mardi 5 mai 2015

Sendang Biru : pris au piège (journal de route 1)




Il arrive parfois que l'on se fasse prendre à son propre piège.

J'en avais assez de Malang. Je trimballais du matos de chasse sous-marine pour quoi ? Pêcher dans les bananiers ? Il fallait aller à la mer. Pourquoi pas Sulawesi. Un spot réputé, pas loin de l'endroit où s'est tenu la dernière conférence internationale sur la préservation des océans. Je lis sur internet diverses choses. Encore une fois, pas très envie de me retrouver dans un club de plongée avec des bulés et des gentils moniteurs. Je regarde sur la carte. Sulawesi, c'est loin. Je repense à l'île Sempu, où nous sommes déjà allés.

Il y a une plage pas très loin, pantai Sendang Biru - la plage de la source bleue. Une photo sur internet - une seule : des bateaux de pêche qui laissent supposer l'existence d'un village. Beau décor, paisible coucher du soleil. Je veux aller là. Comment ? Recherche. Non, il n'y a pas de transport en commun. Je m'agite, je demande à gauche à droite. Yuni finit par proposer une expédition pour m'emmener là-bas. Ses frères ne font rien en ce moment. A deux motos, ils peuvent tout embarquer, armes, bagages et bonhomme. Ils viendront à trois, ce qui est dissuasif pour les bandits de grands chemins qui attaquent les motocyclistes isolés, leur tranchent la gorge et partent avec les motos.

Sinio est le chef de la bande, et ne parle pas un mot d'anglais. Nous voilà bien ! On s'entend sur le prix, l'heure du départ et on tope. Le lendemain, ils arrivent avec une heure de retard. J'avais prévu. Nous nous mettons en route. Sinio est un artiste du guidon. Il demande cigarettes et briquet à son frère pendant qu'ils roulent. Mais il ne réussit pas à allumer la cigarette, il repasse le tout à son frère - toujours en conduisant - qui réussit à allumer la clope (c'est plus facile pour lui car il est derrière) et la lui passe.

Deux heures et demi plus tard, après avoir traversé trois montagnes, on arrive à des cours d'eau, et enfin, la mer. Des bateaux, des ilots. Un village de pêcheurs. Des cabanes alignées devant la mer. Un seul guest-house, avec des prix exorbitants, mais il n'y a pas le choix. Les garçons me laissent après avoir essayé de m'entourlouper.

Je bénéficie d'une cellule de deux mètres sur trois, avec une petite fenêtre à barreaux. Le matelas fait quelques centimètres d'épaisseur et repose sur des planches. La salle de bain commune ne comporte pas de douche, juste une casserole en plastique pour puiser l'eau du bac et se la renverser sur la tête. Pas de wi-fi, bien entendu. Une double prise au milieu du mur, sur laquelle est branché le ventilateur. Je voulais voir du pays, du vrai, je suis servi.

Il est midi, je commence à avoir faim. Je fais quelques pas dehors, devant la mer. J'avise une femme à la porte de sa maison, et je lui demande s'il y a des restaurants. "Vous pouvez manger ici", répond-elle, "du riz avec du thon. Vous aimez ça ?" Elle soulève une grosse cloche, et je vois les morceaux de thon. Je sens que ça va constituer ma seule nourriture pendant tout le temps de mon séjour. Avec de l'eau. Je suggère : "et du poulet…?".
- Il y en a sur le marché, répond-elle, comme si elle parlait de la lune. Alors résigné, je hoche la tête.

Pendant que j'attends, tout en préparant le thon, la femme me pose des questions auxquelles je ne peux pas répondre - pour la plupart, car je ne comprends pas. Un moment, elle me montre une représentation du Christ affichée sur un mur. "Je suis chrétienne", me dit-elle, "et vous ?"
Comme je réponds par l'affirmative, elle est contente et me serre la main.

Elle me demande aussi si je suis seul. C'est vrai que je n'ai aucun back-up ici. Il suffit qu'on me prenne mon portable, ou qu'il tombe en panne - comment puis-je appeler Yuni pour lui dire de demander à ses frères de venir me chercher ? Et si on me prend le liquide que j'ai, comment survivre ? L'hypothèse la plus sombre étant la perte simultanée du téléphone et de l'argent. Et comment dissimuler de l'argent dans une pièce de deux mètres sur trois ? Et si on décidait de me faire payer chaque bouteille d'eau dix euros, quelle échappatoire ? De quoi sont capables ces gens ? Quand j'ai demandé une serviette de bain au guest house, ils m'ont dit qu'il fallait payer !

Avec le riz, mon hôtesse me propose des échalotes trempées dans une sauce noire. Elle a la bonne idée de me demander combien de piments je veux dans ma sauce. Il faut que je pense à enlever systématiquement la peau du thon. Il me semble que sous cette peau, il y a une graisse qui a mauvais goût. Tout cela est mangeable. Mais matin midi et soir ?

Quelques personnes défilent, pour me regarder sous le nez. Il faut que j'aie l'air aimable et que je plaise à la société de ces gens. C'est le groupe humain avec lequel je suis maintenant pieds et poings liés, et dont je dépends.

Ici, personne ne parle anglais. Je n'ai pas vu une seule voiture, que des motos. Je ne sais même pas si un bulé n'a jamais dormi ici. Je touche du doigt une vie incroyablement simple, un isolement parfait. Et aussi une complète précarité et fragilité de ma situation. Rien à voir avec la maison des parents de Fon, située à un kilomètre de l'arrêt du bus, et trente de la grande ville.

Oui, à force de vouloir m'écarter des sentiers battus, m'éloigner des pistes touristiques… je me sens pris à mon propre piège.

Pendant que je me fais ces moroses méditations, une pensée me vient à l'esprit. Le câble pour recharger le téléphone. Je le vois, planté dans sa prise, sur le mur. Je l'ai oublié dans l'hôtel, à Malang.


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