lundi 30 mars 2015

Un dimanche à la campagne




Aujourd'hui, nous allons chez les parents de Fon. 

L'autocar nous dépose le long de la nationale, presque sous le porche métallique marquant l'entrée du village. En fait de village, il ne s'agit pas d'une étroite agglomération de maisons, mais de constructions espacées de cinquante ou cent mètres les unes des autres. Apparemment pas de vie de village non plus, pas de mairie centrale, pas de monument aux morts, pas de terrain de boules, pas de boulanger mitoyen avec le charcutier. Mais tout le monde se connaît, bien sûr. Il y une école que je n'ai pas vue, elle reçoit des quatre villages voisins, environ trois cent enfants. Un grand hangar ouvert à tous les vents fait office de place du marché. Nous arrivons trop tard, il n'y a plus personne.

Le marché est le cœur de l'activité locale. Il est toujours intéressant d'y passer. On y trouve les gens du coin, de la street food, de la bonne humeur, et pas seulement de quoi remplir la poêle - des vêtements, de la quincaillerie, des lunettes... Les marchés thaï ont des horaires variés. Il y a le marché du matin, qui commence à la nuit, très tôt, et qui se termine à huit heures - celui que nous avons raté. Il y a le marché de nuit, qui commence vers cinq heures du soir et se termine vers dix heures. Et puis d'autres dans la journée. S'il y a plusieurs marchés le même jour (ce qui est arrive dans les grosses agglomérations), ce sont différents marchands qui se succèdent, bien sûr.

La maison des parents des parents de Fon est peut-être la plus pauvre du coin. Une maison en bois et tôle ondulée, assez grande, sur deux étages, avec des bâtiments annexes construits de la même façon. Parfois, des grandes plaques en toile peinte, d'origine publicitaire, pour compléter l'étanchéité ou abriter du soleil. Une seule pièce est construite en dur, celle qui contient les deux réfrigérateurs et les réserves.
Tout près, d'autres bâtiments, dont l'un fait office de toilettes et de salle de bain. Il est équipé d'un chiotte turc, et il y a l'eau courante - autant qu'elle puisse courir. En effet, il n'y a pas d'adduction d'eau communale, et c'est l'eau de pluie, récupérée des gouttières dans d'énormes jarres d'un mètre cube qui circule.

La cuisine est à l'extérieur, sous un auvent. A quoi servirait-il de l'enfermer dans la maison ? Il n'y a pas de voleurs et d'ailleurs pas grand-chose à voler. Ainsi, la fumée ne risque pas de graisser les murs. Trois feux : l'un marche au gaz, avec la bouteille en dessous ; un autre au bois, à même le sol, sur quelques pierres, un troisième au charbon de bois, sur un genre de petit barbecue. Des instruments de cuisine accrochés aux bastaings de l'auvent. Pas de tables ni de chaises, mais on m'invite à m'asseoir sur le plan de travail.

C'est dans cette cuisine que je rencontre la mère de Fon. Une petite femme mince, avec des lunettes, aux traits agréables et à l'air sérieux. Peu expansive : pas d'assauts de politesse et de sourires, presque de l'indifférence. Je comprendrai plus tard qu'il s'agissait d'une façade. Quant au père, un homme grand et sec, quasi mutique, il est arrivé plus tard, il était occupé ailleurs, et il a très vite disparu, nous ne sommes pas restés cinq minutes en présence l'un de l'autre de toute la journée. Je me suis demandé ce que signifiait ce point zéro de la mondanité - de la mère comme du père. De l'hostilité ? Pas forcément. Des gens très frustes ? En tout cas très différents. Un autre mode relationnel que celui attendu en occident ? C'est, je crois, l'explication principale. Du pragmatisme, avec la conscience a priori de ce qui pouvait séparer nos mondes et donc de l'inutilité de tenter de les faire se mélanger. Ce qui a simplifié les échanges et évité la gêne. Très digne et sans compromis, en fait, cette rencontre avec les parents de Fon.

