dimanche 13 septembre 2015

Steven Pinker et les gallinacés (chroniques de Thaïlande - 5)





C'est le soir. Le père de Fon a allumé un feu juste à côté de l'abri aux bœufs. Il va chercher une brassée de foin qu'il jette dessus. Le feu s'étouffe et se met à dégager une épaisse fumée. C'est, paraît-il, pour chasser les insectes qui tournent  autour des animaux.

Je lève le nez de mon excellent livre pour le regarder. Le livre, c'est "The Better Angels of Our Nature", de Steven Pinker. Ça raconte le déclin de la violence sous toutes ses formes, non seulement dans le monde occidental, mais - avec retard certes - dans le reste du monde. Qu'il s'agisse des guerres de toutes sortes, actes terroristes, actes en bandes organisées, actes de délinquance ordinaire, violences conjugales, violences familiales - rien n'échappe à sa collecte de statistiques. La critique de ces statistiques, sans être très approfondie, semble honorable.

Pinker explique entre autres que le politiquement correct, malgré ses excès et ses ridicules, est un produit dérivé de ce déclin de la violence - et qu'il faut donc le supporter. Ça aide psychologiquement de le savoir… Dans le même registre sans doute, la fausse affabilité qui fait qu'on ne peut raccrocher un téléphone sans avoir terminé sur au moins deux échanges de pure politesse. Alors que les séries américaines prennent un soin jaloux de ne jamais faire entendre de "au revoir", "à bientôt", "bonne journée", et autres "bonnes soirées" : la dernière phrase entendue (généralement lourde de sens et pleine de menace, même si l'interlocuteur est un ami), le héros prend l'air qui convient, généralement méditatif sinon préoccupé, et raccroche lentement le téléphone, sans prendre soin de prendre congé. Ça vaut mieux que de l'entendre bredouiller : "bon ben bonsoir, écoute, salut, à bientôt, oui, à plus". Maintenant, toi, essaye de raccrocher après un simple "au revoir". Tu verras comment tu seras reçu !

Le pire est qu'au téléphone, quand on commence une conversation, il faut dire bonjour deux fois - surtout avec les standardistes et les intermédiaires. On dit d'abord "allo", qui est une déformation de l'anglais "hello", bonjour. Et ensuite, il faut dire bonjour, sinon, on se fait reprocher de ne pas l'avoir dit. Bref…

Je lève le nez, disais-je, et je vois deux poulets qui se chamaillent. Pour faciliter la compréhension, appelons-les le noir et le déplumé. Les voici qui s'arrêtent, face à face. Le déplumé s'immobilise et dévisage (j'ose) littéralement son antagoniste. Il a une position un peu tendue en avant, assez haute, et on a l'impression qu'il le fixe pour le déstabiliser psychologiquement. Pure extrapolation de ma part. Le noir arrête très vite l'affrontement visuel. D'ailleurs, y a-t-il vraiment affrontement visuel, sachant qu'un poulet porte les yeux sur le côté de la tête ? Bon, disons qu'il y a eu face à face…

Alors que fait le noir ? Eh bien il prend un air dégagé et commence à picorer vaguement autour de lui. A noter qu'il ne bouge pas d'une semelle (j'ose encore). Contrairement à ce que font les poules qui se déplacent en picorant et picorent en se déplaçant, il garde les pattes bien fixes. Et il picore, il picore tout autour de lui, sans jamais lever la tête. Trente centimètres (de haine) les séparent…

Ce comportement dure plusieurs minutes, au point que je finis par m'ennuyer. Mais il est clair que la crise n'est pas finie, il faut que je continue à regarder. Et soudain, j'entends un cri. Je ne peux pas dire s'il émane d'un ou de deux gosiers. Les deux poulets se jettent l'un contre l'autre, le bréchet en avant. Le choc ne dure pas plus d'une seconde. Aucun élément ne permet de conclure à la victoire de l'un ou de l'autre. Mais à ma grande surprise, c'est le déplumé qui se sauve, tandis que le noir (celui qui picorait) se dresse à la place qu'occupait son adversaire.

Peut-on en conclure quoi que ce soit ? Doit-on interpréter l'attitude du noir comme une ruse destinée à tromper son adversaire, à endormir son attention pour pouvoir le prendre par surprise ? Doit-on interpréter le regard fixe du déplumé comme un acte d'intimidation ? Doit-on interpréter le picorement désinvolte du noir comme une façon de dire : "je n'ai pas grand-chose à foutre de toi, tu ne m'impressionnes pas, tu vois, je continue à vivre ma vie…"

Et d'abord, quelle est l'origine de la dispute ? Quels sont les arguments qui ont abouti à la résolution du problème ? Une seconde de combat, c'est bien plus court d'un round de boxe. Mais peut-être que ce n'est pas leur premier round ? Peut-être qu'ils se chicornent depuis longtemps. Et que cette escarmouche n'est que la suite d'un long conflit. Avec déjà un vainqueur et un vaincu. D'où la brièveté de l'accrochage. Et l'apparente absence d'avantage physique au cours de l'accrochage : le gagnant était déjà connu. Et le déplumé, en l'occurrence, ne livrait qu'un baroud d'honneur.

Tandis que je médite, je regarde machinalement la quatrième de couverture de mon livre, que j'ai posé sur mon genou. Et je lis : "A paraître chez le même éditeur, le dernier Steven Pinker: le déclin de la violence chez les gallinacés"… Ah, il est vraiment sur tous les bons coups, ce Pinker !

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