On
m'a fait le reproche de critiquer beaucoup. Si tu n'es pas content, retourne
chez toi. Et au fait, pourquoi es-tu parti ? Ah, tout te déplait en France !
On
me dit proche d'Alceste, atrabilaire et ridiculement intransigeant. Je manque
de modération, de tolérance. Je devrais être plus souple et plus arrangeant
avec les gens que je rencontre.
Il
faut m'expliquer - et j'en demande pardon si je dois maintenant parler de moi.
Tu
crois qu'il n'est arrivé qu'à toi et tu t'étonnes comme d'une chose étrange,
d'avoir fait un si long voyage et tant varié les itinéraires sans dissiper la
lourde tristesse de ton cœur? C'est d'âme qu'il faut changer, non de ciels. Tu
as eu beau franchir la vaste mer ; selon l'expression de notre Virgile, "rivages
et cités ont beau reculer sous ton regard, tu seras, où que tu abordes, suivi
de tes vices".
À
quelqu'un qui formulait la même plainte Socrate répliqua : " Pourquoi
es-tu surpris de ne profiter en rien de tes longues courses ? C'est toi que tu
emportes partout. Elle pèse sur toi, cette même cause qui t'a chassé au
loin."
Quel
réconfort attendre de la nouveauté des sites, de la connaissance des villes ou
des endroits ? Cela ne mène à rien de ballotter ainsi. Tu demandes pourquoi tu
ne sens pas dans ta fuite un soulagement ? Tu fuis avec toi. Il te faut déposer
ce qui fait poids sur ton âme : aucun lieu jusque là ne te donnera du plaisir.
Ainsi
s'exprime Sénèque dans cette lettre à Lucilius, peut-être plus connue parce que
nous l'avons traduite en cinquième, que pour son fond. C'est la raison pour
laquelle la suite, pourtant étonnante, ne nous est pas familière. En effet, un
peu plus bas, Sénèque explique à son pupille qu'il ne faut pas s'attacher
particulièrement à aucun endroit. Il faut penser et dire : Non, je ne suis
pas né pour tel coin de la terre; ma patrie, c'est le monde entier.
"Avec
cette conviction, vous ne serez plus étonné de l'inutilité des voyages; [...]
tandis que le but de vos recherches, le bonheur, se trouve partout."
Reste
en ligne, Sénèque, nous revenons vers toi dans un instant.
Mes
premiers voyages ont été des séjours linguistiques. J'en garde un souvenir
extraordinaire. Je vois trois grandes raisons à cette passion qui m'est restée.
Mais avant d'aller plus loin, laissez moi opposer voyage et vacances.
Partir
en vacances, ça peut être bien. Si on est riche ou si on est pauvre. Entre les
deux, c'est nul. Si on est riche, partout où l'on ira, on pourra recréer les
conditions de son confort habituel, celui qui rend la vie si douce chez soi.
L'argent aplanira toutes les difficultés. Si on est pauvre, on vit dans un
endroit de merde, et partir en vacance ne peut qu'apporter un mieux. Les
terrains vagues, les odeurs et les voisins qui vous soufflent dans le cou,
c'est bien plus supportable quand on peut voir la mer entre les poubelles.
En
fait, je me vante un peu, car je n'ai jamais été ni riche ni pauvre. Donc je ne
sais pas. Je présume.
Mais
si on n'est ni riche ni pauvre, on habite ordinairement dans un endroit
agréable, suffisamment agréable pour qu'on puisse le regretter quand on part en
vacances, sans avoir les moyens de palier aux manques innombrables dont on
souffre ("mais où est donc ma machine à expresso ?"). Les
vacances sont la plupart du temps un moment de gêne, d'inconfort. Sauf à avoir
une résidence secondaire qui vaille la principale. Il y en a de moins en moins.
Sagesse de des Esseintes qui n'est pas parti !
Le
voyage, il me semble que c'est autre chose. C'est partir sans penser au retour.
La
première raison qui m'a fait adorer ce séjour en Angleterre, à l'âge de quatorze
ans, c'est la langue. Comme j'aime cette expression, "maitriser une
langue". Ce n'est pas seulement la langue qu'on maitrise, mais le peuple,
le pays. Comme un vol de gerfaut hors du charnier natal... me voici à la conquête de ce territoire
nouveau. Je le pénètre par la langue, j'entre en lui, il répond passivement, je
l'occupe. Je l'envahis au fur et à mesure que mon vocabulaire s'étoffe. La
sophistication des armes dont je dispose augmente avec ma grammaire. Une
expression un peu rare utilisée a bon escient, et c'est une avancée foudroyante,
encore du terrain conquis. Maintenant, l'échange ne se cantonne plus à
l'utilitaire ; la langue me sert encore à demander qu'on me passe le sel, et
refuser la gélatine au dessert, mais plus seulement : je peux poser des
questions et l'on doit me répondre.
