mardi 15 septembre 2015

La mousson (chroniques de Thaïlande - 6)




Longtemps je me suis couché de bonne heure… Ici, je vais au lit vers sept heures et demie du soir, et j'éteins mon ordinateur vers neuf heures, parfois plus tôt. Je suis sur pied vers quatre heures du matin, et dans la ferme, tout le monde est réveillé, en attendant l'aube, à cinq heures et demie. Je vais pouvoir traîner quelques heures, écoutant un podcast, lisant un livre, terminant la série sur laquelle je me suis endormi la veille, bûchant un peu de thaï, voire ajoutant une virgule à cette chronique.

C'est la saison des pluies, la mousson. Il pleut généralement pendant les heures sombres - le soir, et pendant la nuit. Le déluge s'annonce par des coups de tonnerre en fin d'après-midi. La température est suffocante, et les mouches deviennent folles. Les moustiques attaquent sans sommation… Et puis la nuit tombe, avec des cataractes d'eau.

Aujourd'hui, par exception, il pleut pendant la journée. L'air est lavé. Tout baigne dans une lumière verte, le ciel lui-même est vert. Il fait bon. C'est très apaisant.

Dans les pays tempérés, on voit la pluie de loin, à travers des vitres. Ici, on vit dans son intimité. On en est abrité, mais tout est ouvert, il n'y a pas de fenêtres : doux chuintement des gouttes sur le toit, qui font des trous sur le sol sablonneux, et parfums végétaux qui montent.

Je réfléchis à ce qui s'est passé hier. Alors que je me promenais seul dans la campagne, je suis tombé sur une femme en chapeau de paille qui semait du riz. Une femme qu'on aurait pu imaginer plutôt jolie si elle était un tant soit peu parée. Elle semait son riz à la main, tout simplement. Elle m'a abordé en riant, m'a parlé, m'a posé des questions que je n'ai pas comprises. J'ai souri, j'ai vaguement répondu, et je suis passé. Je l'ai vue au retour. Elle était un peu plus loin dans la rizière, mais continuait de répandre la semence blanche sur son champ détrempé. De nouveau elle s'est arrêté, elle m'a fait des signes enthousiastes, elle m'a parlé encore et je sentais de l'insistance dans sa voix. Je me trompe sans doute, mais il m'a semblé qu'elle aurait bien aimé voir la mienne, de semence blanche. Ce qui m'a un peu étonné, car les femmes sont en général très prudes, et les relations entre hommes et femmes, pour ce que je peux en voir, sont très peu érotisées. Mais il n'y a pas de tentation, juste un regret. Fon est encore très fatiguée, elle ne se sent pas très bien dans son corps, et elle ne manifeste aucun désir. Résultat, je dors comme un voilier à marée basse dans un port breton : sur la béquille.

Nam a fêté hier son premier mois d'existence. Sa santé - qui n'est pas excellente - va s'améliorant au fil des examens. La voilà qui s'agite dans son hamac et pleure. Je vérifie son fond de culotte : tout est clair. Je la berce, elle se rendort cinq minutes. Puis recommence à crier. Je la berce encore, rien n'y fait. Pourtant, elle ne donne pas de coups de tête sur le côté, ce qu'elle fait quand elle a faim. Je la prends, sans aucun succès. C'est une sirène a bout portant dans les oreilles. Fon est occupée et me dit qu'elle arrive dans une minute. Comme rien n'y fait, paroles, bercements, guilis, je la repose sur la natte de bambou et je reprends mon livre. Toujours Pinker ("The Better Angels of Our Nature") - j'en suis à la moitié. Difficile de se concentrer quand une pile chargée à bloc vous délivre du soixante dix décibels en continu. Pourtant, le passage est passionnant. C'est une citation de Harry Milner, qui a fait une enquête sur l'infanticide dans le monde :

"…one of the most "natural" things a human being can do is volutarily kill its own offspring when faced with a variety of stressful situations" ("…une des choses les plus "naturelles" qu'un être humain peut faire volontairement, c'est tuer sa propre progéniture lorsqu'il est soumis à diverses situations de stress").

Fon arrive, et presque par magie, la sirène s'éteint. Avec son bonnet D, elle a des arguments avec lesquels je ne peux pas rivaliser. Mais bon, le stress se dissipe : ce n'est pas encore aujourd'hui que je vais jeter ma fille à terre et la piétiner rageusement…



1 commentaire:

  1. :o) Lire ce passage à ce moment là....il est des hasards pour le moins étranges.

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