Hier soir, il faisait une
chaleur étouffante, et en revenant du café wi-fi, j'ai vu de gros éclairs
sillonner le ciel noir. La nuit, il a plu une mer sur la maison. Tambour des
grosses gouttes sur le toit en zinc qui n'aide pas à dormir - le bruit est plus
fort que celui de l'ampli de mon ordinateur, mis à fond ! Et ce matin, il fait
gris et frais. Le sable de la cour est mouillé mais l'eau a disparu de la
surface. On voit plein de perles arrêtées sur les feuilles de bananiers - c'est
très beau.

Fon est accroupie sur un
banc minuscule, près de la salle d'eau, et elle lave les couches sans rechigner.
Pourtant, la tâche est ingrate. Je lui ai suggéré d'acheter des couches
jetables, mais elle tient à l'ancien système car les couches jetables font
macérer les petits culs dans la merde, et dans la chaleur, les irritations
s'étendent tout de suite. Je lui propose d'acheter une petite machine à laver.
Elle me montre un gros objet recouvert d'une toile blanche, dans un coin de la
cuisine. Il y en a déjà une, mais le linge n'est pas aussi doux que si on le
lave à la main, paraît-il !
Klouei ("Banane")
est un chien noir qui ressemble au Bobbi des albums de Caroline. Un des quatre
chiens de la ferme Norkratoke. Il m'a adopté, il me suit et se couche derrière
moi quand je suis à l'ordinateur. Le voilà qui se lève brusquement et court
vers la barrière en aboyant. Un vélo est entré dans la cour de la ferme, avec
un gros bac en plastique sur le porte-bagages. C'est encore un colporteur. Le
bac est rempli de sacs de piment, et d'un légume inconnu, à mi chemin entre la
cive et le haricot vert géant. La mère de Fon en achète une poignée et discute
avec l'homme. Les chiens se roulent par terre autour du vélo. Puis chacun
repart vers ses occupations. Deux autres colporteurs passeront dans la journée,
cette fois en voiture, avec des haut-parleurs.
La nuit suivante, les chiens
ont hurlé à la mort. "Hurler" donne l'impression de quelque chose de
violent. C'est vrai qu'il y a des décibels. Mais il y a aussi une insondable
tristesse dans ces jappements. Et comme une douceur, presque une pitié… Plus
pleurs que cris. C'était beau et très poignant comme un quatuor de Bartok.
Pourquoi ont-ils hurlé ? Je sais que ce n'était pas en écho d'autres chiens. Et
je ne sais pas qui a commencé, Klouei, Bou, Mimi ou Tan. Ni pour quelle triste raison...
Le père de Fon fabrique un
hamac pour Nam. Un petit drap, deux cordes, et deux boucles - en fait de
vieilles courroies de distribution. Il frappe les courroies aux piliers de bois
idéalement espacés qui soutiennent le
premier étage. Avec sa serpette, il taille les extrémités de deux bouts de bois
qu'il intercale entre les cordes pour ouvrir le hamac. Ensuite, dans une
vieille moustiquaire, les femmes découpent aux ciseaux un toit en gaze qui
protégera Nam des insectes.
Nous allons à Korat en autocar.
A l'arrêt de bus, je remarque une tache noire sur le front de Nam, au dessus de
la naissance du nez. Je touche : c'est une tache faite au charbon. Je demande à
Fon pourquoi on lui a fait ça, et qui. Elle est réticente à répondre. Ça tombe
bien pour elle, le bus arrive. Comme nous sommes les derniers arrivés, on nous
place dans la cale à bagages, dans les fonds. Un matelas épais comme une galette
a été déposé sur le sol. On peut tenir assis, mais tout juste, et pas partout.
Il y a trop de bruit, on ne peut pas parler.
A Korat, au Mall, la piscine
est encore plus déserte que d'habitude. C'est le mois d'août, et les farangs
sont en Australie ou en Europe. Je fais mes longueurs dans un bassin de
cinquante mètre - seul nageur, et c'est somptueux. Le soir, nous sommes mieux
lotis dans le bus. Nous prenons une place à l'arrière. A travers le plancher de
bois disjoint, je vois la route défiler.