Si je sens une résistance, je reviens aussitôt à la
langue maternelle, où je me trouve comme dans un château fort, entouré
d'ennemis, mais inexpugnable. Qu'ils viennent me parler en français s'ils l'osent
!
Mieux encore, maintenant, la langue me permet de
parler aux filles, de les aborder, de les conquérir. Je suis le seul à s'être
avancé aussi loin. Les autres balbutient, tandis que mon champ de bataille
recule à l'horizon...
Tel est le curieux ressenti que j'ai quand je parle
une langue étrangère. Grisant, guerrier, presque brutal... et pourtant sans
effusion de sang.
Le
voyage était aussi un moment où j'étais seul, enfin seul. Libre. Tandis que des
gros bébés de treize ans avaient du vague à l'âme, des crises de larmichettes
en pensant à papa-maman - crises que les accompagnateurs prenaient très au
sérieux - je pensais aux moyens qui m'auraient permis de rester, de prolonger
le séjour.
-
Mais tu n'aimes donc pas tes parents !
-
Si, mais...
Aujourd'hui
encore, le voyage continue de représenter l'affranchissement d'obligations
qu'on a sur le sol national, la liberté. On ne s'échappe pas complètement. Mais
on peut avoir des sursis.
Il
ne s'agit pas seulement des obligations pratiques, factures, administration qui
vous empoisonne par sa térébrante stupidité, corvées auxquelles on ne peut
échapper. Il s'agit de fuir un environnement qu'on connaît par cœur. La tête
moustachue de cet homme vous évoque immédiatement son mode de vie, son habitat,
sa manière de parler, ses centres d'intérêt. L'allure prétentieuse de cette
jeune fille fait défiler devant vous ses rêves, sa médiocre scolarité, son
portable plein de SMS, sur lequel elle a l'œil rivé, sa sortie entre copines au
MacDo. Je sais bien qu'ils ont tous leur individualité... leurs qualités... si
je m'avisais de les connaître mieux... Mais je les devine trop. Je n'ai pas
envie.
Leur
langue est aussi trop présente. Avec leurs tics, leurs accents, leurs cuirs et
leurs barbarismes. J'en ai et j'en fais aussi, sans doute autant. Mais la
connaissance trop grande d'une langue vous représente trop vivement les
antécédents et particularités des personnes qu'on a en face de soi. Il vaut
certainement mieux être sourd que d'entendre ces vieux fachos ou ces jeunes des
quartiers. Alors qu'un marchand de fusil dans l'Oklahoma sentira bon la couleur
locale, et que j'aurais plaisir à entendre discuter des flics black du NYPD.
C'est
tellement moins agressif quand ils parlent une langue qui vous est étrangère.
Pendant un certain temps, elle ne révèle pas grand chose. Tout le monde est à
peu près beau et gentil. On reste à la surface de cette société qu'on aborde.
Moi,
je préfère ne rien comprendre, ou juste le nécessaire.
Peut-être
certains se lassent-ils plus vite que d'autres ? Personne n'a envie de relire
vingt fois de suite le même roman. Il en est de même pour sa culture. On n'est
loin d'en avoir exploré toutes les arcanes, mais ce qu'on en sait vous suffit,
on a envie de passer à autre chose.
Et
puis, puisqu'il faut être honnête, cette France qui élit un Holland après avoir
balancé pour une Royale, qui rêve obscurément à une Marine, cette France majoritaire
m'agace. Ceux qu'elle élève sont-ils les meilleurs d'entre nous ? Cette France
rétrograde, incapable de se désengluer de son passé, immobiliste, éprise d'idéologies
à deux balles, triste, fière de ses défauts et pourtant si peu patriote... Il y
aurait long à dire. Mais ce n'est pas le sujet.
Enfin
j'aime aussi être inconnu, incompris, dans cette confortable position d'étranger.
...deux choses font l'amusement du
voyage : le fait que l'on ne connaît pas les gens, et le fait surtout que les
gens ne vous connaissent pas. (Francis du Croisset dans la féérie cinghalaise)
Rien de plus agréable que de ne pas
être d'emblée catégorisé par sa profession, sa voiture, son expression verbale.
