuba pour aspirer l’air plus vite. J’ai repris ma respiration. Dès que j’ai pu, je suis redescendu voir le défilé des gros poissons. Ils ont longtemps joué devant moi, tournant et virant entre les patates de corail, à cinq mètres de fond, guère plus… Et je continuais de crisper l’index, bras tendu, exorbité, les yeux injectés de sang...

Ici, c’est la base militaire de Sattahip, l’amirauté. C’est le Brest et le Toulon réunis de la Thaïlande. Les marins sont partout. Et tout est réglementé. La chasse sous-marine est interdite. J’aurais dû y penser avant...

En rentrant à pied le soir après dîner, j’ai vu des filles près de mon hôtel. Elles attendaient. Des morues, sans doute, juchées sur leurs plates-formes en corde tressée, avec leur petit short en jeans taille basse qui laissait voir leur raie. Un type avec une grosse moto tripotait les fesses de celle qui avait un dauphin tatoué sur l’épaule. Il avait la gueule dure d'un petit maquereau.

Quand je suis passé, la seconde a jeté son châle devant moi d'un geste gracieux et m’a fait un grand sourire : "What is your name, honey, how are you tonight…?"

Je l'ai regardée en passant. Elle était très jolie. Mais... je lui donnais seize ans, guère plus... Jail bait ! Interdiction de tirer... encore... No thank you… J'ai continué ma route.

Et je les ai entendues qui ricanaient avec le maquereau : "C’est son sandow qui est tout pourri, il ne vaut plus rien, il ne peut plus le bander… bander… bander !"


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