Simplicité de cette vie, que je n'arrive pas à rendre avec les mots. Une maison qui peut être réparée avec quasiment n'importe quoi par n'importe qui s'il y a un problème. L'eau vient de la pluie. Pas de chauffage ni de climatisation. Certes, l'électricité vient du réseau, et il faut la payer. Mais y a-t-il des taxes, des impôts pour un tel bien ? Il n'y a même pas de passage des poubelles, les ordures sont brûlées. De quoi, de qui les habitants de cette maison sont-ils dépendants ? Le père cultive du riz sur son petit terrain. Il possède deux vaches, qui font partie d'un troupeau qu'on garde à tour de rôle entre voisins. Des canards donnent des œufs et parfois un peu de viande. Le riz est vendu au grossiste, on achète quelques légumes au marché. Il faut aussi payer l'essence du motoculteur. Il n'y a pas d'obligation de paraître, donc pas de frais vestimentaires. On vit sans doute très pauvre, mais sans les entraves et obligations que l'organisation moderne a placées à chaque pas de notre existence. Je sais que c'est bête de dire ça, mais est-ce que c'est impossible d'imaginer qu'on puisse revenir en arrière, juste un peu ? Je trouve nos obligations occidentales trop pesantes, et je serais prêt à moins de confort, plus de risque, en échange d'un peu de liberté.

Quatre ou cinq dames passent à la maison - comme par hasard. Je ne sais pas pourquoi Fon me les présente comme des "tantes". En fait, après enquête, il s'agit simplement de voisines (en thaï, d'"amies-maison") à l'exception de l'une d'entre elles.

Il y a quatre chiens attachés à la maison. Tous de la même taille, pas très différents les uns des autres, roux, noirs, beige. Le plus jeune défend farouchement son territoire. En effet, chez une des soi-disant tantes, il y a un grand flandrin de chien blanc qui vient sans cesse rôder du côté de chez Fon. Le petit jeune montre ses crocs, il gronde fort et aboie de temps en temps en portant son museau presque à toucher le flanc du blanc, qui gronde lui aussi, mais sent qu'il n'a pas le droit d'aboyer vu qu'il n'est pas chez lui. Ils se regardent de travers, je ne suis même pas sûr que les regards se croisent jamais. Le grand blanc cède un peu de terrain. Aucune morsure, même chiquée. Juste le poids des mots.


On nous prête une petite moto. Il y a des vitesses, et je dois me recycler une fois de plus : ici, on appuie vers le bas pour monter les vitesses et le point mort est tout en haut. Nous partons sur les chemins larges, très carrossables de cette belle campagne. C'est une plaine immense dont l'horizon est bouché par des haies d'arbres. Avec une grande variété d'essences, dont la plupart me sont inconnues. Parfois un bouquet de quelques palmiers. Ou une rangée d'acacias. D'autres qui ressemblent à des peupliers. Ou d'autres encore, aux ramures horizontales ou verticales, semés un peu partout, découpant l'espace plat pour le rendre intéressant, contre toute attente. Des cours d'eau et des mares un peu partout, ce qui étonne en cette saison sèche. Ici on cultive du riz. Là, de la canne. Au loin, le pic doré, quadrangulaire d'un temple bouddhiste, assez laid et bizarre. Il fonce au dessus des arbres comme le clocher de Méséglise tandis que nous filons à cinquante kilomètres/heure. Et puis il faut s'arrêter : un troupeau de vaches bossues nous barre la route, et ne laissent passer qu'au compte-goutte. Tout ça très beau et très apaisant.



Au retour, Fon me prépare à manger. Il n'y a pas de repas commun, et les plats sont préparés séparément, à la commande, en cinq ou dix minutes. C'est la première fois qu'elle cuisine pour moi : depuis que je la connais, nous avons toujours mangé au restaurant. Je la regarde faire. Il me semble que la cuisine thaï est très simple : on fait revenir quelques ingrédients avec un peu d'huile dans la grande poêle à fond rond qu'on voit dans les restaurants japonais de Paris, on ajoute du riz ou des nouilles très fines qu'on a ébouillantées, et c'est prêt.

Le frère de Fon vit aussi ici, même s'il travaille à Korat. Il s'appelle La-Moun. C'est un jeune homme aux traits fins et réguliers, assez sympathique. Lui, il a une voiture, un vieux pick-up Isuzu d'un bel aspect, qu'il entretient méticuleusement. Du fait de l'éloignement de son travail, il en a un usage quotidien, contrairement au père de Fon qui rentre les récoltes avec une curieuse carriole motorisée diésel qu'il emprunte à son beau-frère. Le reste du temps, il marche à pied.



La-Moun me propose une partie de pêche, que j'accepte. Une fois par an, à la fin de la saison sèche, on vide les mares. Il faut amener sur place un gros tuyau en fer à l'intérieur duquel se trouve une vis sans fin. Un pignon au bout du tuyau permet de la faire tourner. Le motoculteur attelé d'une remorque transporte le tuyau et les pêcheurs. C'est un genre de cyclope bourru avec de grandes antennes qui partent en arrière. La marque : Kubota - pareil qu'en France. Je pense au milliard d'agriculteurs qui suivent leur Kubota dans les champs, en tongs ou en bottes vertes, partout dans le monde, depuis 1890.

