Ce
soir, nouvel orage. D'abord, il y a eu du vent d'ouest, assez fort, très
agréablement rafraîchissant. Puis la pluie, avec une chaleur étouffante, et
finalement l'orage. Le compteur électrique tient le coup pour l'instant.
J'ai
passé ma journée à faire des trucs utiles pour mon ordinateur, mais rien que je
n'eusse pu faire tout aussi bien à Valparaiso. Regarder la mer, les couleurs,
pendant que le processeur processe. Le soir Isma m'a fait porter un genre de
dessert, après que je lui ai commandé un nasi goreng : des carottes sucrées en bouillon.
Pas si mauvais, pour quelqu'un qui n'est pas fan de carottes.
Arif
fait plusieurs fois irruption dans mon appartement, sans frapper, et regarde ce
que je fais sur l'ordinateur. Il me demande de lui montrer des photos de la
France. Je pêche par rétention d'information. Je me demande s'il est positif de
lui faire mesurer la distance culturelle et sociale qui nous sépare en
présentant des images qui rendent les choses incontournables. Pour l'instant,
je suis juste un bulé, avec son matériel de pêche, son gros appareil photo et son
ordinateur, qui vit dans un appartement en Thaïlande et qui a pu se payer un
billet d'avion à six cents euros (il m'a demandé). C'est déjà beaucoup à
assimiler.
A
la fois je culpabilise de mentir, en même temps, je me dis qu'il n'est pas
capable de comprendre, et je lui fournis donc une information adaptée à ses
capacités d'adaptation culturelle. Ça fait un peu colonialiste, ça, non ? Tout
à l'heure, j'ai commencé à regarder Duel[1]
avec lui. Je me suis dit qu'il n'y avait quasiment pas de dialogues, et qu'il
pourrait suivre. Très vite, j'ai compris que j'avais tout faux. La voiture
ringarde du type qui se fait pourchasser, pour Arif qui partage sa moto avec sa
femme, c'est une Rolls. Le loser qui la conduit, c'est un bulé américain, qui a une tête de plus que lui.
Le vieux semi-remorque pourri n'a rien de particulier à ses yeux. La fumée
épaisse qu'il rejette - c'est comme on voit ici. Les éléments de culture américaine lui
échappent totalement. S'il y avait des cascades, ça pourrait être intéressant.
Mais non, ils n'arrêtent pas de se dépasser connement. Isma l'appelle, il
arrête le film, manifestement sans intention de reprendre.
Tout
ça me fait penser à Muhammad qui m'a demandé s'il pourrait aller en France
facilement. Pourquoi ? ai-je demandé. "Mais parce que tous les arabes qui
vivent en France deviennent très riches, a-t-il répondu, je connais beaucoup de
gens qui me l'ont dit". Et une autre fois : "En France, je pourrais être guide, on gagne 800 euros par jour..."
Très riches ? A rouler en mercos comme il
l'imagine ? Oui, peut-être avec une mercos qui a déjà trois cent cinquante
mille kilomètres au compteur. Après tout, c'est peut-être ça la richesse en Libye. Qu'est-ce que j'en sais, moi ?
Ce
matin, je me réveille un peu avant l'aube - comme tout le monde. Il ne faut pas
espérer dormir au-delà de six heures du matin. Un rythme cinq heures - dix
heures du soir est parfait. La nuit a nettoyé le ciel, et il fait très beau. La
mer est haute, et donne des coups de boutoir sur la plage. Le shore break est
magnifique - je me laisse tenter. J'attends le dernier moment, juste au moment
où la vague déferle, pour regarder de l'intérieur le tube vert glauque qui s'écrase. Je me
fais arracher mes lunettes de nage, brasser, gifler, passer au papier de verre. Depuis combien de temps
n'avais-je pas joué avec les vagues ? Souvenirs d'enfance, sur la plage avec ma
grand-mère, en Bretagne. Émotion. Et puis…
Au
dessus du lit conjugal, dans la maison de bord de mer, il y avait une marine,
une gravure représentant la mer, de nuit, avec une vague déferlant sur la plage. Une
femme nue, à la peau laiteuse, plutôt bien en chair, aux cheveux bouclés, dans
le style 1920, se couche en arrière sur cette vague. Je trouvais que c'était "bien fait", c'était joli, ces gris et ces blancs. Un peu
mystérieux - ne serait-ce que sa manière de se coucher sur le dos dans la mer,
je ne fais jamais ça. Je demande à ma grand-mère qui est cette femme - quelqu'un qu'elle connaît ? "C'est personne, répond-elle, juste un tableau que ton grand-père aime
bien". J'insiste :
- Mais quelle heure il est ? La dame n'a pas de maillot de bain…
-
C'est la nuit…
Je
comprends qu'elle n'aime pas le tableau et le trouve indécent, mais qu'il lui
est imposé. Un de ces non-dits qui me préparent à connaître le secret et la
vérité, révélés bien plus tard...
Quand
je reviens dans mon appartement, il y a une troupe de jeunes gens assis à la
table de mon hôtesse. Ils m'abordent, m'accablent de questions, demandent à
prendre des photos avec moi. Quel sens, une photo avec un inconnu ? Oui, mais
pas n'importe quel inconnu, un bulé : c'est exotique, et c'est classieux. Comment
conserver le petit prestige des bulés ? Même si c'est très fragile et aussi
très superficiel, un peu de respect et de sentiments positifs, ça rend les choses plus agréables. J'ai bien peur que ce soit
amené à disparaître.
Les
jeunes sont de passage pour la journée, repartent ce soir à Surabaya, où ils
travaillent tous dans une usine de conditionnement de fruits de mer. Ils me
proposent de déjeuner à leur table, mais c'est une offre de gascon, ils sont
très nombreux, il n'y a pas de place. Alors je retourne dans mes quartiers, je regarde
les bateaux qui partent, tandis que des chœurs s'échappent de la chapelle qui
jouxte le bâtiment officiel : c'est dimanche aujourd'hui. Tout le monde est de
sortie. Je vois même passer un scooter avec un side-car, qui fait un ramdam
d'enfer. Le chien qui s'apprêtait à courir derrière regarde, et revient se
coucher, écœuré. L'eau est très trouble, je n'irai pas chasser aujourd'hui.
Ici, les bateaux ont presque tous un moteur, et ils sont remarquablement rapides. Ce sont des trimarans, alors qu'à Madagascar, ce sont des pirogues à balancier, asymétriques. Ils leur donnent le nom de prau(s), nom qui m'était familier, mais dont je ne connaissais pas l'origine. Les balanciers de ces prau(s) sont assez fin, probable qu'ils n'ont qu'un rôle dans l'équilibre aux allures portantes, mais une faible action anti-gîte lorsque le bateau est sous voile au travers. Si tant est que ces embarcations arrivent à tirer des bords, même carrés.
Demain,
je retourne à la civilisation. Douche, et nasi goreng chez le Steve Jobs de Malang.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire