Non, ce n'est pas un troisième chapitre sur
le sujet.
Je suis à Mae Hong Son, une petite bourgade
non loin de la frontière birmane. Au milieu de la ville, un petit lac bordé par
une allée vaguement piétonne. Les rues qui vont au bord du lac sont toutes
obliques, si bien qu'on ne voit jamais le lac avant d'arriver dessus. On
circule en rond autour de ce lac sans jamais le voir. C'est très étrange :
qu'on parte de l'hôtel par la gauche ou par la droite, on arrive toujours au
même endroit - l'hôpital. Et qu'on parte de l'hôpital à gauche ou à droite, on
arrive toujours à la rue du 7-eleven. Du 7-eleven, quoiqu'on fasse, on arrive à
l'hôtel. Impossible d'en sortir. Un peu comme l'escalier de Penrose, où l'on
monte des marches, on arrive à un palier, on monte encore, et encore, et on
finit par se retrouver au pied de l'escalier dont on est parti.
En fait, on ne peut pas sortir de Mae Hong
Son. Les routes qui vous amènent au centre se fondent dans la ville si
discrètement qu'on ne les retrouve pas quand on veut les reprendre en sens
inverse.
A force de persévérance et après trois
passages devant l'hôpital, nous avons réussi à nous évader. Une bonne chose,
car les abords de la ville sont agréables. Nombreuses rivières qui coulent sur
un lit de cailloux entre les montagnes, routes qui serpentent et donnent du mal
à ma petite moto de location, paysans qui utilisent bien rarement des moteurs
pour les aider à gratter la terre.
Ce matin, je prenais en photo un temple et
les bâtiments avoisinants. J'étais en train de changer mon grand angle contre
une lentille moyenne, assis sur le siège de ma moto quand j'ai été interrompu
par un gros homme qui a garé sa Yam à côté de moi sans que je le voie arriver.
Il parlait américain.
- Savez-vous où vous allez ? me
demande-t-il à brûle-pourpoint.
- Non.
- Alors il faut aller à l'office du
tourisme qui se trouve là-bas (explications...)
Je l'interromps : "Justement, je suis
content de ne pas savoir où je vais". Et je continue mon remontage.
Il me regarde d'un air dubitatif. Silence. Puis
me demande : "Vous profitez de votre séjour ici ?"
- J'habite ici. Ce n'est pas un séjour.
Il me fixe, un peu agacé. Et se lance dans
des explications :
"Parce qu'ici, nous, on vit depuis
plus de vingt ans. On est arrivé pour la guerre en Birmanie. Et maintenant, on
vérifie que les gens qui viennent sont ok".
- Très bien, répons-je.
- Vous êtes d'où ?
- C'est vraiment important ?
- Vous êtes français.
Je ne sais pas s'il l'a déduit par mon
accent, où par mon humeur de dogue. Les deux, j'ai bien peur.
- It's none of your business, I'am afraid,
lui dis-je doucement pour en remettre une couche.
Là, il a l'air carrément pas content. Je
vois qu'il se demande ce qu'il va faire. Le côté angélique reprend le dessus :
- Ici les gens sont très aimables... On
aide les gens...
- Thank you... for something I did not ask
for.
Alors il se barre, je prends ma photo, et
je poursuis ma route.
Oui, je sais, ce n'est pas bien. Mais si
maintenant on doit se coltiner non seulement ces cons de touristes, mais les
expats tarés de la dernière guerre, ça va un temps.
Nous sommes allés à un petit village situé
à 25 kilomètres de la ville. Comme ça, au pif. Au bord de la route, un panneau
amusant : "Ne pas klaxonner, éléphants sur zone". Ils ont peur qu'on
les emmène au loin comme le joueur de flûte de Hamelin. Dommage, je me serais
bien vu, sur ma petite bécane, suivi par une horde d'éléphants.
Plus loin, des intersections très étranges
qui se succèdent. Cinq, six, peut-être plus. La route de la forêt traverse des
ruisseaux à gué. L'eau est arrêtée par une retenue et tombe en cascade. En
dessous, le lit du ruisseau a été pavé de grandes plaques de béton bien plates.
La route voiturière descend, passe sur les plaques puis remonte. Dix mètres à
rouler dans l'eau, ce n'est pas la mer à boire... mais le fond n'est pas
visible, y a-t-il des trous, des herbes qui rendent la surface gluante et glissante
? Il ne faudrait pas être obligé de mettre pied... à terre. C'est très troublant,
cette impression de deux routes qui se croisent dont l'une est liquide. Est-ce
qu'on risque d'écraser un poisson en brûlant la priorité ?
Nous arrivons au village. C'est un des
nombreux trous du cul du monde. En l'occurrence un trou du cul-de-sac. Pas de
route au delà. Juste des champs. Et puis la forêt et la montagne.
Le village est fait de quoi ? De cabanes? On
pense cabanes à lapins, et ça fait colonialiste. De huttes ? Pareil. Ça
fait vraiment sauvageons. De bungalows ? Mais ce ne sont pas des logements de vacances...
De maisons en bois ? Oui, sans doute, c'est neutre, et c'est forcément exact. Mais
où se trouve la limite entre une hutte, une cabane, une maison en bois. Bizarrement,
je pense à Nouf-Nouf, qui avait construit sa maison en bois, et que le loup a soufflé
: Nouf-Nouf, un natif du coin ?
Mais il y a des 4x4 garés, ou qui circulent
entre ces maisons. Chacun de ces 4x4 vaut au bas mot quinze mille euros. Un bel
Isuzu se faire laver à un croisement, dans le ruisseau - ils sont trois ou
quatre dessus. J'ai vu des zébus décrottés de la même façon sur l'île de Nosy
Bè[1].