A l'étranger, je ne travaille pas, je me déplace en autocar et je parle avec un
accent. Je suis tellement visible que je deviens invisible.
Troisième
et dernier point, le voyage comme marché.
C'est
lors de mon premier voyage en Angleterre que j'ai découvert le lime, le
citron vert. Sans doute un adjuvant indispensable au gin pour les vieux
colonels rescapés de l'armée des Indes. Il faut se rappeler qu'à l'époque, il
était inconnu en France - il faudra attendre dix ou quinze ans avant de le voir
sur les étals des fruitiers. De même deux autres trésors de la gastronomie
britannique, les shredded wheat et surtout le weetabix, des céréales du petit
déjeuner. Le shredded wheat, assez austère, n'a jamais pris en France, mais on
trouve maintenant du weetabix un peu partout.
Quand
j'avais la trentaine, j'allais aux USA acheter du matériel photo, moitié prix à
l'époque. Je m'y habillais, j'y prenais mes 501 et mes Nikees. J'avais le
plaisir de changer d'air, le snobisme de m'équiper à l'américaine avec du genuine.
Je profitais du marché. La
parité du franc était excellente.
Vingt
ans plus tard, on m'a bien fait sentir que ma propre parité avait fortement
dégringolé avec l'âge, et que je ne valais plus grand chose sur le marché de
l'amour, sauf celui des occasions. J'ai découvert par hasard qu'il y avait
d'autres marchés, sur lesquels je pouvais me vendre comme vintage et trouver
chaussure à mon pied. Ce furent les années Odessa. Sept ans. J'adorais la
ville, et pendant longtemps, j'y ai adoré les femmes. Une fois traversée la
gangue vénale qui enrobe (et dérobe) le voyageur du monde occidental, on
trouvait des femmes différentes, passionnantes, pour lesquelles la différence
d'âge n'avait pas tant d'importance. On n'en trouve plus. Avec deux d'entre
elles, j'ai eu de longues liaisons, et j'ai sérieusement pensé à convoler.
L'une était une jolie fleur fragile, difficilement transplantable, l'autre un
nid de problèmes infinis, et cela ne s'est pas fait.
Molière
qui s'est marié avec une jeune première de vingt ans quand il avait dépassé les
quarante, a souvent mis en scène des rivalités entre des hommes d'âge
différents pour la main d'une jeunesse, rivalités s'achevant en règle générale
par la renonciation du plus âgé. Traitre à sa propre cause ? Non, juste hostile
aux mariages forcés. Mais avec Beaumarchais et d'autres plus anciens, il a
contribué à ancrer dans la tradition le ridicule du barbon amoureux. C'est
cette tradition, sous une forme modernisée, que la perestroïka a laissé passer
de l'Ouest à l'Est.
Plaidant
pour ma chapelle, je trouve mon compte dans ces sociétés où un homme mûr est
considéré comme une valeur plus stable, moins aléatoire qu'un bouillant jeune
homme qui n'a pas fait ses preuves. Cela m'oblige naturellement à y vivre, ce
qui ne m'est pas une grande peine.
Raison
pour laquelle après le monde postsoviétique en voie d'occidentalisation
accélérée, je me suis tourné vers l'Asie du sud-est. Je me déplace en fonction
du marché.
Et
je suis heureux.
Alors
Sénèque...? Si on pense qu'il est opposé aux voyages, c'est qu'on n'a pas lu sa
lettre avec suffisamment d'attention. N'oublions pas qu'il écrit à une personne
bien particulière, qui a du vague à l'âme.
Et
relisons plus attentivement. On voit qu'il introduit une distinction entre le
fait de changer d'endroit, et celui de voyager.
Nunc
non peregrinaris sed erras et ageris ac locum ex loco mutas
"Mais
à présent ce n'est pas de voyage qu'il s'agit pour toi, mais d'errance et de
passage d'un lieu à un autre."
Errance
sans but, peut-être pathologique de ce pauvre Lucilius. Qui s'oppose au vrai
voyage.
Sénèque
? Un chercheur en psychiatrie, grand précurseur, qui bat déjà en brèche des
méthodes encore prônées vingt siècles plus tard - je pense à
Vol au dessus d'un nid de coucou, ce film de pute, et la sortie hors l'asile, avec ses résultats spectaculaires bidon.
Tiens
bon ! C'est toi qui a raison, Sénèque !
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