Dans les virages, le conducteur met pied à terre. Imaginons une bicyclette de trois mètres de long, avec un très long guidon qui partirait de l'avant jusqu'à l'arrière où se trouverait le siège. Impossible de tourner de plus de quelques degrés, à moins de descendre du vélo. Même problème avec le motoculteur.

Sur place, on plonge une extrémité du tuyau dans la mare, on change une courroie du motoculteur, et on la place sur le galet du tuyau - tout cela avec le moteur qui tourne. Quand la courroie est tendue, à l'aide d'une tige de bambou fixée en force entre le tuyau et le pneu du Kubota, l'eau sort à gros bouillons à l'autre extrémité du tube, dans le champ voisin. On pose un petit filet pour recueillir les petits poissons qui ont traversé le filtre et ont été aspirés dans le tuyau. La mare fait six ou sept mètres de large, elle n'est pas profonde. Très vite, le fond apparaît, il ne reste que de grosses flaques qu'on ne peut pas complètement vider. Je distingue au moins cinq espèces différentes de poissons. C'est excitant comme une chasse au trésor.

Ils sont venus à quatre pour les attraper, à la main, avec des paniers d'osier, et pour les anguilles, des fourchettes à deux dents au bout d'un long manche. Longtemps après que la mare ait été vidée, ils continuent de chercher à la main, dans la boue molle et sous les feuilles pourries, comme si les poissons habitaient sous la terre. Ce n'est pas inutile. Je m'étonne d'en voir sortir encore - et des gros.

Je spécule indéfiniment sur le renouvellement de la faune de cette mare. Ils ont l'expérience, et s'ils capturent même les petits poissons, c'est que ça ne met pas en péril la pêche de l'année suivante. Quant à laisser des gros, à quoi bon, ils mangeraient tous les autres et mourraient peut-être de faim. Evidemment, je dis ça pour me rassurer.

Sur le bord de la mare, quelqu'un a posé une bouteille de hogn togn ("le cygne d'or"), un whisky local très consommé. En fait, l'étiquette ne revendique même pas cette appellation, et fait simplement mention d'un inquiétant "mélange d'alcools" à trente cinq degrés. Il est presque midi, et moins d'un quart de la bouteille a disparu pendant la pêche. En reniflant - bien contraint - l'haleine des pêcheurs, j'ai compris que les festivités avaient commencé bien avant. Etrangement, on ne me propose pas de boire. C'est pourtant un classique, faire boire l'étranger. Tant mieux, car j'aurais été gêné de refuser, et malheureux d'accepter. Fon m'expliquera qu'ils ne savaient pas comment se comporter avec moi, et qu'ils ont préféré s'abstenir plutôt que de risquer de me faire involontairement affront.

Le frère de Fon est saoul, et c'est triste. Elle m'avait dit qu'il avait un problème de pitanche. Il a arrêté de pêcher, il parle fort, d'une voix aigüe, et fait des plaisanteries dont personne ne rit. Et quand la pêche est finie, il démarre le motoculteur, mais il y a un passage un peu délicat pour quitter la mare, le motoculteur verse dans le fossé, heureusement sans dommage.



 Fon est passée me chercher avec la moto. Nous retournons à la ferme. Le reste de la journée ne sera troublé que par un incident qui aurait pu mal tourner. Trois chiens qui viennent d'une autre maison à cent mètres de là déboulent à la limite du territoire. Il y a deux blacks, et un long gris, avec les cheveux plaqués et gominés, des perfectos et des chaines. Les quatre chiens de Lamai se précipitent. Il y a des jappements aigus, un brouhaha. Nous nous levons pour regarder. Je suis trop loin et je n'ai pas assisté au début - je ne peux pas voir si ça saigne. Mais c'est une vraie bagarre de rue, ça s'injurie, ça se défie, ça se menace, ça se poursuit dans tous les sens. L'air est rempli de rage et de poussière. Je lis l'angoisse dans le regard de Fon : "Pourvu qu'ils ne sortent pas les couteaux…". Le grand flandrin blanc vient mettre son grain de sel. La situation est confuse. Finalement, la bande adverse disparaît derrière une haie, et les chiens reviennent vers la cuisine, assez énervés, en grommelant des grossièretés (que je ne veux pas traduire).
Nous reverrons la bande des loubards le soir en repartant - nous passons devant leur maison. Ils nous insultent copieusement. Je ne réponds pas, je ne suis pas sur mon territoire.

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