Mon
retour en Thaïlande, après un mois d'Indonésie, a été instructif. Ce nouveau
changement d'herbage a permis une petite évaluation comparative des deux pays.
Ce qui m'a frappé, c'est l'aspect moderne de la Thaïlande par rapport à
l'Indonésie. Les voitures, les routes, les buildings. Il est aussi vrai qu'on
n'associe difficilement le modernisme aux voiles religieux dans la rue. Alors
que les petits shorts en jeans au ras des fesses... Après
la pruderie absolue de l'Indonésie, le teasing sexuel, même soft, qu'on voit
dans la publicité me fait l'effet d'une gifle. Impressions aussi sur les gens. Les
Thaï semblent plus légers, plus ironiques, moins respectueux.
Le
retour linguistique a été une catastrophe. Le premier soir, j'étais dans un
état inquiétant de sidération. Impossible de retrouver des mots thaï simples
comme "bonjour", "je voudrais", "merci". Tout
était remplacé par de l'indonésien, impossible à réfréner - il fallait bien
saluer et remercier d'une manière ou d'une autre - phrases que je bredouillais
à voix basse sous l'œil rond de mes interlocuteurs.
Ce
n'est que le lendemain, quand j'ai revu Fon, que les choses ont commencé à se
remettre en place. On dirait vraiment que la parole quotidienne, réflexe,
dépend d'une sorte de buffer où la mémoire propre de la langue dépose ses
éléments les plus utilisés, prêts à être envoyés à la moindre sollicitation.
Manifestement encore une tâche que notre cerveau accomplit inconsciemment. Ce
qui m'étonne un peu dans cette hypothèse, c'est que j'ai trois buffers : un en
français, un dans la langue du pays où je me trouve et que j'apprends, qui
change régulièrement, et un en anglais, toujours prêt à dégainer. J'en conclus
qu'il peut y avoir plusieurs buffers, autant qu'il y a de langues qu'on connaît
vraiment bien. On n'est pas limité à deux.
Aujourd'hui,
c'est l'anniversaire du coup - privé de soap ! Le chef du gouvernement
fait un très long discours qui n'intéresse personne, à part moi. Je me plante
devant le vieux poste, espérant entendre parler de tout ce qui est important
pour la Thaïlande, avoir un résumé de ses problèmes actuels. Et lire dans ce
discours le style du nouveau pouvoir.
L'homme
est debout, derrière un pupitre, et je ne vois rien de particulier dans son
apparence. Il ne sourit jamais, il ne varie pas beaucoup son style, mais il est
efficace, assez direct, proche, didactique sans être pédant. Il dit qu'il va
supprimer des emplois de fonctionnaires. Que 38% des thaï travaillent dans
l'agriculture mais ne constituent que 8% du PNB, et donc qu'il faut aider et
réformer l'agriculture. Il veut revoir les relations entre propriétaires et métayers,
manifestement déséquilibrées, entre autre du fait de l'absence de baux. Il
évoque les problèmes d'eau, trop souvent gaspillée, et pourtant rare - il va aider,
mais il faut envisager de modifier le plan des cultures, pour qu'elles s'adaptent
aux capacités locales d'irrigation. Pour la vente des récoltes, il demande
qu'on table enfin sur les prix à l'export, non sur le prix de revient, et
prévient que l’État n'aidera pas, car sa vocation n'est pas de stocker des
produits invendables. C'est aux fermiers de réduire les coûts. Ils peuvent
s'associer, s'intégrer dans des coopératives, ce qui permettra de produire
meilleur marché. Propos valables pour les producteurs de riz, mais aussi de
caoutchouc, produits en grandes quantités dans le pays.
Pour
ce qui est des aides au business et au commerce : l'Etat n'aidera que les
entreprises qui sont vraiment profitable, pour les faire travailler à l'export.
Chacun doit le comprendre, et ne pas attendre une politique d'égalitarisme. Ceux
qui sont peu rentables doivent en tirer les conséquences et ne rien espérer.
Heureusement,
les relations à l'international ont été rétablies, et il est important de
coopérer avec les pays voisins, particulièrement dans le cadre de l'économie. Mais
les immigrés qui cassent le marché du travail (à mon avis, il parle des
birmans) seront reconduits chez eux : "nous sommes en accord avec les
principes des Nations Unies… mais nous donnons la préférence à la croissance de
notre pays, nous cherchons le bien-être de ses habitants. Nous ne construirons
pas d'autres centres d'accueil pour ces immigrés, il y en a déjà huit, et le
plus incroyable est que certains l'ont déjà oublié !" L'immigration
clandestine semble un gros problème, et devant ces propos défensifs, on se
demande si le gouvernement n'a pas déjà été taxé d'inhumanité envers les
immigrés clandestins.
Devant
la nation, deux ans difficiles, annonce-t-il. Deux ans durant lesquels il fera
son possible pour la relance économique et l'export, éventuellement par des
subventions. Pour l'instant, il y a un taux de croissance à 3% qui serait dû
avant tout à la consommation des ménages. Il faut aussi arrêter d'emprunter des
technologies venues de l'étranger, l’État va subventionner l'éducation et la
recherche. Sur ce sujet, le propos se fait très volontariste et presque naïf.