Je demande encore à Fon la
raison de la tache noire. C'est, dit-elle non sans embarras, sa mère qui l'a
faite. Pour éviter que de mauvais dieux lui fassent du mal. Pour qu'il soit
clair que la petite a son père et sa mère. Oui, m'étonnai-je, mais
l'enseignement de Bouddha ne parle pas de dieux, bons ou mauvais. Ma remarque
tombe dans le vide. Il est vrai que le bouddhisme dans sa pratique quotidienne
semble bien s'éloigner de l'enseignement initial auquel je m'étais initié en
septembre dernier : en lisant un livre déposé dans un hôtel par une association
religieuse - comme la bible dans le tiroir de la table de nuit aux Etats-Unis.
Enseignement qui ambitionnait de faire du bouddhisme autre chose qu'une
religion : une philosophie, voire une science. Ce soir, j'ai vu Fon prier
debout, aux quatre coins de notre chambre à coucher, et c'était joli et assez touchant de la regarder. Mais de méditation telle qu'on en parle dans les
livres, point.
Aujourd'hui vendredi, je
m'étonne de voir le frère de Fon laver sa voiture. Il doit avoir pris un jour
de congé. Le soir, sept ou huit garçons de son âge, environ la trentaine,
viennent dîner avec lui. Ils s'installent dans et autour d'un des auvents qui
servent de salle de repos, de salle à manger ou de salon : quatre poteaux en
bambou, un toit en tôle ondulée, et à mi-hauteur, un plateau de bambou. On met
de la musique, on parle fort, on boit, tout ça très joyeux. Je demande à Fon pourquoi
il n'y a pas de filles. Est-ce qu'ils sont gays ? Pas du tout, répond-elle,
mais tu ne connais pas les filles thaïes. Elles ne peuvent pas venir à ce genre
de fête. Ce serait mal élevé. La mentalité des femmes thaïes n'est pas ce qu'on
imagine, il doit y avoir un malentendu.
Le lendemain, j'ai compris
pourquoi Lamoun avait lavé sa voiture. En entendant hurler les voix et les chansons
mielleuses du marché à six heures du matin. Hier, nous n'étions pas vendredi,
mais samedi. Ici, je finis par perdre la notion du temps.
C'est donc dimanche. Le
marché se tient sur un espace cimenté, avec un filet de volleyball, deux buts
de football, trop petits pour être réglementaires, et un bâtiment ouvert où se
tiennent les réunions publiques. C'est en quelque sorte la place publique.

Fon souhaite que j'aille au
marché avec elle. Pourtant, sa mère y est déjà passée faire les courses de bon
matin. C'est manifestement un rite social qu'elle accomplit, portant Nam dans
ses bras, me désignant aux diverses femmes qui s'arrêtent pour faire risette au
bébé. J'en profite pour acheter de délicieuses bananes sautées qui vont régaler
la famille. Un peu l'équivalent du gâteau qu'on va chercher le dimanche midi
après la messe chez le boulanger pâtissier du village pour le repas dominical.
Nous déjeunons sous l'auvent
où se sont déroulées les festivités hier soir. Sous le plateau de bambou,
plusieurs bouteilles se sont ajoutées au tas. Je regarde. Il y a de la bière,
mais aussi un alcool à quarante degrés, vendu en bouteilles de 33 cl. à l'odeur
un peu sucrée. C'est paraît-il du "lao", un alcool de riz fabriqué en
Thaïlande. Fon me confirme que c'est l'origine du mot mao-lao qui veut dire saoul.
Il reste aussi des cacahouètes - elles n'ont pas été grillées mais bouillies
par l'ami qui les a cueillies dans son jardin, et apportées. Quand on ouvre la
coque, elles sont blêmes, ridulées, un peu molles, et on en voit le germe.
C'est moche, pâteux et nettement moins bon.
Après le repas, Lamoun
m'emmène en voiture sur les terres de son père. Deux champs assez grand - mais
je n'ai pas la moindre idée du rendement de ce type de parcelles. Le riz y a
les pieds dans l'eau - il y a partout des canaux d'irrigation, ce qui donne un
aspect riant au paysage. Je fais quelques pas. Des grenouilles sautent dans
l'eau. Il paraît que les thaïs les mangent - mais pas les crapauds. Les
français ne sont donc pas les seuls froggies de la terre.
La chaleur rend l'air
irrespirable, et je reviens à la voiture. Tandis que Lamoun coupe bravement les
herbes avec sa débroussailleuse sous un soleil de plomb, je m'endors sur le
siège avant - un sommeil lourd, entrecoupé de cauchemars où s'agitent des grenouilles
géantes en habit rouge.
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