Au milieu du village, il y a deux magasins en
vis à vis, avec des étals déployés juste au bord de la route. Un homme nous
apostrophe et nous demande de nous garer d'un ton impératif. Nous obéissons. Les
magasins sont bourrés de produits locaux, sirops, fruits séchés et sacs tissés
: très jolis, autrement moins chers que chez Fauchon et Hermès.
Mais la vue de ces souvenirs me
remet en rogne. Quand j'ai compris que le type voulait simplement nous arrêter
pour que nous entrions dans les magasins, j'ai remis les gaz. Aussitôt bloqué
par un gros Toyota. L'autre nous rattrape et nous propose d'aller voir des
femmes girafes (celles à qui on met des colliers autour du cou jusqu'à ce que
les vertèbres se luxent et que la tête soit soutenue seulement par cette
colonne de cuivre. Le prix qu'il demande est invraisemblable au regard du niveau
de vie du village. Très difficile de comprendre les rouages économiques locaux.
Je recule et je me gare pour laisser passer le Toyota (alors que c'est lui qui
déborde du mauvais côté). Il passe, hiératique, et le conducteur, apparemment un
local, n'a même pas un regard. Le mari d'une femme girafe qui en a assez d'être
pris de haut...
En revenant, je m'arrête devant un étang
que j'avais repéré à l'aller. Personne. Aucun équipement - les berges sont même
assez inhospitalières. De chaque côté, des arbres immenses dont l'ombre se
reflète sur l'eau. Entre les deux, très haut, un peu du bleu du ciel. Il n'y a
pas un souffle de vent. Parfois le remous que fait un poisson en gobant une
libellule. Plus loin, des végétations sortent de l'eau, inquiétantes. Au fond,
les limites de l'étang ne sont pas claires, peut-être se continue-t-il vers le
bout du monde - le bord du disque terrestre, avec l'eau qui tombe dans le vide...
Y a-t-il une dame du lac ? L'eau est verte,
sombre, absolument opaque. Silencieuse. Avec un très léger parfum de pourriture
végétale. Je ne résiste pas, je me jette à l'eau. Moment de bonheur. Quand je
sors, je vois quelques sacs en plastique et bouteilles vides. Vraiment très
peu, le minimum. Mais après ce trou de verdure, c'est : "Il a deux
trous rouges au côté droit"...
Il faut se dépêcher. Ce soir, nous
repartons pour Bangkok car nous devons aller chez le sous-traitant du consulat
pour récupérer le dossier et savoir si Fon a son visa. Entretemps, je dois rendre
la moto. Le jeune loueur, un peu coincé lors de la location, est aujourd'hui euphorique,
ultra amical... et très ralenti : je pense qu'il est complètement stone. Première
fois que je vois ça en Thaïlande.
Pour éviter les changements et les attentes
- taxi, autocar, taxi, avion - j'ai décidé de tout faire d'une seule traite avec
le car de nuit, version luxe. Le siège bascule et en principe, on devrait
pouvoir voler quelques heures de sommeil.
Mais à trois heures du matin, musique douce
réglée assez fort, allumage des rampes lumineuses, passage du petit steward en
costume qui nous exhorte à sortir. On se déverse dans le snack de la compagnie,
un self où l'on mange autant qu'on veut, il suffit de se servir dans les
gamelles. Vu le niveau gastronomique, il n'y a pas grand risque de vider les
cuisines. Dommage, un quart d'heure avant, j'étais en train de rêver que je
mangeais un rôti de porc aux pruneaux et aux pommes de terre - et je ne
retrouverai pas mon rêve en me recouchant.
Même chose à cinq heures trente, sons,
lumière, mais pas d'arrêt. On nous distribue un petit pack de café en boîte
froid, et on nous passe des clips thaï, plein volume pour qu'on se réveille
pour de bon. Je regarde, bien forcé. Les musiques sont toutes en la mineur ou
en ré mineur - c'est le ton de la complainte dans le monde occidental, le ton des
musiques tristes, nostalgiques et languissantes. Quand ont-ils adopté ce mode,
je me demande bien. Dix ans, vingt ans, plus ? En tout cas, c'est un sirop
écœurant.
Les clips mettent en scène des jeunes
couples qui sur-jouent. C'est sympa, les mecs ne roulent pas en 4x4 mais circulent
comme tout le monde, en 125. Ce qui est moins sympa, c'est la manière dont ils
traitent les filles, ils les bousculent, il peut y avoir un coup, et il y en a
même une qu'on retrouve à l'hôpital. Elle a un peu de rouge au coin de la
bouche. On l'a vue tomber face contre une bibliothèque, poussée par son copain.
Je suppose qu'il y a eu une petite perte de connaissance qui justifie
l'hospitalisation et la surveillance, car l'égratignure à la lèvre semble très
superficielle. Mais cette conne quitte l'hôpital au milieu de la nuit... Les
mecs sont brutaux, les filles assez garces dans l'ensemble. C'est un curieux
message que ces clips véhiculent.

Une voix féminine agréable égrène le nom des
stations. J'aime bien "Ratatouille". Et plus loin, la succession
"Plenty"..."Nana". Nana est dit avec une sorte de consternation.
Ce qui m'amuse, c'est que Nana est une station au pied de laquelle on trouve justement
plenty of nanas, c'est l'un des trois centres de gogo bars de Bangkok. Un
hasard, rien à voir avec le nom de la station.
Fon a faim sans arrêt. Dix heures du matin,
c'est le troisième repas depuis notre break de la nuit. Je me demande si elle
n'est pas enceinte. Elle s'achète un test.
Demain matin, nous saurons si elle est
enceinte et si elle a son visa. Grosse journée.
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