Pour
ce qui est du tourisme, il demande à tous les thaï de se montrer très accueillants
: "c'est une ressource importante, et nous avons réussi à redonner la
confiance aux étrangers qui viennent visiter notre pays - plus trois
pour cent d'augmentation…". En fond, des photos de farangs sur des
éléphants, des plages… mais pas de gogo bars, évidemment.
Dans
l'ensemble le discours est positif. Il y a quand même plusieurs moments où l'orateur
montre les dents. Le propos ratisse large, c'est presque le discours de l'état de l'Union. Très explicatif et détaillé quand il s'agit d'agriculture, qui occupe
plus du tiers du pays. L'homme ne se pose pas en "cher compatriote",
mais en chef : pas grand chef suprême, plutôt genre boss de l'usine locale ou
de la coopérative. Il dit par exemple : "si vous avez des problèmes,
vous pouvez toujours vous adresser à moi…" comme s'il était dans le bureau
d'à côté. Je trouve ça assez fort, on y croit presque. Aussi quand il en
appelle au bon sens et à la compréhension des thaï, souvent par l'absurde :
"vous comprenez bien que… car dans ce cas, comment pourrait-on…".
Très
étonnant, il n'hésite pas à engueuler ceux qui se chamaillent : "Pour
son bien-être, pour sa stabilité, la nation avait naturellement besoin d'une
union des uns et des autres. Que chacun fasse taire ses revendications
personnelles. Mais est-ce que c'est ça que j'ai vu ?" Plus loin, il demande
qu'on informe précisément le gouvernement : "On ne pourra pas vous
aider si on n'a pas une connaissance précise des situations…". Et il
invite à la dénonciation des irrégularités. Il demande aussi aux médias d'être
équitable dans le traitement de l'information, il cite un exemple de
désinformation, et conclut en demandant à cette presse de participer à l'effort
de redressement national par son objectivité. Les mots d'union de la nation
revient souvent.
Il
justifie le coup d'état : "Nous avons tenté plusieurs fois, à travers
la publication de lois, de restaurer l'ordre, et mettre fin à la gabegie qui
régnait dans le pays depuis au moins dix ans. Ces lois ont échoué à remettre le
pays sur les rails. Il a donc fallu prendre des mesures plus fortes… Et si ce
désordre se reproduisait encore, le pays serait alors dans une grande
souffrance, car il a besoin de stabilité pour pouvoir se développer, et pour que
chacun puisse d'enrichir.[1]"
Finalement,
après avoir une fois de plus demandé le soutien et l'union sacrée du peuple, il
s'arrête. La musique officielle entonne "ce n'est qu'un au revoir",
un peu étonnant dans le contexte. Cette chanson est-elle directement venue d’Écosse (son pays d'origine), ou par la version Beethoven ? Je crois plutôt
qu'elle a transité par le Japon, qui en fait usage intensif depuis la fin du
XIXème siècle - c'est la chanson des remises de diplôme - ou par la Corée dont
elle a été naguère l'hymne national.
Évidemment,
je n'ai pas retenu le nom de ce chef du gouvernement. Fon me dit qu'il
s'appelle Prayuth Chan-ocha, et j'apprendrai plus tard qu'il est aussi
militaire, et commandant en chef de l'armée depuis 2010. Bien sûr.
Alors
que nous sommes au beau milieu des halles, je vois une moto se frayer un chemin au
milieu des piétons. Personne ne râle. J'aime bien cette tolérance. La moto se
gare juste en face de nous, de l'autre côté de l'allée, et les gens la
contournent sans broncher. Tu as remarqué que les béquilles des motos sont
toujours à gauche ? Pourquoi à ton avis ? Allez ! Il y a des questions qu'on
doit quand même se poser au moins une fois dans la vie !
Penses-tu
que la raison est la même qui fait que les coquillages tournent toujours vers
la droite ? Quoi, tu n'avais pas remarqué que les coquillages tournaient
toujours dans le même sens ? Bon. Et tu dis quoi ?... Qu'est-ce que la force de
Coriolis a à voir avec les coquillages ! Ils ne tournent pas à gauche au
premier feu en passant sous l'équateur ? Glissons...
Alors
ma béquille ? Parce qu'on monte à cheval par la gauche ? Et pourquoi on monte à
cheval par la gauche ? Parce qu'on porte l'épée à gauche, et que dans l'autre
sens, on est obligé de passer l'épée au dessus du cheval, ce qui est compliqué ?
Ou
bien parce que les anglais et les japonais roulent à gauche. Et alors ? S'ils
roulent à gauche et se garent, ils ont intérêt à dégager côté bord de route
plutôt que milieu de route, c'est moins dangereux. Oui, pas mal comme explication.
Ça me semble moins tiré par les cheveux que les chevaliers du moyen âge. Peine
à imaginer que ça excite beaucoup les ingénieurs japonais, les histoires
d'épées…
Le riz frit arrive. Ah oui, j'oubliais,
retour en Thaïlande : bonjour le riz un peu collant, bye-bye le riz presque
croquant d'Indonésie…
[1] je cite vraiment très
approximativement, et dans le désordre, je dirai même que j'essaye plutôt de transcrire
les idées exprimées durant ce long discours - du moins ce que j'en ai compris ;
donc à prendre avec toutes les réserves qui s'imposent
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